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ReportageÉcologie et quartiers populaires

À Pantin, un réseau inédit de solidarité aide ceux qui ont faim

En Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, de nombreux foyers ne mangent pas à leur faim. À Pantin, la mobilisation populaire d’associations et d’habitants, qui livrent des colis alimentaires, est salvatrice.

  • Pantin (Seine-Saint-Denis), reportage

Dans les quartiers des Courtillières ou des Quatre-Chemins, à Pantin, la pandémie de Covid-19 a décuplé les fragilités. Derrière les fenêtres de ces grandes barres d’immeubles, où vit une population précarisée, les plus pauvres ont faim.

Les associations d’aide alimentaire traditionnelles ont été submergées dès les premiers jours de la crise sanitaire. Dans l’urgence, une poignée d’associations solidaires, culturelles et sportives locales, et des habitants de tout Pantin se sont fédérés pour préparer et livrer des colis alimentaires aux plus démunis.

« Dans nos quartiers, la majorité des familles se retrouvent dans des situations impossibles », raconte Wodiouma Sylla, président de l’association pantinoise Têtes grêlées, qui organise habituellement des maraudes auprès des migrants et des sans-abri. « En temps normal, les gens bricolent comme ils peuvent avec des missions d’intérim, les CDD ou les travaux informels. Mais il suffit d’un tremblement pour que tout s’effondre, que les revenus s’évaporent. Chez nous, le virus n’a pas inventé la précarité, mais il l’a grandement accrue. »

« Chez nous, le virus n’a pas inventé la précarité, mais il l’a grandement accrue. »

Ensemble, les associations forment le collectif autogéré Solid-19 Pantin et assurent trois distributions par semaine. « La première semaine de confinement, nous avons distribué quelques dizaines de colis et, dès la deuxième, les demandes ont explosé, explique Hawa Touré, présidente de l’association Pierre de Lune, qui lutte pour garantir l’accès à la culture aux jeunes issus du quartier des Courtilières. Nous avons reçu des appels dans tous les sens, des assistantes sociales, des médiateurs de la ville, des gardiens d’immeuble, pour nous signaler des foyers en grande difficulté pour se nourrir. Aujourd’hui, nous recensons près de 275 familles dans le besoin. »

Départ en minibus, conduit par Mohamed Id-Saïd, pour aller chercher les dons.

Mohamed Id-Saïd, 37 ans, grimpe dans son minibus. Le coffre est rempli de denrées. Les matins de maraude, grâce aux sous de la cagnotte Solid-19, les bénévoles font des courses en grande surface. Ils récupèrent également des dons alimentaires de particuliers et d’associations solidaires.

À bord du véhicule, l’odeur des oignons et des pommes de terre a remplacé celle de l’herbe fraîchement tondue et des chasubles de sport imbibés de transpiration. « Le minibus appartient à l’Olympique de Pantin, il sert à transporter les enfants du club pour leurs matches de football et leurs tournois », explique Mohamed, président du club aux 650 licenciés, illustre vainqueur de la toute première édition de la Coupe de France, en 1918.

« Face aux galères provoquées par ce virus, c’était indispensable de mutualiser nos compétences et nos moyens humains, logistiques et financiers pour être plus efficaces, pour aider le plus de gens possible, estime-t-il. Tout ça s’est fait un peu en freestyle, mais avec le souci de soulager la population immédiatement. On n’est pas des professionnels, on est tous dans la difficulté, mais on se remonte les manches. Depuis tout jeunes, on a compris qu’on ne pouvait compter que sur nous-mêmes. »

Originaire des Quatre-Chemins, Malek Dehoune, 38 ans, fait des allers-retours entre le minibus et le local, les bras chargés de denrées. Il a dégoté un job d’intendance et de surveillance dans les hôtels parisiens fermés par la pandémie, mais « ça ne [lui] prend pas trop de temps, alors [il] donne un coup de main ».

« Je n’imaginais pas, dit-il, que les personnes que je croisais tous les jours au quartier puissent vivre pareille détresse… On est allés dans des logements où huit personnes dorment dans une même chambre, où les enfants pouvaient à peine faire leurs devoirs. » Au-delà de la crise sanitaire, il craint beaucoup les mois à venir et la crise économique « qui va frapper de plein fouet les quartiers populaires » : « Ici, les problèmes ne vont pas s’arrêter avec le déconfinement. Les familles vont encore manger beaucoup de pain noir, tous les emplois ne vont pas reprendre de sitôt. Les pauvres n’ont aucune réserve pour faire face à une crise durable, il n’y a pas d’échappatoire. Ça ne sent pas bon. »

Les bénévoles répartissent les sacs par quartiers.

Dans le local où sont empilées toutes les denrées non périssables, les kits d’hygiène et les produits pour nourrissons, les bénévoles préparent des sacs nominatifs, équilibrés et remplis proportionnellement aux besoins de chaque famille. L’organisation est huilée, des équipes se forment pour quadriller tous les quartiers de la ville.

« Quand on se répartit les secteurs, on est très vigilants au respect de la dignité des personnes : certaines souhaitent voir quelqu’un qu’elles connaissent, d’autres sont plus à l’aise avec des gens qui ne viennent pas de leur quartier », précise Mohamed.

Le gardien de l’immeuble et une bénévole portent un sac destinée à une femme âgée qui ne sort pas de chez elle.

Mercredi 22 avril, Le Canard enchaîné rapportait un courriel envoyé par le préfet de Seine-Saint-Denis, Georges-François Leclerc, à son homologue Michel Cadot, préfet de la région Île-de-France. Dans ce courriel, Georges-François Leclerc redoutait des « émeutes de la faim » en Seine-Saint-Denis.

« Si on n’en est pas encore là, c’est grâce aux associations, estime Wodiouma Sylla. Mais la réalité, c’est qu’on est dépassés et qu’au-delà des quelques denrées qu’on distribue, on n’a pas le pouvoir de résoudre tous les problèmes rencontrés par les familles du 93 : sous-équipement dans les hôpitaux, logements surpeuplés, insalubres, pertes d’emploi. Nous faisons tampon pour la première vague de cette crise, mais l’État doit prendre des mesures d’ampleur, dans tous ces secteurs. »

Lors de son allocution du 13 avril, Emmanuel Macron a annoncé le versement d’une aide financière exceptionnelle pour « les familles modestes avec des enfants, afin de leur permettre de faire face à leurs besoins essentiels ». Mi-mai, chaque famille bénéficiaire du revenu de solidarité active (RSA) ou de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) recevra ainsi une aide de 150 euros, à laquelle s’ajouteront 100 euros par enfant. « C’est trop peu, et trop tard », juge Mohamed.

Pour lui, « ce qui est révoltant et pourrait justifier le terme d’“émeute”, c’est qu’au-delà d’être abandonnés à leur sort, les habitants du 93 sont gazés, frappés par des policiers qui se prennent pour des cow-boys. L’État, au lieu de distribuer des masques, distribue des brimades, des claques, des blessures, des injustices. Les gens crèvent du virus et de la pauvreté, et l’État alourdit leur peine, sape leur dignité. Normal d’être en colère ! »

Des bénévoles déposent des sacs de denrées devant la porte.

Dans les immeubles, les concierges tels M. Houchtout et M. Faraji sont de précieux alliés. Ils connaissent toutes les familles, savent où vivent les plus vulnérables.

« Avec ce virus, on est en première ligne, explique Franck Faraji, 49 ans, régisseur d’un immeuble Pantin Habitat, aux Courtillières, et bénévole Solid-19. Comme lors des canicules, nous signalons les foyers dans le besoin pour qu’ils puissent être aidés. Les associations ne peuvent pas connaître tout le monde, mais nous, si, c’est notre métier de prendre soin des habitants, notamment des plus isolés. » Au quotidien, ils apportent aussi « un soutien moral aux personnes âgées, on leur téléphone, on leur monte les courses, on fait tout pour que les habitants soient protégés du virus en nettoyant méticuleusement les boîtes aux lettres, les digicodes, les boutons de l’ascenseur, les interphones… »

Hawa Touré en pleine distribution dans le quartier des Courtillières, à Pantin.

Hawa Touré, 39 ans, ne s’accorde pas de répit. La présidente de l’association Pierre de Lune, qui habite Pantin depuis son enfance, aimerait pouvoir rester confinée avec ses deux enfants, « mais si le virus tue, la pauvreté aussi ». D’ailleurs, « si le virus fait des ravages ici, c’est qu’il rencontre toutes nos blessures, celles qu’on dénonçait déjà avant : la surpopulation des logements — qui favorise les contaminations interfamiliales —, la malnutrition, les maladies cardiovasculaires et autres problèmes de santé liés à la pauvreté ». Son propre cousin est mort en avril des effets conjugués du virus et de la promiscuité. « Il avait 40 ans, était diabétique. Il vivait avec sept autres personnes dans une chambre de dix mètres carrés, dans un foyer, dit Hawa. Il a attrapé le coronavirus, et a été hospitalisé dans un hôpital de Seine-Saint-Denis, où les taux de lit par habitant et les équipements sont insuffisants. Il a été enterré hier. »

Masque chirurgical accroché aux oreilles, elle grimpe quatre à quatre les marches d’un immeuble des Courtillières, jusqu’au troisième étage. Elle sonne. Aminata Karaboué, 51 ans, entrouvre la porte. « Hawa ! » Son visage s’illumine.

Quand Hawa vient me rendre visite, ça me donne la chair de poule. Ce ne sont pas que des aliments, c’est aussi le réconfort de savoir que des gens ne nous oublient pas même si on ne doit pas sortir dehors, qu’ils se battent pour soulager notre faim. »

Pour Aminata Karaboué, 51 ans, les temps sont « très durs ».

Les temps sont « très durs », soupire Aminata Karaboué, assise sur son canapé face à une télévision qu’elle ne regarde pas. Depuis son arrivée en France, 26 ans plus tôt, elle a « toujours travaillé », en tant que femme de ménage. Jusqu’à l’an dernier. « Mon patron a perdu un chantier, il s’est débarrassé de moi du jour au lendemain », dit-elle. Dans l’attente d’un nouveau boulot, Aminata compose avec « les Assédic, à peu près 400 euros ; la CAF, à peu près la moitié du loyer ; et les allocations familiales », pour nourrir et élever ses quatre enfants, de 12 à 24 ans. « L’appétit est dévorant, à cet âge-là. »

Avec la pandémie de Covid-19, les maigres ressources du foyer se sont taries et les dépenses ont augmenté : « Mon aîné n’a plus de missions d’intérim. Mes deux ados ne vont plus à la cantine, qui leur fournissait des repas équilibrés et pas chers. Et les bananes plantain coûtent deux fois plus cher » qu’à l’accoutumée. Les frais d’alimentation, le loyer et les charges sont devenues insurmontables pour la famille. Elle craint désormais d’être expulsée. « Nous n’avons plus grand-chose mais, Dieu merci, il nous reste la santé et la solidarité des habitants du quartier », sourit-elle.

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