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Marylin Maeso : "C’est souvent en faisant le deuil du Grand Soir qu’on se donne les moyens d’agir concrètement"
Ludovic MARIN / POOL / AFP

Marylin Maeso : "C’est souvent en faisant le deuil du Grand Soir qu’on se donne les moyens d’agir concrètement"

Entretien

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Normalienne, agrégée de philosophie et spécialiste d'Albert Camus, Marylin Maeso travaille sur l'essentialisme et sur la philosophie politique contemporaine. Elle vient de publier "Les lents demain qui chantent", qui critique l'antienne postulant que "le monde de demain" n'aura plus rien avoir avec ce que nous avons connu avant la crise.

Antilibéraux, libéraux, écologistes, souverainistes, etc. : tous essaient de percevoir dans la crise actuelle une confirmation des leurs théories et espèrent un "monde d'après" qui irait dans leur sens. Pourtant, "un virus ne se paie pas de mots, mais de morts. Il ne fait pas d’exception, n’obéit à aucun agenda idéologique, et fait systématiquement mentir tous ceux, religieux ou politiques, qui prétendent lui attribuer une fonction ou une mission ciblée. Il n’est pas un ennemi malveillant à abattre, mais un phénomène naturel fortuit, dont le confort des vaccins et les succès de la recherche médicale nous avaient peut-être fait oublier la réalité froide", prévient la philosophe Marylin Maeso dans Les lents demain qui chantent. Pour elle "le monde d'après" sera sensiblement le même que celui d'avant... Ce qui n'empêche pas d'essayer de l'améliorer autant que possible.

Marianne : Vous dénoncez l’illusion du "monde d’après". Pourquoi ?

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Marylin Maeso : Ce n’est pas exactement mon propos. Je ne dénonce rien. Je constate la récurrence d’un trope, et j’en interroge les raisons. Ce trope, c’est celui qui traduit la nostalgie paradoxale d’un futur radieux. Ce n’est plus "c’était mieux avant", mais "ça devra forcément être mieux à l’avenir". On sent poindre à l’arrière-plan une croyance au pouvoir dialectique des crises. Or, cette croyance en un bouleversement radical de notre monde est vieille comme les crises, et cet éternel retour du même espoir sonne, en soi, comme le glas d’une déception programmée. On se dit toujours que c’est la dernière fois. Qu’on a compris la leçon, et qu’on va en tirer les conséquences qui s’impose. Seulement, voilà : la peste, ça consiste à recommencer. Et le monde d’après reproduit, dans l’ensemble, les grandes lignes mal dessinées de son prédécesseur décrié. Cela devrait à tout le moins, je crois, nous vacciner contre les phrases-mantras, et nous conduire à questionner cette inertie.

Il faut peut-être savoir renoncer au rêve du Changement pour pouvoir faire une différence

Une crise n’est-elle pas le moment parfait pour réfléchir aux forces et surtout aux faiblesses d’une société ?

Bien sûr ! La prise de conscience est toujours plus aisée quand le réel vous saute à la gorge. On saisit forcément mieux la réalité du changement climatique dans un pays plus directement impacté par ce phénomène que dans un pays où, somme toute, on vit suffisamment bien pour s’offrir le luxe de ne pas y penser. De la même manière, le dysfonctionnement d’un système de santé peut être fustigé à tue-tête (souvenons-nous, par exemple, que les soignants français avaient tiré la sonnette d’alarme bien avant l’arrivée du Covid-19), ce n’est qu’à partir du moment où nous en subissons les effets de manière palpable qu’on finit par entendre ce cri d’alarme. Pourtant, et c’est sur ce point que j’ai voulu m’arrêter, il n’y a aucun basculement systématique de la prise de conscience à la prise de mesures, de la pensée à l’action. Ne serait-ce que parce que les crises sont passagères. Quand on parle du "monde d’après", la plupart d’entre nous, et c’est humain, ne peut s’empêcher de songer à la fin du calvaire, c’est-à-dire au retour à "la normale". Qui reprocherait aux Oranais de La Peste (Camus) d’avoir envie de faire la fête et de retrouver leurs petites habitudes une fois les rats disparus de leurs paliers ? Reste que si le fléau ne disparaît jamais, c’est bien parce qu’on croit à sa disparition. Peut-être que si, pour changer, on commençait à se dire que le monde d’après sera essentiellement le même, plein de bubons et d’enseignements non-retenus, on aurait enfin une chance d’entamer un tantinet l’inertie du rocher de Sisyphe. Cette hypothèse me semble en tout cas mériter d’être explorée.

Selon vous, "déceler derrière la fascination pour l’"après" un chant des sirènes ne revient pas pour autant à sanctifier le statu quo, ni à s’abandonner à un immobilisme défaitiste". Pensez-vous que cette crise pourrait néanmoins accoucher de changement ?

Au risque de paraître un peu provocante, j’ai envie de répondre : le coronavirus n’est pas notre mère. La seule chose dont il a "accouché" directement, c’est de dizaines de milliers de cadavres, d’autant de drames personnels et d’économies mal-en-point. Et si la sagesse consistait à cesser de se prendre pour la sage-femme de l’histoire ? À reconnaître que le sol des lendemains de crise est jonché de fausses-couches, de rendez-vous manqués, et qu’il faut bien plus qu’un coup d’éclat pour imprimer au réel un semblant de nouveauté ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas devin. Mais si je jette un œil derrière nous, je remarque que par le passé, c’est souvent à partir du moment où on a fait le deuil du Grand Soir qu’on s’est donné les moyens d’agir concrètement. Aussi étrange que cela puisse paraître, il faut peut-être savoir renoncer au rêve du Changement pour pouvoir faire une différence. On veut faire de la modestie la marque d’un pessimisme. Je crois au contraire qu’elle est le point de départ nécessaire pour toute entreprise humaine soucieuse d’aboutir.

L’histoire est dure en affaires et réclame mille sacrifices pour le prix d’une infime nuance

La pandémie prouve-t-elle que 60 ans après le Nobel de Camus, notre mission première est encore "d’empêcher que le monde se défasse" ?

Camus a souligné mieux que personne à son époque l’importance de la modestie en politique. Il a soutenu, au temps de la démesure et des prophéties historicistes, que la tâche consistant à empêcher que le monde se défasse était autrement plus vitale et ingrate que de poser une bombe et de promettre une table-rase immaculée. On l’a traité de défaitiste frileux. Mais qui désespère, ici ? Celui qui fait des promesses qu’il n’a pas les moyens de tenir, ou bien celui qui, jouant cartes sur table, nous dit simplement que oui, on va en baver pour pas grand-chose, car l’histoire est dure en affaires et réclame mille sacrifices pour le prix d’une infime nuance. C’est moins vendeur que "le monde d’après", certes. Mais c’est la règle. Pour mener à bien le travail collectif qui nous attend, n’avons pas besoin d’un énième bataillon d’alchimistes. Nous avons besoin d’orfèvres.

* Marylin Maeso, Les lents demain qui chantent, éditions de l'Observatoire, coll. "Et après ?", 28 p., 1€99

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne