Dans les campagnes françaises, plus personne ne parle. On se limite à se traîner, muet, jusqu’à nos voitures, ou autour de l’Intermarché, où le personnel, non content de porter des gants en latex et des masques, se tient derrière des vitres qui rappellent celles des guichets de banque. Si, par hasard, on croise un voisin, on le salue à distance depuis les rayons. Enfin, s’il ne s’enfuit pas le premier, bien sûr. Et encore faut-il qu’il vous ait reconnu, lui-même dissimulé sous son masque fait maison.

À cause de la peste*, la paranoïa est palpable. Ici, chaque jour qui passe, la vie devient un peu moins normale. Hier – ou était-ce la veille ? J’ai perdu toute notion du temps –, M. Jacques, le patron du tabac du coin, a mis en place un système de file à sens unique, improvisé avec les tables auxquelles plus personne n’a le droit de s’asseoir. Il tousse, et il a mauvaise mine, mais je pense que c’est plus dû aux Camel qu’au Covid-19.

J’ai perdu toute notion du temps

Je ne fume pas, ou du moins, je ne fumais pas, mais il m’arrive maintenant de tirer sur un cigare, désespéré par l’ennui* de vivre en résidence surveillée depuis que Macron s’est adressé à la nation pour clamer : “Nous sommes en guerre* !” Invoquant les mânes de Napoléon (dont il semblait avoir copié jusqu’à la coupe de cheveux), il a annoncé que le pays serait entièrement verrouillé dans quatre heures, tandis que résonnait La Marseillaise. C’était quand, ça, le 17 mars ? Je vous l’ai dit, j’ai perdu toute notion du temps.

En tout cas, jusqu’à la déclaration de Napoléon Macron, nous, dans la France profonde, nous avions fait preuve d’une nonchalance béate à propos du coronavirus. Son intervention tonitruante à la télévision a déclenché la panique et une ruée sur notre Inter local. Les Français ont pillé tout le beurre demi-sel. Le bout d’étagère réservé à “Nos amis les Anglais*” a été dépouillé de ses haricots Heinz en sauce.

Il n’y a pas grand-chose à faire

Les courses, pour des produits de première nécessité comme la nourriture, le journal, le tabac sont un des rares motifs justifiant que l’on sorte de chez soi – pendant une heure, pas plus –, conformément aux mesures de confinement de Macron, et encore, il faut avoir sur soi une “Attestation*”, signée et datée. Toute infraction est passible d’amendes de plus en plus lourdes. Jusqu’à la taule. Mais, quelle différence* ? On est tous en prison de toute façon.

Le bistro du coin, Le Neuf, est fermé. Comme le nouveau bar, la Poste, le Crédit mutuel – tout. Même les salons de coiffure. Les Françaises y passent beaucoup de temps. Symptôme de la détérioration de notre qualité de vie, les gens se teignent de plus en plus les cheveux tout seuls. On commence à remarquer les petits détails. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire.

Macron est-il en train de tuer notre façon d’être ?

La veille du jour où le président Macron s’est déguisé en Petit Caporal*, il y avait eu une réunion au Foyer rural* de notre village, association nationale destinée à promouvoir la vie sociale et culturelle dans la cambrousse française. Mon épouse et moi en faisons partie. L’idée de nous saluer du coude nous a fait rire, puis nous avons dégusté nos gâteaux et notre vin habituels, et nous avons convenu de tout un calendrier d’événements pour le village : Le Printemps des poètes* (où nous lisons nos propres poèmes, sur le thème du “courage” cette année), la chasse aux œufs de Pâques pour les enfants*, le voyage en char à bancs jusqu’au zoo, le déjeuner communal. Ma femme devait s’entretenir avec le père Bernard au sujet de la bénédiction du bétail. Tout a été annulé. Tout.

Et on s’inquiète : quand le confinement sera levé, aura-t-on l’énergie de redémarrer ? En verrouillant la France, Macron est-il en train de tuer notre façon d’être ? Continuerons-nous à nous serrer la main, à nous faire la bise sur les deux joues ? Et à dire “bonjour*”, toujours poliment, aux inconnus, que ce soit dans la salle d’attente du médecin, à la boulangerie, à la pharmacie. N’importe où.

Tout est à l’arrêt

En revanche, je suis sûr d’une chose : la guerre sera longue. Nous en sommes déjà au #ConfinementJour32* (je suis presque sûr que ça fait trente-deux jours). Lundi [13 avril], Macron s’est de nouveau adressé à la nation. Les yeux brillants, il nous a annoncé que le confinement commencerait à être levé à partir du 11 mai. Bonne nouvelle* ! Puis il a brandi la baguette* : seulement si nous ne sortons pas de chez nous dans l’intervalle. Quoi qu’il en soit, chapeau* Manu, il connaît bien sa base : les salons de coiffure compteront parmi les premières entreprises à être exemptées de restriction.

Impossible de s’échapper. Presque tous les transports publics sont à l’arrêt. Si vous avez l’audace de vous aventurer en voiture – de quoi bien culpabiliser –, les gendarmes, avec leurs armes et leurs casquettes dignes des Sentinelles de l’air, patrouillent sur les ronds-points, les places du marché, les péages d’autoroute pour attraper quiconque ne respecte pas le Code Macron*. Jusqu’à maintenant, les flics* ont procédé à plus de 4 millions de contrôles. Le week-end dernier, notre département, la Charente, a déployé 630 gendarmes supplémentaires pour nous obliger à nous montrer obéissants. Alors, on s’imagine qu’on va se faufiler en naviguant sur la Charente ? Peine perdue. Elle est surveillée désormais. Et le ciel aussi.

Le village calfeutré

Mais ce qui tue les campagnes françaises, c’est l’absence de conversation, ces moments où, quand on rencontre ses voisins, on leur demande automatiquement, mais sincèrement : “Ça va* ?” Avec nos amis du village, c’est : “Bisou ! Bisou* !” Si c’est Jean-René, on aurait alors droit ensuite à une analyse de la dernière prestation du Stade rochelais (dans le Sud-Ouest, le rugby est une véritable religion), si c’est Martine, la conversation prendra un tour plus épicurien. Il y a des jours que je ne les ai pas vus. Le petit village de La Roche se tait, calfeutré.

À La Roche, il y a une rebelle, la vieille Madame* Oradou, qui, toute voûtée, claudique avec sa canne dans les rues du village. La semaine dernière, elle est passée nous voir pour nous demander si nos chevaux seraient heureux de venir manger les hautes herbes dans son potager (une gentillesse typique du village). Elle a vitupéré à l’encontre du président. “Macron, a-t-elle craché. Qu’est-ce qu’il sait de la guerre ! Il était trop jeune, hein ? Moi, je l’ai vécue.” Elle a agité sa canne en direction de Paris. “C’est juste la grippe !”

Pour tout vous dire, je suis d’accord avec elle. Mais jamais je n’irais proférer en public cette opinion dissidente, même si je pouvais trouver quelqu’un à qui l’asséner. Les gendarmes, la police nationale*, la police municipale*, les CRS (la France a tout un éventail de forces de police) ne sont pas les seuls à veiller à faire respecter les réglementations liées au Covid-19, les citoyens doués de “sens civique” s’en chargent eux aussi avec rigueur. Il y a peu, à Intermarché, une des caissières a interpellé un client : “Respectez la distance de sécurité, monsieur* !” L’homme avait mordu d’un centimètre sur la ligne noire tracée au sol qui nous sépare d’un mètre les uns des autres.

L’âme érodée

Ce confinement de mes propres idées me met mal à l’aise. Cela fait-il de moi un complice du programme draconien de Macron ? Un collaborateur ? (Un dilemme bien français, non* ?) Le confinement érode-t-il l’âme autant que la société ?

Théoriquement, dans mon travail, l’assignation à résidence devrait m’être totalement indifférente. Je travaille chez moi. Je suis agriculteur*, à cheval sur le Royaume-Uni et la France. Je suis à La Roche pour cultiver de la lavande et du thym, ce qui pousse le mieux sur les escarpements calcaires de la Charente.

Sauf que la pépinière ne peut pas livrer la lavande. Ni le thym.

“L’enfer, c’est les autres”

Il y a longtemps, dans une autre vie, j’ai écrit un livre sur les prisonniers britanniques pendant la Grande Guerre. Victime d’une sorte d’ironie du sort cosmique, voilà que je me retrouve à lutter contre l’ennui en usant des mêmes moyens que les Tommies dans les camps de 14-18 : je fume, le jardinage devient une obsession, je n’arrête pas de lire, de préférence des choses sinistres – un goût partagé par beaucoup en France, semble-t-il. En ces temps étranges, La Peste de Camus est en tête de la liste de recommandations de lecture publiée par Le Journal du dimanche.

Dans mes moments les plus sombres, je me demande si le Covid-19 n’est pas une façon, pour les citoyens français, de mettre en scène la pièce existentialiste de Jean-Paul Sartre, Huis clos. Vous savez, celle où il y a cette célèbre tirade : “L’enfer, c’est les autres.”

La fin des bavardages

Ce matin – à moins que ç’ait été cet après-midi ? J’ai perdu toute notion du temps –, notre border terrier a joué les métamorphes et s’est faufilé par un trou dans le portail de la cour pour aller aboyer sur quelqu’un sur le chemin. Je me suis précipité et ai vu nos amis Claudette et Donni qui partaient se promener dans les bois – l’exercice, comme dans tous les régimes carcéraux, étant une activité quotidienne autorisée. Pendant une heure. Mais pas à plus d’un kilomètre de chez vous*.

“Désolé* !” ai-je dit en présentant mes excuses pour le roquet. “Pas grave*, John”, ont-ils répondu en souriant. Mais ils ne se sont pas attardés pour bavarder.

Moi non plus.

* En français dans le texte.