Coulisses de Bruxelles

9 mai 1950 : un blitzkrieg pour lancer la construction européenne

Retour sur ce jour où, il y a soixante-dix ans, Robert Schuman présenta devant la presse au Quai d'Orsay son projet de réconciliation entre la France et l’Allemagne dans le cadre d’une Europe unie.
par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles (UE)
publié le 4 mai 2020 à 6h59

Les journalistes se pressent au Quai d’Orsay, en ce 9 mai 1950, pour assister à une conférence de presse de Robert Schuman. La routine, pensent-ils, puisqu’on est à la veille de la conférence de Londres au cours de laquelle les Alliés occidentaux doivent à nouveau discuter de l’avenir d’une Allemagne vaincue qui a recouvré sa personnalité juridique et une souveraineté limitée l’année précédente. Et là, ils tombent de leur chaise lorsque le ministre des Affaires étrangères, dans une déclaration lue d’une voix monocorde, annonce l’inimaginable, la réconciliation entre la France et l’Allemagne dans le cadre d’une Europe unie afin d’écarter à tout jamais le risque d’une troisième guerre mondiale.

«Cinq ans presque jour pour jour après la capitulation sans condition de l'Allemagne, la France accomplit le premier acte décisif de la construction européenne et y associe l'Allemagne» ; «l'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre», rappelle-t-il. Elle se fera très concrètement dans un premier temps autour du charbon (le «pain» de l'industrie) et de l'acier, deux ressources indispensables pour fabriquer des armes dont la gestion sera confiée à une autorité supranationale. Le ministre démocrate-chrétien (RMP) livre ensuite la méthode de la construction communautaire qu'il envisage, celle du pas à pas : «L'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes, créant d'abord une solidarité de fait.»

Secret

C’est seulement le matin même, lors du Conseil des ministres, que le gouvernement présidé par le très atlantiste Georges Bidault (il fut un partisan acharné d’un démembrement de l’Allemagne) a été mis au courant des détails du projet concocté dans le plus grand secret par Robert Schuman et le commissaire au Plan, Jean Monnet. La discussion est agitée, Bidault et plusieurs ministres manifestement leurs réticences à tout abandon de la souveraineté française. Mais grâce aux plaidoyers du ministre de la Justice, René Mayer, et de son collègue de la Défense, René Pleven, deux fervents européens, le Conseil des ministres donne finalement son accord.

Muni de ce blanc-seing, Schuman se précipite au Quai pour rendre public son projet, sans passer par la voie diplomatique. Il a cependant pris garde d’avertir le matin même le nouveau chancelier allemand, Konrad Adenauer, sans qui rien ne sera possible. L’homme, qui veut que son pays retrouve le plus vite possible sa place dans le concert des nations, accepte immédiatement le projet.

Schuman, fin politique, sait qu’il va coaliser contre lui les souverainistes, les gaullistes du RPF, les communistes, les atlantistes, les industriels, les maîtres des forges, etc. Il faut donc passer par-dessus leurs têtes et s’adresser directement aux opinions publiques. Pour éviter toute fuite qui aurait permis aux oppositions de s’organiser, il a imposé le secret sur son plan, n’impliquant ni les diplomates du Quai, qui lui en gardèrent une dent, ni aucun des ministères techniques.

Intuition

C’est en avril 1950 que Jean Monnet a présenté un projet de communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) à un Schuman, alors à la recherche d’une solution durable à la question allemande. On peut la résumer ainsi : comment mettre l’Allemagne hors d’état de nuire, alors que les Etats-Unis poussent à son réarmement pour faire face à l’URSS, d’une façon acceptable par elle ? L’Europe est la réponse évidente que lui fournit Monnet : une organisation où Bonn serait traité à égalité avec Paris et où les sacrifices de souveraineté seraient partagés. L’intuition était la même de l’autre côté du Rhin : Adenauer propose ainsi en mars 1950 la création d’une union franco-allemande…

Le projet Monnet n’est au départ qu’un plan d’experts qui aurait pu terminer dans un tiroir, mais il tombe au bon moment. Mais il est tellement explosif, cinq ans après la fin d’un conflit qui a vu l’humiliation de la France par l’Allemagne, qu’il ne pourra s’imposer que contre les partis et les forces économiques, d’où le «blitzkrieg» mené par Schuman. Tout va ensuite très vite : dès juin les négociations débutent entre six pays européens (Allemagne, France, Italie, Benelux) et le traité créant la CECA est signé le 18 avril 1951, traité ratifié en France le 13 décembre 1951 malgré l’opposition des communistes et des gaullistes. Depuis soixante-dix ans, rien n’a arrêté le train européen.

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