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"L'hyperinflation, risque apocalyptique pour l'économie" : Alexandre Delaigue, professeur d'économie à Lille 1
"Quand un type comme moi commence à trouver qu’avoir deux poules dans son jardin pourrait être une chouette idée pour avoir des œufs, c’est qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond."

"L'hyperinflation, risque apocalyptique pour l'économie" : Alexandre Delaigue, professeur d'économie à Lille 1

Coronavirus

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Alexandre Delaigue, professeur d'économie à l'Université de Lille explique craindre un scénario noir provoqué par la crise du coronavirus : celui "apocalyptique", de l'hyperinflation, qui entraînerait une hausse extrêmement rapide des prix et tendrait à éroder la valeur réelle de la monnaie des pays occidentaux.

Marianne : Selon l’Insee le PIB a reculé de 5,8% au premier trimestre trimestre 2020. C’est la plus forte contraction depuis 1949. L’institut place donc le curseur dans le haut des prévisions évoquées par les économistes.

Alexandre Delaigue : L’Insee a cherché, comme à son habitude, à faire du bon travail. Ce niveau de recul me semble être une bonne mesure de l’énormité du choc pour l'économie que constitue la mise à l’arrêt quasi complète de sa production. Le recul de la consommation, celui des échanges commerciaux internationaux, qui enregistrent eux aussi une chute importante. Cette dernière aurait était beaucoup plus importante si les filets de sécurité n’avaient pas été lancés tant par le gouvernement, avec le chômage partiel indemnisé, s'il n'y avait pas eu le soutien de la BCE aux finances publiques des Etats les plus touchés. Où en serait l’Italie aujourd’hui si la Banque centrale n’était pas intervenue ? Rome aurait sauté comme un bouchon de champagne.

Une récession comme en 2008-2009, avec la crise des subprimes, et on repart ?

Je ne sais pas, je ne suis pas devin. Je pense en revanche qu’il y a un risque avec une probabilité non nulle pour que l’économie monde déraille vers l’hyperinflation.

Nous, les économistes, somme habitués à penser les crises économiques en termes de "choc d'offre" et de "choc de demande". La hausse du prix des matières premières par exemple, comme celle du pétrole dans les années 70, constitue un choc d’offre. Il force à une réorganisation de l'économie, et la transition cause chômage et hausse des prix. Dans le “choc de demande”, c’est un effondrement brutal d'une composante de la demande qui cause une récession. A l’Université, on enseigne donc que le remède dans le premier cas est un cocktail de politiques de libéralisation économique pour hâter la réorganisation optimale de l'économie. Tandis que le second cas nécessite un mélange de soutien budgétaire et monétaire à la demande.

Lorsque l'épisode épidémique sera terminé, les économistes reviendront à leurs débats habituels : la dette publique est-elle soutenable ? Faut-il des politiques d'austérité ou au contraire soutenir la demande ? Comment restaurer la situation des entreprises ? Faut-il des mesures exceptionnelles de soutien à l'offre ? On peut refaire les débats d’il y a 10 ans sur la mutualisation de la dette, en ajouter un nouveau avec la monnaie hélicoptère. On peut refaire tout ça. Mais si l’épisode épidémique dure longtemps, il y a le risque du scénario apocalyptique qu’est l’hyperinflation.

Que voulez vous dire?

Quand un type comme moi, par exemple, commence à trouver qu’avoir deux poules dans son jardin pourrait être une chouette idée pour avoir des œufs, c’est qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond. On commence à voir que les chaines logistiques sont déstabilisées. Pour l’heure, ce sont des signaux faibles, comme des pénuries sur la farine, ou les œufs. La fin de la restauration collective, restaurants ou cantines, a modifié la consommation de millions de gens. Le surplus de demande pour des produits conditionnés pour une famille se heurte à une économie qui s’était organisée pour des conditionnements par 50 kilos de farine ou centaines d'œufs. Mais ces signaux faibles donnent un avant goût de ce qu’est une économie qui est à l'arrêt. Si on rentre en septembre avec 95% des gens qui sont au travail, on reviendra dans un monde connu. Ça fera mal, mais on saura faire. Dans le cas contraire, les deux poules dans mon jardin ne seront pas suffisantes, face à ce risque d’hyperinflation, un risque apocalyptique.

Mais quel est le processus d’entrée dans l’hyperinflation que vous évoquiez ?

Dans une économie de guerre, on est au plein emploi pour fabriquer tout un tas de trucs inutiles. La guerre contre le virus, elle passe par pas de boulots, pas de production. J’évoquais les pénuries sur la farine, mais poussons le raisonnement plus loin, dans l'hypothèse ou le confinement ne peut pas cesser. Faute de travailleurs et de consommateurs, les entreprises se retrouvent en faillite les unes après les autres. Quant aux agriculteurs, ils ne parviennent pas à écouler une production déjà amputée par les difficultés à trouver du personnel pour les récolter. Une part de plus en plus importante de leur production est perdue quand des pénuries rongent les métropoles. Dans les villes, les gens passent de plus en plus de temps à essayer de trouver un magasin approvisionné en produits alimentaires. Autant de temps qu’ils ne consacrent plus à produire eux mêmes. Dans ces conditions, un marché noir va émerger.

Ce canal de distribution de produits alimentaires qui contourne le confinement facture chèrement ce risque aux habitants des villes. Dans les magasins, les prix s'élèvent. Le gouvernement s'insurge contre les "profiteurs", multiplie les contrôles et impose un gel des prix des produits de première nécessité. On a vu cela en Allemagne durant la crise de 29, et plus récemment au Venezuela. En réponse à ce tourbillon et face à la hausse du nombre de chômeurs, le gouvernement vénézuélien n’est pas resté les bras croisés. Pour compenser la hausse des prix des produits de première nécessité, et limiter le risque d'émeutes de la faim, il a multiplié et amplifié les aides publiques, lesquelles ont été monétisées par la Banque centrale. Résultat : un pays assis sur la rente pétrolière s’est retrouvé avec des queues devant des magasins vides affichant des prix délirants.

Mais ça, c’est en Amérique du Sud…

Je suis frappé par la fragilité des Occidentaux. Avec la crise du Covid, il y a une sorte d’effet Sputnik : quand les Russes envoient le premier satellite, les Américains constatent qu’ils sont dépassés technologiquement. C’est cette prise de conscience qui leur permet de faire 10 ans plus tard le premier pas sur la Lune et de retrouver leur leadership. Mais aujourd’hui, qui regarde du côté des Etats-Unis pour trouver des solutions à l’épidémie ? Qui s’inspire de la France, du Royaume-Uni, et plus généralement des anciennes puissances ? Personne. Les modèles sont chinois ou vietnamien.

Regardez ce qui s’est passé dans les abattoirs aux Etats-Unis. Les employés , mal protégés sont tombés comme des mouches, il a fallu que le Président impose par décret le maintien en activité de 11 d’entre eux... On en arrive à ce que deux nécessités s'excluent l’une de l’autre : préserver les gens et ne pas les laisser crever la dalle... Politiquement, c’est explosif.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne