Nietzsche : "Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite"

Friedrich Wilhelm Nietzsche aux alentours de 1890 ©Getty - Hulton Archive
Friedrich Wilhelm Nietzsche aux alentours de 1890 ©Getty - Hulton Archive
Friedrich Wilhelm Nietzsche aux alentours de 1890 ©Getty - Hulton Archive
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La crise est-elle constitutive de notre existence ? Faut-il la vivre pour la penser ? C'est ce qu'affirme Nietzsche, qui fait de celle-ci le signe distinctif de la philosophie en train de se faire. Adèle Van Reeth nous fait le récit de son ultime coup de démence, en 1889... point de bascule définitif ?

Turin, janvier 1889. Franz Overbeck quitte Bâle en catastrophe. Il vient de recevoir plusieurs lettres énigmatiques de son grand ami, le philosophe Friedrich Nietzsche. Il rend visite à leurs amis communs, qui confirment avoir reçu le même type de billets alarmants. Dans certains, Nietzsche prétend être déjà mort, dans d’autres, il signe "Dionysos", quand il ne se prend pas pour "Le Crucifié".

À peine arrivé à Turin, Overbeck déboule dans la petite chambre meublée du philosophe et le découvre en train de jouer du piano avec les coudes en rugissant. Il interroge le logeur, qui lui raconte comment, quelques jours plus tôt, Nietzsche s’était précipité au cou d’un cheval pour le protéger des coups que lui assénait un charretier. Le philosophe s’était ensuite effondré sur le pavé, et quand il reprit connaissance, ce fut dans l’état de délire intense qui l’animait encore. Overbeck réussit à convaincre la police de ne pas l’enfermer, et le rapatrie en Suisse. Nietzsche décède onze ans plus tard, le 25 août 1900, à Weimar.

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La philosophie, une histoire de crises ?

Cette crise de démence est restée célèbre. Les médecins parlent de dépersonnalisation, phénomène que le philosophe allemand (qui détestait les Allemands !) aurait déjà expérimenté plus jeune. Mais son expérience de la crise ne se réduit pas à cet ultime coup de folie. Au contraire : les crises, Nietzsche souhaitait les provoquer, chez ses lecteurs qu’il jugeait trop peu nombreux. Sans doute n’étaient-ils pas en état d’accueillir les "coups de marteaux" indissociables du travail philosophique digne de ce nom.

Faire de la crise le signe distinctif de la philosophie en train de se faire, voilà la marque de fabrique de ses livres et, sans doute, la raison de leur incompréhension. Au sujet d’Humain, trop humain, dont le premier volume paraît alors qu’il est âgé de 34 ans, Nietzsche dit que c’est "le monument commémoratif d’une crise". À ce moment, la crise désigne pour le penseur le moment où l’homme n’est plus idéalisé mais perçu pour ce qu’il est : "Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines !". Pour "Hélas" ? Non pas que les "choses humaines" ne soient pas grand-chose, au contraire. Mais le problème, c’est que nous ne savons pas les voir pour ce qu’elles sont.

Comment débarrasser la perception des filtres mortifères que sont la morale et la religion ? Voilà la tâche que se donne le philosophe : provoquer une crise telle qu’elle libère l’esprit des carcans qu’il s’est construit pour s’adoucir l’existence, et se faisant, reprendre possession de lui-même. "Je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature" écrira-t-il, quelques mois seulement avant… de céder à la folie.

Alors jusqu’où faut-il prendre au sérieux un homme devenu fou ? Nietzsche aurait-il recherché la crise au point d’y basculer définitivement ?

Peut-on penser la crise sans la vivre ?

Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas en embrassant les naseaux d’un cheval que Nietzsche a sombré dans la folie. En quoi le fait de protéger un cheval des coups qu’on lui assène relève-t-il de la démence ?

Ensuite, prenons garde au lexique : rien n’est plus vague que le terme de "folie", auquel on fait dire ce qu’on veut, et qui occulte bien souvent le douloureux vécu du malade, réalité que Nietzsche connaissait si bien, même si la nature du mal dont il souffrait est encore aujourd’hui l’objet de discussions. 

Mais ce qui est vrai, c’est qu’en voulant ausculter l’humain (le "marteau" en question pourrait être le maillet du médecin qui tapote le ventre de son patient à la recherche de symptômes), le penseur prend le risque de briser la couche de protection nécessaire pour rester en vie sans trop souffrir.

Or la souffrance, dit Nietzsche, fait partie de la vie humaine. Vouloir l’apaiser est une question de survie ; penser que l’on en vient à bout quand on la dilue dans l’illusion (morale ou religieuse), voilà le danger. Nietzsche ne dit pas qu’il faut souffrir, il dénonce le procédé qui consiste à nier cette douleur, ou, pire encore, à lui donner des justifications métaphysiques qui plongent l’être humain dans une torpeur mortifère qui lui fait tourner le dos à la vie.

Si Nietzsche se sent "incompris", c’est parce qu’il sait que peu de gens sont prêts à entendre que la crise est constitutive de notre existence, et surtout, qu’on ne peut vraiment penser la crise sans la vivre. Or Nietzsche pense comme il respire.

Dynamiter nos croyances

À tel point que le philosophe lui-même sait qu’il ne restera dans la postérité que sous forme de crise inédite - et pour cette raison, sans doute inaudible encore aujourd’hui - qui fait voler en éclat tout ce que nous tenons pour vrai. Ainsi peut-on lire dans Ecce Homo, texte sublime publié de manière posthume, ces lignes troublantes :

Un jour s’attachera à mon nom le souvenir de quelque chose de formidable, - le souvenir d’une crise comme il n’y en eut jamais sur terre, le souvenir de la plus profonde collision des consciences, le souvenir d’un jugement prononcé contre tout ce qui jusqu’à présent a été cru, exigé, sanctifié.

Avant d’ajouter ce qui est sans doute à la fois le mal dont il souffre et le remède qu’il nous délivre :

Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite.

Sons diffusés :

  • Musique de Joe Hisaishi, Douleur
  • Musique de Nietzsche, Heldenklage
  • Musique de Wagner, BO du film Melancholia de Lars von Trier
  • Musique de Ólafur Arnalds et Nils Frahm, 26
  • Extrait du documentaire La folie de Nietzsche, de Hedwig Schmutte

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