« Les Français sont fous » : confiné à Wuhan, un jeune Chinois raconte

Au Wuhan Tianhe International Airport, le 8 avril 2020.

Au Wuhan Tianhe International Airport, le 8 avril 2020. NG HAN GUAN/AP/SIPA / NG HAN GUAN/AP/SIPA

Archives  Dans « Wuhan confidentiel », Bingtao Chen, qui vit en France, raconte comment il s’est retrouvé, en janvier, à Wuhan, l’épicentre de l’épidémie. Il décrit les tests, les courses, les masques, le quotidien à l’heure du coronavirus. De retour en France, il découvre, avec colère et stupéfaction, le confinement version Macron : sans test, sans dépistage, sans protection. Extraits.

Né en 1989 à Wuhan, Bingtao Chen, qui vit en France depuis 2014, ne s’attendait pas au pire. Diplômé d’une grande école d’ingénieurs française, cet expat qui vit à Paris avait choisi, pour les fêtes, d’aller retrouver sa famille à Wuhan. Le 17 janvier 2020, il s’envole pour la Chine, des cadeaux pleins ses bagages. Sans doute sa sœur lui a parlé d’une étrange maladie, mais rien de grave. Les millions d’habitants de Wuhan ne sont-ils en train de préparer les festivités du nouvel an ?

Pourtant, quelques jours plus tard, c’est la douche froide pour tous les habitants de la ville : le confinement est décrété. Attention, pas un confinement à la parisienne, mais à la chinoise, avec prise de température matin, midi et soir, news au compte-gouttes et mensonges à gogo à la télé nationale.

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Dans « Wuhan confidentiel », Bingtao Chen raconte son expérience au jour le jour, avec un sens du suspense d’autant plus impressionnant que, de la crise qu’il raconte, on connaît déjà la fin. Ironie de son histoire : à peine tiré d’affaire en Chine, enfin libre, il revient à Paris le 20 mars. La France vient de décréter… le confinement.

Didier Jacob

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« Elles nous braquent leur pistolet à infrarouge sur le front »

« Jeudi 23 janvier, la nouvelle fait l’effet d’une bombe : la mairie de Wuhan ordonne la fermeture de tous les moyens de transport. La veille du réveillon de Nouvel An !

Depuis 10 heures ce matin, il est interdit de sortir de la ville, que ce soit par avion, train, bus, autoroute ou bateau. Beaucoup de gens ont déjà quitté le Hubei pour les fêtes mais ceux qui ne l’ont pas encore fait se retrouvent coincés. Cinq millions de personnes ont cependant pu partir. Il sera dit par la suite qu’elles ont fui, mais ce n’est pas exact. La réalité est que ces départs ont eu lieu avant le bouclage de la ville. Personne ne s’est échappé. Simplement, comme chaque année à la même époque, les gens vont retrouver leur famille pour célébrer la fête la plus importante du calendrier chinois. C’est juste la plus grande transhumance humaine de l’année au monde. C’est un immense chassé-croisé aux quatre coins de la Chine et de la planète, tant la diaspora chinoise est dispersée et les huaqiao, les émigrés chinois, nombreux. Alors cinq millions, c’est juste normal.

Une telle mesure est une première dans l’histoire du pays. Plus aucun transport public ne fonctionne et les festivités du Nouvel An sont annulées. Je suis désespéré.

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Choquée, la population découvre la gravité de la situation. Deux jours plus tôt l’information était encore confidentielle, aujourd’hui les alertes officieuses de WeChat sont confirmées : le nouveau virus n’est pas une petite grippe et l’épidémie va avoir des répercussions sanitaires, sociales et économiques majeures. D’autant que les notifications se mettent à proliférer. Sur WeChat, on se passe en boucle le message vocal qu’une infirmière en pleurs a adressé à ses proches, leur disant de ne surtout pas sortir, que la situation à l’hôpital est hors de contrôle. Elle est obligée de rester mais elle a tellement peur, ce virus est beaucoup plus dangereux qu’on le pensait. Et puis, il y a cette vidéo qui tourne en boucle sur le réseau, où l’on voit un couple dans un hôpital saturé, le mari a perdu connaissance et la femme, en pleurs, supplie le médecin de l’aider car elle aussi est contaminée. Une autre vidéo, également tournée à l’hôpital, montre un homme évanoui devant le comptoir où l’on vient retirer les médicaments.

Mes cousins se sont préparés avant l’heure à ce blocage inédit. Ils ont dévalisé les magasins et rempli leurs placards et frigo. Ils m’alertent sur le prix des masques FFP2 qui commence à grimper.

On en rigole un peu. On a l’impression d’être dans un épisode de Resident Evil, version chinoise.

Mais bon, je sens déjà qu’on se dirige vers une situation qui va avoir des répercussions considérables sur ma vie. Je me demande comment je vais pouvoir rentrer à Paris.

Le lendemain du jour de l’An, à 9 h 30, on sonne à notre porte. Mon père va ouvrir. Ce sont deux voisines de notre résidence, mes parents les connaissent. Elles portent le masque et des gants en plastique. Mes parents et elles commencent par l’échange des politesses d’usage. Chez nous, on ne se demande pas comme en France « Comment vas-tu ? » mais « Est-ce que tu as bien mangé ? ». Puis elles expliquent l’objet de leur visite. Elles sont là pour relever les températures. À compter d’aujourd’hui, chaque matin entre 9 h 30 et 10 heures, on viendra nous prendre la température.

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Quand je me montre, elles me questionnent. Elles connaissent notre famille, elles savent que je vis en France. Je dois alors remplir le formulaire qu’elles me tendent : date de mon arrivée, par quel vol, quelle compagnie, les lieux par lesquels j’ai transité et la date prévue de mon départ.

Puis elles nous braquent leur pistolet à infrarouge sur le front et s’en vont. À demain. (…)

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« Je déteste cette gestion de la communication en Chine »

Vendredi 7 février

Tard dans la nuit, j’ai vu passer une notification sur WeChat annonçant, selon les sources de l’OMS, la mort du docteur Li Wenliang.

Aussitôt après, une autre notification, émanant du Parti communiste cette fois, rectifiait et parlait « d’état critique » : le médecin serait en train d’être sauvé, il a été mis sous respirateur artificiel.

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Ce genre d’information et contre-information me met en colère. Je sais que c’est leur façon à eux de chercher à juguler la haine du peuple. Pourquoi avoir voulu faire taire ce médecin qui avait raison ? Pourquoi avoir parlé de « rumeur » alors que le gouvernement savait ce qu’il se passait ? Cette censure m’est insupportable. Je déteste cette gestion de la communication en Chine. Entre-temps, l’hôpital où il était soigné a confirmé son décès sur Weibo, notre Twitter national.

Je me suis endormi là-dessus.

À mon réveil, l’information est officielle. L’ophtalmologue qui a donné l’alerte est mort du virus. Nous avions pratiquement le même âge.

Dans la nuit, les publications annonçant la nouvelle ont cumulé plus de 1,5 milliard de vues. De nombreux usagers reprennent les mots du médecin érigé en héros : « Dans une société en bonne santé, il ne peut y avoir qu’une seule voix. » Sur Weibo, le hashtag « nous voulons la liberté d’expression » a été largement partagé, avant d’être censuré.

Cette manipulation de l’opinion soulève une vague d’indignation sur les réseaux et beaucoup d’émoi dans la population. Les gens exigent la vérité. Sur WeChat, les mots de recueillement se mêlent aux cris de colère. « Que tous ces fonctionnaires qui s’engraissent avec l’argent public périssent sous la neige », s’emporte un internaute. Pour répondre à la colère du peuple, le gouvernement central fait ouvrir une enquête.

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L’ambiance est devenue électrique. Le peuple n’hésite plus à critiquer ouvertement la gestion de l’épidémie à Wuhan. La mort du docteur a chauffé à blanc la population. Les chefs du Parti et les dirigeants de la province du Hubei sont désormais sur la sellette. Je ne donne pas cher de leur peau.

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« On se croirait en pleine période de marché noir »

Samedi 15 février

C’est le week-end, ce qui ne veut plus rien dire depuis longtemps. Dehors il commence à neiger. Mon moral est toujours en berne. Le seul moment d’excitation de la journée – je ne pensais pas en arriver là un jour – est la livraison attendue des paniers repas.

Vers midi, nous sommes prévenus que notre commande vient d’être déposée à l’entrée de la résidence. Je me couvre et je sors.

Je dois faire quelques pas dans la neige – sans aucun plaisir alors que d’habitude j’aime ça –, le temps de rejoindre le hall d’entrée pour récupérer nos paniers.

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Je paie, une fortune, ces deux paniers. L’un de viande et l’autre de légumes.

En remontant à la maison, mon père et ma mère sont comme moi : curieux et impatients de déballer ces paquets de victuailles. Dans le panier de viande, nous trouvons du porc et du bœuf, rien que de très banal. Puis nous ouvrons le panier de légumes. Et là, surprise : tout vient du nord de la Chine. Il y a du chou chinois mais pas la même variété que dans le Hubei. Des pommes de terre, on n’en mange jamais. Des haricots verts, on ne sait pas comment les cuisiner. Beaucoup d’oignons : on évite d’en consommer car ça sent mauvais et ça indispose. Heureusement, tout au fond du panier, on découvre un concombre et des patates douces. Cela rend un semblant de sourire à mon père. Quant à ma mère et moi, nous sommes totalement dépités. Ce n’est pas comme ça qu’on va remonter le moral des troupes. D’autant plus que tout cela a coûté l’équivalent de 50 euros. Nous avons vraiment l’impression de nous être fait avoir.

(…) Seule une petite boutique clandestine est ouverte, le rideau métallique à moitié baissé. Les gens se faufilent par en dessous pour aller acheter des produits de qualité et des mets un peu plus variés que ce que proposent les paniers officiels de la ville. On se croirait en pleine période de marché noir.

Je regarde ces gens faire le pied de grue comme moi. Tous respectent les distances de sécurité. Je n’ai pas trop envie de rester à côté d’eux, on est trop repérables, je n’ai pas envie de me faire prendre si une patrouille vient à passer par là. Je préfère attendre sur le trottoir d’en face et guetter de loin, replié dans un petit renfoncement, l’arrivée du livreur.

Un camion approche et ralentit à notre hauteur. Tout le monde se précipite. Ce n’est pas le bon, celui-ci est plein de médicaments. À 23 h 30 enfin, avec près d’une heure et demie de retard, notre camion arrive. Trois hommes en descendent, qui nous distribuent en silence les paquets de viande. Je me retrouve avec dix kilos sous le bras. Je ne traîne pas sur place et reprends le chemin de la maison. Je pense à La Traversée de Paris, le film de Claude Autant-Lara, avec Bourvil, Jean Gabin et Louis de Funès. Il est minuit dans la nuit noire. J’escalade dans l’autre sens la grille de la résidence. Mes parents sont encore debout, ils m’attendaient avec impatience et nervosité. On déballe les paquets sur la table de la cuisine. On admire les beaux morceaux de viande. Ils ont comme un avant-goût de bonheur.

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« Et maintenant que je suis vert, je fais quoi ? »

Mardi 25 février

Grande nouvelle ! On en a beaucoup parlé ces derniers jours car il était à l’essai à Hangzhou dans l’est du pays : le « QR code », ce flashcode attestant de notre état de santé, est enfin accessible à Wuhan. Je m’inscris aussitôt sur Yuehuiban, une des applications donnant accès au QR du Hubei.

Il y a quelques semaines le gouvernement de Pékin avait missionné la société Tencent, spécialisée dans les services Internet et mobiles, et Alibaba, le géant de la vente en ligne dont le siège est à Hangzhou, pour mettre en place des systèmes simples permettant à chacun d’évaluer son risque face au coronavirus, et à l’administration de suivre avec précision l’état de santé des habitants.

Selon les réponses que l’on apporte à un questionnaire en ligne, l’application délivre un code couleur : rouge, jaune ou vert. S’il est rouge, il faut observer une quarantaine de quatorze jours. S’il est jaune, il est demandé de respecter des mesures de précaution strictes et de rester chez soi pendant sept jours. S’il est vert, en revanche, on peut continuer à se déplacer normalement. À peine mis en service, le système sert déjà de laissez-passer à certains points de contrôle, en plus des prises de température.

Je remplis le formulaire, en entrant mon numéro d’identification, je réponds aux questions sur mon état de santé (fièvre, toux…) et mes fréquentations de ces derniers jours (ai-je été en contact avec des gens malades ou contaminés), je valide et dans la foulée je reçois mon QR code sur mon Smartphone. Pour l’instant, il est gris. Je vais devoir renouveler l’opération tous les jours pendant quatorze jours. C’est seulement à ce moment-là qu’un QRcode me sera attribué, vert, jaune ou rouge. En attendant, ça reste gris.

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(…) Comme chaque matin j’ouvre mon application QR code. J’ai une appréhension. Ça fait quatorze jours révolus que je suis enregistré. Et si l’algorithme se trompait ? Je tapote sur mon Smartphone et j’attends.

Vert !

Le cauchemar de la nuit se dissipe peu à peu, même s’il me laisse un goût amer.

Et maintenant que je suis « vert », je fais quoi ? Comment utiliser ce QR code ? Quel bénéfice en tirer ? Pour l’heure, il ne sert à rien. Un peu plus tard dans la matinée, j’apprends sur WeChat que des gens qui étaient sortis de chez eux se sont fait arrêter par la police malgré un QRcode vert. Ça me laisse perplexe. Je comprends que rien n’a vraiment été anticipé. Il faut encore attendre ; attendre que l’on donne à la population les détails de l’utilisation de ce QR code dans la vie de tous les jours.

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« C’est bizarre, l’avion est presque vide »

Le 17 mars au matin, alors que peu à peu l’étau sur Wuhan se desserre et qu’on annonce une reprise de la circulation des bus, la nouvelle tombe : à compter d’aujourd’hui à midi heure française, après l’Italie et l’Espagne, la France entre à son tour en confinement. La France ! Si mon pays de résidence se referme, je suis très mal. Imaginons que dans quelques jours je puisse enfin sortir de Wuhan mais qu’entre-temps la France ait fermé ses frontières, je serai encore coincé ! Je dois absolument partir d’ici.

(…) Quand on monte enfin dans l’avion, on est accueillis par des hôtesses masquées et gantées. Derrière mon masque, je leur souris. J’ai réussi. Demain matin, je serai à Paris.

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C’est bizarre, l’avion est presque vide. On doit être une trentaine de passagers dans ce Boeing 777 de Chinea Eastern et je pense être à peu près le seul Chinois à bord. C’est normal, nous n’avons toujours pas le droit de sortir du pays à moins d’être comme moi un expatrié avec un titre de séjour longue durée.

J’ajuste mon FFP2. J’ai de la chance, il en restait un chez mes parents, c’était le dernier. Il avait été acheté pour ma nièce, à l’époque c’était pour se protéger de la pollution. Comme on est très peu de passagers, on est tous à bonne distance les uns des autres. Douze heures enfermé dans un avion, c’est un confinement à hauts risques, celui-là ! Et je n’ai pas quitté Wuhan pour être contaminé en plein vol. (…)

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« Il commence où, le confinement ? »

Je me dirige vers les tapis roulants pour récupérer mes bagages. Et là je suis sidéré. Il y a du monde, les passagers de cinq ou six avions, et aucune distance de sécurité. Les gens s’agglutinent autour des tapis comme si de rien n’était. La situation est vraiment étrange. Je sors tout juste d’une zone d’épidémie avec des mesures draconiennes alors que plus aucun nouveau cas n’y est signalé depuis quatorze jours, et là, je me retrouve à nouveau en zone d’épidémie, on annonce tous les jours de nouvelles contaminations, et rien, aucune précaution. Je ne comprends pas. Je récupère ma valise et me dirige vers la sortie.

Toujours aucun contrôle de température. En fait, la France est annoncée confinée depuis quatre jours mais ici tout est comme avant. Il commence où, le confinement ? Ah si, il y a tout de même une chose inhabituelle. La première boutique que je repère en sortant, c’est une boulangerie où d’ordinaire j’aime bien m’arrêter pour acheter une viennoiserie. Et là, fermé ! Moi qui rêvais d’un café avec un pain au chocolat…

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Je retrouve mon copain. Pas question de se prendre dans les bras. Je le salue avec un grand sourire derrière mon FFP2 et je garde mes distances. Il est surpris. Je lui explique que je peux avoir le virus, je sors de douze heures d’avion, enfermé avec 80 % d’étrangers qui viennent de je sais pas où. Du coup, on ne se serre même pas la main.

Dehors, c’est blindé de monde, des touristes, des gens en groupe… Je suis quasiment le seul masqué. C’est complètement fou. Attends, en France il n’y a pas une épidémie ? Vite, descendre au parking, monter dans la voiture, je n’ai vraiment pas envie de m’éterniser ici.

Durant le trajet, on s’échange les infos. Il me raconte, m’explique, et c’est surréaliste.

En France, en gros, la seule chose qu’on recommande de faire, c’est de se laver les mains et d’éternuer dans son coude ! Ici, ils disent que les masques sont inutiles et demandent à la population de ne pas chercher à en acheter. Ils sont réservés aux soignants et aux gens fragiles. Apparemment, c’est simplement parce qu’il n’y a pas de stock. Du coup, pour se procurer un masque, il faut une ordonnance ! Ils sont fous. »

© Flammarion, 2020

Wuhan confidentiel, par Bingtao Chen, avec Stéphanie Thomas, Flammarion, 90 p., en numérique le 8 mai, en librairie et en version augmentée le 2 septembre.

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