Accueil

Société Laïcité et religions
"Nécessité vitale pour les catholiques" : l'offensive médiatique de l'Eglise contre le confinement des messes
Les prêtres catholiques ont dû célébrer Pâques dans des églises vides, comme ici à Notre-Dame de Fourvière (Lyon). Une situation qui a agacé une partie du clergé.
KONRAD K./SIPA

"Nécessité vitale pour les catholiques" : l'offensive médiatique de l'Eglise contre le confinement des messes

Coronavirus

Par

Publié le

Furieux de voir le gouvernement reporter la reprise des offices religieux au mois de juin, le clergé catholique s'est massivement mobilisé pour faire pression. Jusqu'à obtenir une concession d'Edouard Philippe, qui a avancé le retour des messes au 29 mai, à deux jours de Pentecôte.

Edouard Philippe a-t-il ouvert la boîte de Pandore des jérémiades cléricales ? Alors qu'il essuyait la colère des autorités catholiques pour avoir expliqué qu'il était imprudent d'autoriser la reprise des offices religieux avant le 2 juin, le Premier ministre a paru céder, en ouvrant la porte à une réouverture le 29 mai, soit l'avant-veille de Pentecôte. De quoi déclencher le courroux de la Grande mosquée de Paris, pourtant pas réputée pour sa radicalité, qui a fait savoir sa "stupéfaction" devant ce qu'elle estime être "un fait grave de discrimination manifeste". Le recteur de la Grande mosquée de Lyon, Kamel Kabtane, résume auprès du Monde: "Si la possibilité est offerte aux chrétiens et aux juifs, pourquoi ne pas permettre aux musulmans de fêter l’Aïd ?" Les porte-paroles de l'islam n'avaient jusqu'ici pas réclamé une ouverture des lieux de culte pour célébrer la fin du ramadan le 24 mai. Mais la volte-face du gouvernement les a poussés à hausser le ton. "En considérant la laïcité comme une variable d'ajustement et non comme un principe, on en arrive fatalement à cette surenchère" soupire Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité République.

Les responsables catholiques ont en effet prouvé qu'un feu nourri de critiques pouvait faire vaciller la position de l'exécutif. Les tensions débutent réellement lors de l'audioconférence du 21 avril, qui réunit Emmanuel Macron, Christophe Castaner, ainsi que des représentants de cultes et d'obédiences maçonniques. Le président annonce alors qu'en raison de la situation sanitaire, une reprise des offices religieux le 11 mai est déraisonnable. A l'oral, il envisage la date du 11 juin. Flottement du côté des catholiques : les représentants de la Conférence des évêques, qui échangeaient depuis plusieurs jours avec le pouvoir politique et s'étaient déclarés prêts à mettre en oeuvre des mesures de prudence, ne s'attendaient visiblement pas à une reprise aussi lointaine. Emmanuel Macron recadre les protestations, assez fermement d'après plusieurs participants à la réunion, et insiste pour qu'aucun rassemblement religieux (pèlerinages, grandes fêtes) n'ait lieu avant la fin de l'été.

Artillerie lourde

Le lobby clérical met alors en mouvement toute sa force de persuasion : certains espèrent avancer la date de la réouverture des messes à la Pentecôte, d'autres vont jusqu'à exiger un déconfinement religieux complet dès le 11 mai. Les "cathos" sortent l'artillerie lourde : communiqués offensifs, tribunes quasi-quotidiennes dans la presse, déclarations chocs. Mgr Matthieu Rougé, évêque de Nanterre et membre du conseil permanent de la Conférence des évêques, dénonce sur la chaîne KTO le "tropisme anticlérical en général et anticatholique en particulier" d'Emmanuel Macron (qui avait pourtant prononcé aux Bernardins un discours très favorable aux catholiques). Plusieurs évêques, soutenus par le site traditionaliste "Le Salon beige", expriment leur défiance : "On ne peut pas priver nos fidèles de la nourriture essentielle qu'est la grâce sacramentelle, estime Bernard Ginoux, évêque de Montauban. Donc nous les nourrirons." Mgr Marc Aillet, évêque du diocèse de Bayonne, estime que "la liberté de culte est essentielle à la vie sociale".

La presse conservatrice suit le mouvement : Valeurs actuellesappelle à "l'indispensable retour à la messe", estimant que le gouvernement "nie la dignité et la liberté" des citoyens catholiques. Le Figaro publie des articles à un rythme quotidien : entretien avec Philippe de Maistre, curé de la paroisse Saint-André de l'Europe, qui clame sa "fatigue" et son "exaspération" ; tribune de Guillaume Drago et Geoffroy de Vries, deux spécialistes de droit et figures de l'opposition au Mariage pour Tous, qui estiment qu'une suspension des cultes jusqu'à la mi-juin "serait inadmissible" ; relai de la colère des évêques, dont Mgr Michel Aupetit qui prévient "qu'obéissance n'est pas soumission" ; appel de cent-trente prêtres voulant qu'on leur laisse "reprendre pleinement [leur] service dès le 11 mai, (...) laisser sans tarder les croyants célébrer, prier et se rassembler".

La campagne communautaire, offensive et décomplexée, connaît toutefois un revers sérieux le 28 avril : à l'Assemblée nationale, Edouard Philippe déclare : "Je sais l'impatience des communautés religieuses, mais je crois qu'il est légitime de demander de ne pas organiser de cérémonies avant cette barrière du 2 juin." La Conférence des évêques de France (CEF), qui avait présenté un plan de déconfinement au gouvernement, tombe de haut, d'autant qu'elle prend connaissance de l'information en direct à la télévision, sans avoir été avertie au préalable. La CEF, d'habitude fort prudente, publie un communiqué bougon : elle indique "prendre acte avec regret de cette date qui est imposée aux catholiques et à toutes les religions de notre pays", mais "voit mal que la pratique ordinaire de la messe favorise la propagation du virus et gène le respect des gestes barrières plus que bien des activités qui reprendront bientôt". L'ouverture (pourtant progressive et très limitée) des écoles, des commerces et des transports publics suscite l'incompréhension des ecclésiastiques, qui apprécient mal d'être logés à la même enseigne que les restaurants, les cinémas ou les clubs sportifs. Des politiques prennent le relais : 67 parlementaires, parmi lesquels Bruno Retailleau, François-Xavier Bellamy ou Eric Woerth, tous membres du parti Les Républicains, demandent la reprise des messes à la Pentecôte dans une tribune publiée par Le Figaro.

Il faut croire que la "sainte colère" a en partie payé : le 5 mai au Sénat, Edouard Philippe annonce une évolution : "Si la situation sanitaire ne se dégrade pas au cours des premières semaines de levée du confinement, le gouvernement est prêt à étudier la possibilité que les offices religieux puissent reprendre à partir du 29 mai". Soit juste à temps pour que les catholiques fêtent Pentecôte, deux jours plus tard. Un argument religieux a-t-il été pris en compte par le gouvernement dans le choix d'avancer la réouverture, afin de ménager les catholiques ? Sollicitée, la Conférences évêques ne souhaite pas commenter la décision et indique "poursuivre le travail engagé avec le gouvernement dans la perspective du déconfinement". De son côté, le ministère de l'Intérieur, chargé des cultes, temporise quelque peu : on indique que "la réflexion est en cours sur une éventuelle anticipation de la date de reprise des offices" (laquelle reste suspendue à l'évolution de la situation sanitaire) et que le gouvernement entretient "un dialogue permanent avec l'ensemble des cultes" ; mais la place Beauvau reconnaît explicitement que "le souhait de reprendre plus rapidement les offices religieux émane du culte catholique".

Le 29 mai devrait donc marquer la reprise des messes... mais pas la réouverture des églises : l'état d'urgence sanitaire, et notamment le décret n°2020-293 qui fixe les conditions du confinement, a autorisé les "établissements de culte" à rester ouverts, à l'inverse de la plupart des établissements recevant du public (ERP). On peut donc toujours s'y rendre pour prier ou se confesser. Seuls les rassemblements de 20 personnes ou plus sont interdits, mais les messes célébrées à huis clos, sans fidèles et diffusées sur les réseaux sociaux, sont permises. Les funérailles peuvent également se tenir, en effectif réduit. Comme le rappelle Gilles Clavreul, délégué général de L'Aurore et ancien préfet, "alors que bon nombre d’activités collectives ne reprendront que très progressivement, y compris dans des espaces à ciel ouvert, il est prévu que les activités cultuelles puissent reprendre le 2 juin. Quoi qu’on en pense sur le fond, il est donc curieux d’entendre certains responsables de l’Eglise se plaindre d’un traitement défavorable."

D'autant que les risques sanitaires provoqués par les cérémonies religieuses sont réels : comme l'a rappelé Edouard Philippe, celles-ci "réunissent des proches et des moins proches dans des lieux souvent confinés avec une forme de brassage qui est profondément réjouissante en temps normal mais infiniment périlleuse en temps de crise sanitaire." La messe catholique, qui concerne en large partie des personnes âgées et donc à risques, implique ainsi de serrer les mains d'autres personnes, ou de tenir divers objets (sièges, hosties, coupes...) lors de l'eucharistie puis de la communion. La remarque de Mgr de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims, avançant que "ce n'est pas l'eucharistie qui transmet le virus mais les mains des prêtres et des fidèles" était en la matière un défi au bon sens rappelant les déclarations d'Olivier Véran nous sermonnant que le coronavirus "ne s'arrêtait pas aux frontières". Difficile également d'imaginer un prêtre mener une messe en portant un masque. Alors que les messes à huis clos sont toujours suivies à distance par des milliers de fidèles, est-il bien nécessaire de réclamer la reprise immédiate d'offices tronqués, sans eucharistie, en modifiant la communion, en supprimant les chants et le baiser de paix ?

Malaise séculier

Le clergé a fait valoir ses capacités d'adaptation, certifiant à l'Etat qu'il était en mesure de reprendre immédiatement les rassemblements religieux en faisant respecter des règles sanitaires strictes : distribution de gel hydroalcoolique, espacement des fidèles, multiplication des offices... "Nous ne demandons pas la reprise totale du culte sans discernement ni prudence, ont ainsi promis les 130 prêtres dans leur appel. Mais nous demandons qu'on nous fasse confiance pour mettre en place et vivre un déconfinement progressif, par étapes, totalement respectueux des règles sanitaires." Néanmoins, dans un Etat laïque, qui ne reconnaît aux cultes aucun statut particulier, une telle promesse n'a que peu de sens : l'Etat n'a en effet pas vocation à accéder aux demandes de toute association particulière, religieuse ou non, même si celle-ci assure être capable d'appliquer des règles sanitaires.

Et c'est peut-être là que se niche le malaise. Mise à égalité avec la culture et le sport, qu'elle juge bassement matérialistes, l'Eglise prend une nouvelle fois conscience de la perte de son statut de surplomb. Ce conflit implicite, entre ceux qui souhaiteraient accorder à la religion catholique une dignité supérieure à celle des autres activités humaines, affleure dans toutes les déclarations des militants d'une reprise prématurée des messes. "Aller à la messe, ce n'est pas aller au cinéma, s'agaçait Mgr Aupetit au micro de Radio Notre-Dame. C'est quelque chose de vital." Dans Le Figaro, le journaliste catholique Jean Sévillia exhortait ainsi Emmanuel Macron, "chef d’un État laïque mais qui a été élu par une nation historiquement liée au christianisme, devrait comprendre que, pour un catholique conscient de sa foi, la messe n’est pas une activité culturelle facultative mais, selon la formule des attestations de déplacement dérogatoire, une 'première nécessité'". Les 130 prêtres, évoquant eux aussi un "besoin vital" questionnaient : "Si les usines, les écoles, les commerces et les transports en commun reprennent, qu'est-ce qui pourrait justifier que nos églises restent vides et les messes publiques interdites ?". Dans Valeurs actuelles, Mgr Ginoux, évêque de Montauban, va même jusqu'à établir une hiérarchie religieuse : "Nous ne sommes pas là dans un simple rassemblement de croyants, mais nous retrouvons à la messe le Christ ressuscité réellement présent. Chez les musulmans ou les juifs, la fréquentation de la mosquée ou de la synagogue n'est pas le plus important."

On mesure la portée de l'incompréhension : loin de représenter tous les catholiques, ces divers points de vue exigent de placer leur religion au-dessus des autres cultes, au-dessus des nécessités économiques et sociales, au-dessus des activités culturelles "profanes", au-dessus même de la sécurité sanitaire des Français... Alors que le décret du 23 mars suspend toutes les activités à l'exception de celles qui sont "indispensables à la continuité de la vie de la Nation", ces catholiques pratiquants estiment justement que la messe entre dans cette catégorie. Une exigence irrecevable dans une République laïque, mais dont le refus illustre à leurs yeux, d'après le mot de Guillaume Bernard maître de conférences à l'Institut catholique de Vendée, "le matérialisme sous-jacent à l'actuel régime." Logique séculière et laïque contre logique spirituelle et cléricale, le conflit apparaît irrésoluble. Les complaintes multiples s'insurgeant d'une atteinte à la "liberté de religion" n'ont d'ailleurs pas plus de sens. "La liberté de religion n'existe pas dans le droit français", recadre Jean-Pierre Sakoun, qui rappelle que la notion pertinente, celle de "liberté de conscience" figurant dans le premier article de la loi de 1905 garantit le libre exercice des cultes... sous des restrictions édictées "dans l'intérêt de l'ordre public". L'état d'urgence sanitaire "définit justement les conditions particulières d'un ordre public qui s'impose à l'ensemble des associations, cultuelles ou non", conclut Sakoun.

Malgré les concessions de l'exécutif, l'épisode a poussé une fraction du monde catholique à adopter des postures de victimisation extrêmes, signe que pour une partie réduite des pratiquants, les plaies de la séparation des Eglises et de l'Etat n'étaient pas cicatrisées. "L'interdiction des messes est un scandale, le signe d'un pouvoir tyrannique, l'expression de la guerre du laïcisme, du matérialisme et du légalisme contre le catholicisme", s'emporte Guillaume Bernard, accusant le régime de "réactiver l'offensive" contre le catholicisme dans un "nouvel épisode des guerres de religion(s)".

Valeurs actuelles s'est aussi livré à une convocation de l'histoire un brin paranoïaque, écrivant : "Le gouvernement interdit sans état d’âme les catholiques de messe, fait inédit depuis la Terreur, transgression liberticide qu’aucun régime n’avait osée au XXe siècle à l’exception des grands totalitarismes." Sur les réseaux sociaux, on a vu plusieurs catholiques, tendance "tradi", déclarer être prêt à célébrer des offices religieux en secret, invoquant là encore le souvenir de 1793. Pierre Meurin, directeur des études de l'Issep, l'école de Marion Maréchal, a ainsi indiqué rechercher "des messes clandestines à partir du 11 mai".

Cette radicalisation n'est toutefois pas le lot de tous les catholiques, à commencer par le premier d'entre eux : le pape François s'est opposé en Italie aux menées des évêques transalpins (lesquels se sont lancés dans un bras de fer avec le gouvernement de Giuseppe Conte), et a exhorté les fidèles à obéir aux mesures décidées par les exécutifs.

Mgr de Moulins-Beaufort a également appelé à "respecter les consignes sanitaires dans le but du bien commun", et a jugé que "quand certains parlent de persécution, ce n’est pas très respectueux des personnes vraiment persécutées, emprisonnées, torturées". Sur les sites de médias catholiques, la rébellion affichée par certaines évêques tranchait souvent avec les commentaires des centaines de fidèles anonymes, désireux d'apaisement et comprenant que la reprise des messes pouvait légitimement encore attendre quelques semaines. Lors de son office célébré à huis clos ce dimanche 3 mai, le prêtre de Notre-Dame de la Confiance, une chapelle au nord de Paris, a passé le message suivant à ses fidèles : "S’il y a eu des erreurs et des imprévoyances de la part de nos responsables d'Etat, soutenons-les quand même car ils ont la charge de nous emmener vers une délivrance la moins coûteuse possible. Soyons donc obéissants et même pro-actifs dans l’obéissance aux consignes gouvernementales."

Il serait ainsi très injuste de placer tous les catholiques dans le camp de la rébellion face au confinement des messes. Mais l'affaire a marqué un précédent : "C’est bien l’Eglise catholique qui se singularise ici des autres cultes, pour la première fois depuis longtemps, en protestant publiquement et bruyamment", note Gilles Clavreul, qui estime "qu’il faut inscrire cette réaction dans un contexte plus large, celle d’une angoisse existentielle assez profonde, chez les catholiques pratiquants et dans la hiérarchie ecclésiastique : l'angoisse d’une indifférence croissante de la société au message spirituel dont l’Eglise s’estime le garant."

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne