Simone de Beauvoir : la révolution par la répartition des tâches ménagères

Simone de Beauvoir dans les années 1970
Simone de Beauvoir dans les années 1970
La révolution des sexes par les tâches ménagères - #CulturePrime
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Simone de Beauvoir : la révolution par la répartition des tâches ménagères

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Archive | Le confinement accentue les inégalités au sein des couples, 70% des femmes déclarent s'occuper des tâches ménagères et devoirs de leurs enfants. Beauvoir l'avait prédit : "Les droits des femmes ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant."

"Pourquoi je suis féministe". Voilà le programme que se fixe Simone de Beauvoir en 1975 pour la télévision française : expliquer les raisons de son combat en répondant aux questions de Jean-Jacques Servan-Schreber pendant 50 minutes. À deux reprises au cours de l'entretien, l'autrice du Deuxième sexe revient sur le rôle central joué par l'inégale répartition des tâches ménagères dans la domination patriarcale. Ménage, cuisine, courses, éducation des enfants... ces tâches sont aujourd'hui encore largement assumées par les femmes, de façon encore plus tangible pendant cette période de confinement. Selon l'enquête menée par l' Observatoire Sociologique du Changement de Sciences Po en avril 2020, "70% des femmes déclarent diriger quotidiennement le travail scolaire de leurs enfants, contre 32% des hommes (28% des hommes déclarent ne jamais effectuer cette tâche, contre 12% des femmes)". 

Simone de Beauvoir : "Si les femmes faisaient la révolution sur le plan du travail ménager, si elles le refusaient, si elles obligeaient les hommes à le faire avec elles, si ce travail n'était plus ce travail clandestin auquel elles sont, je dirais, condamnées - parce que je trouve que mener cette vie à longueur d'années et de vie, sans rien de productif, c'est vraiment une condamnation - eh bien, si ceci était changé, toute la société en serait bouleversée.

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Les hommes se sont efforcés de persuader les femmes qu'elles ne devaient pas se suffire économiquement, qu'elles devaient s'appuyer sur un mari et se borner à faire ce qui est extrêmement important pour la civilisation telle qu'elle est, du travail ménager. Je crois qu'une des clés de la condition imposée à la femme, c'est ce travail qu'on lui extorque, un travail non salarié, un travail non payé qui lui permet tout juste d'être entretenue plus ou moins luxueusement, plus ou moins misérablement par son mari, mais dans lequel il n'y a pas de fabrication de plus-value, dans lequel la valeur d'apport du travail n'est pas reconnue. Et ça, c'est très important. En 1955, on a fait des statistiques ; pour 45 milliards de travail salarié en une année, en France, il y avait environ 46 milliards de travail ménager, donc non rétribué. Ce travail ménager, pour une ouvrière qui a plusieurs enfants et qui a peu d'argent, est un travail extrêmement fatigant. Plus fatigant que les huit heures d'usine.

J-J Servan-Shreiber : "Vous dites 'sans rien de productif'. Pourtant, il y a beaucoup de femmes qui considèrent que le fait d'élever ses enfants, de réussir cette chose extrêmement difficile, d'amener une génération suivante dans le meilleur état possible - et le poids retombe pour l'essentiel sur les femmes et même des petites choses, comme d'avoir un intérieur agréable, de créer un cadre de vie - n'est pas nul, n'est pas quelque chose qui ne compte pas. Comment pourriez-vous l’expliquer ?"

Simone de Beauvoir : "Je n’ai pas dit que ça ne comptait pas. Je dis que ce n'était pas productif, que ça ne fabriquait pas ce qu'on appelle 'des valeurs économiques'. Et dans ce travail, qui peut être très intéressant et très enrichissant, il y a tout un côté concernant le travail ménager à proprement dit, de routine, de répétition, de recommencement et surtout, une terrible dépendance. Je pense qu'il faudrait que les hommes prennent part au soin du ménage et à l'éducation des enfants, exactement de la même manière que la femme. Il faudrait qu'ils partagent toutes les tâches, que l'homme renonce à l'autorité qu'il prétend exercer sur la femme. Je crois que cette tyrannie s'exerce aussi bien dans la classe ouvrière que dans la petite bourgeoisie. C'est très, très, très répandu. À tel point que la femme de son côté est tellement persuadée qu'être 'une vraie femme', c'est justement de laisser le mari travailler. Très souvent, elle doit l'accepter. Quelquefois, elle est divisée.

On lui donne tellement mauvaise conscience, si elle veut à la fois travailler et avoir son foyer et ses enfants, que cela devient souvent très difficile pour elle. C'est loin d'être impossible, mais on lui dit qu'elle n'est 'pas assez avec ses enfants, qu’elle n'est pas assez à la maison' et donc elle l'accepte. Pour moi, l'essentiel, quelles que soient les difficultés, c'est d'avoir l'indépendance économique, même si elles doivent le payer assez cher. Et je sais qu'on leur fait payer très cher, puisque on leur imposera en même temps d'avoir le soin de leur intérieur. Mais c'est la première condition afin d'avoir aussi une indépendance intérieure, une indépendance morale, mentale. Sans cela, elles sont obligées de penser la manière dont elles vivent. C'est-à-dire, qu'elles sont obligées d'avoir les idées de leur mari, de se soumettre aux caprices, aux désirs de leur mari, etc. Elles sont obligées de rester avec leur mari même quand elles ne tiennent plus à lui, ce qui est une situation pas plus digne d'éloge que la prostitution proprement dite. Une femme qui reste avec son mari uniquement pour l'argent, parce qu'elle n'a pas les moyens de gagner sa vie elle-même, c'est une femme qui a abdiqué sa valeur et sa dignité d'être humain."

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