Lancé le 29 avril sur internet, ce jeu géographique consistant à rejoindre le plus rapidement possible une grande ville en partant d’un canton minuscule, sans indices, connaît un succès fou. Un géographe analyse cet engouement.
Parfois les choses les plus simples sont les plus efficaces. Le jeu Saute Canton en fait la démonstration. Lancé sur internet le 29 avril par deux développeurs – Corentin et Pierre -, il suscite un tel engouement populaire que son serveur “a déjà explosé deux fois”, nous raconte Pierre (Terry Laire sur Twitter), joint par téléphone. Les effets spéciaux en sont pourtant absents. Sur sautecanton.fr, l’esthétique est minimaliste. Ce qui compte, c’est le but : rejoindre la ville de 30 000, 40 000 ou 50 000 habitant·es la plus proche (selon le niveau de difficulté choisi), en un minimum d’étapes, en partant d’un village perdu au milieu de la France, au hasard, et en choisissant de se déplacer dans les villages limitrophes à l’Est, au Nord, au Sud, ou à l’Ouest. C’est donc la promesse d’un voyage inattendu à travers les 36 000 communes qui composent cette Douce France. Et cette perspective, en plein confinement, fait fureur.
En moyenne, 30 000 parties de Saute Canton sont lancées chaque jour
Selon Terry, après une semaine d’existence, environ 30 000 parties de Saute Canton sont lancées en moyenne chaque jour. Pourtant, les deux trentenaires n’avaient pas prévu un tel carton. “Le jeu de base est très dur, il n’était pas fait pour plaire, mais pour nous faire marrer. On a été pris de court par son succès. Au bout du deuxième jour, le serveur explosait déjà !”, raconte ainsi Pierre. Comme l’a relaté Le Parisien, les deux acolytes ont créé le jeu en quinze jours, en s’appuyant sur les données Open Street Maps. Ils ne s’attendaient pas à ce que Topito l’élise “Meilleur jeu de confinement” le 2 mai, dans un tweet, et qu’il soit adoubé par Cécile Duflot dans la foulée.
Meilleur jeu de confinement saute-canton 👇🏻👇🏻👇🏻 @terrylaire https://t.co/JsMkm8C4QL
— Topito (@topito_com) May 2, 2020
Pour expliquer cet engouement, Pierre – lui-même amateur du jeu GeoGuessr, qui utilise Google Street View – avance l’hypothèse de la nostalgie ou de la mémoire des lieux que l’on a fréquentés : “Ce qui est intéressant, c’est de reconnaître des endroits où on a vécu, où on est passé, ça repose sur le souvenir.” Il a d’ailleurs ajouté l’option “choisir l’arrivée”, pour renforcer ce sentiment.
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“Ce qui me fascine, c’est la richesse de la toponymie”
Contacté par Les Inrocks, le géographe Pierre Ageron, qui a été très vite alerté par ses étudiant·es de l’existence du jeu, y voit aussi la puissance d’évocation des noms des villages parcourus : “Ce qui me fascine, c’est la richesse de la toponymie. Au fil des déplacements, on rencontre des noms abracadabrantesques, qui flirtent parfois avec la poésie. Cela rappelle le livre de Roger Brunet, Trésor du terroir, sur les noms de lieux en France. Cela réveille des souvenirs de lieux exotiques par où on est passé, et où on a vécu parfois.”
Jeu trop « autrement » et trop bien !!!!! 👏🏼👏🏼👏🏼
(Variante spéciale #méméCécile deviner du 1er coup dans quelle région on est rien qu’au nom des communes qui entourent le départ…
=> hommage ému aux campagnes des candidats écolos des 19 (-3) dernières années 😘😘😘 ) #France 💚 https://t.co/cHI0d0nn0U— Cécile Duflot (@CecileDuflot) May 3, 2020
Evidemment, en pleine période de confinement, le temps dont on dispose et l’aspiration à voyager sont des facteurs qui peuvent aussi expliquer l’addiction à Saute Canton. “C’est la diagonale du vide comme ultime horizon inatteignable, mais néanmoins parcouru”, s’amuse le géographe. Chez les étudiant·es en géographie, le jeu suscite d’autant plus d’intérêt que les espaces ruraux sont au programme du CAPES cette année. Il est donc possible de réviser tout en s’amusant, en allant de Poyols à Valence (en 14 étapes), de Cuiry-Lès-Iviers à Villeneuve-d’Ascq (en 153 étapes, aouch, ne jugez pas !) ou de Saint-Bonnet-Les-Tours-De-Merle à Grenoble (en 85 étapes). Ces parcours sont aussi l’occasion de découvrir – avec un brin de frustration – qu’il y a 30 000 habitant·es à Lens, et 45 000 à Melun et Chalon-en-Champagne.
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“La France se nomme diversité”
“En termes de localisation, c’est génialissime, car sans aucun indice, c’est très dur, note aussi Pierre Ageron. On part d’un espace rural profond, on chemine, on aperçoit un nom de rivière ou de ville qu’on reconnaît, on s’oriente. Cela réveille l’identité locale, celle des ‘petites patries’ de Cicéron, ou du Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache [un manuel de géographie historique datant de 1903, ndlr]. C’est une illustration du fait que la France se nomme diversité, comme disait l’historien Fernand Braudel.” Bref, celles et ceux qui s’impatientent de voir le Tour de France 2020 – décalé pour cause d’épidémie – ont une activité de remplacement toute trouvée.