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IRAN/AFGHANISTAN

Enquête : comment des gardes-frontières iraniens ont noyé des dizaines de migrants afghans

Des vidéos amateur relayées sur les réseaux sociaux en Afghanistan montrent des corps de migrants afghans noyés après avoir été contraints de traverser le fleuve Hari Rûd qui sépare l'Iran et l'Afghanistan, le 1er mai 2020.
Des vidéos amateur relayées sur les réseaux sociaux en Afghanistan montrent des corps de migrants afghans noyés après avoir été contraints de traverser le fleuve Hari Rûd qui sépare l'Iran et l'Afghanistan, le 1er mai 2020.
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Un groupe de 57 migrants afghans ont été arrêtés le 30 avril alors qu'ils tentaient illégalement de se rendre en Iran. Ils ont été contraints par les gardes-frontières de retraverser le fleuve Hari Rûd, qui sépare l'Iran et l'Afghanistan. Seuls 12 d'entre eux en ont réchappé, au moins 17 se sont noyés et une vingtaine est portée disparue. Ces migrants retournaient en Iran pour y reprendre leur travail, alors que l'épidémie de coronavirus a baissé en intensité dans le pays. Les autorités iraniennes nient en bloc qu'un tel incident ait eu lieu, mais notre enquête, réalisée à partir de vidéos prises par les victimes et de témoignages de survivants et de médecins, en prouve la réalité. Si les incidents entre migrants afghans et gardes-frontières iraniens ne sont pas rares, celui-ci est d'une particulière gravité.

Les migrants ont passé la frontière le 30 avril au soir, traversant le fleuve Hari Rûd sur des radeaux de fortune, aidés par un passeur. Mais ils ont été arrêtés par des gardes-frontières qui les ont détenus à leur poste, situé à 20 km au sud-est du village iranien de Jannatabad, dans le district de Salehabad, dans la province de Razavi Khorasan.

Les autorités afghanes ont affirmé qu'au moins 17 migrants ont été retrouvés morts, noyés, et 20 sont portés disparus après avoir été contraints de rebrousser chemin. Selon l'un des migrants, cité par les médias, les gardes-frontières leur ont laissé "le choix entre mourir d'une balle ou traverser la rivière". Des télévisions locales afghanes ont diffusé des images des corps de certaines des victimes, transportées à l'hôpital général de Herat, une ville afghane située à une centaine de kilomètres de la frontière iranienne. L'importante couverture médiatique de l'incident en Afghanistan a contribué à créer de vives tensions diplomatiques entre les deux pays.

ATTENTION CES IMAGES PEUVENT CHOQUER 

Dans cette vidéo publiée le 2 mai sur les réseaux sociaux en Afghanistan, fimée par un survivant, on voit quatre corps (trois hommes et un enfant), sur la rive afghane du fleuve (province d'Herat).

 

Le ministre afghan des Affaires étrangères, Mohammad Hanif Atmar, a ainsi annoncé le 2 mai qu'un comité d'investigation allait enquêter.

Dans un communiqué daté du 3 mai, le commandement de la police aux frontières iranien a pour sa part nié catégoriquement avoir forcé les migrants à se noyer et a affirmé que "les vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrant des corps étendus sur le bord de la rivière ne sont pas tournées à la frontière irano-afghane".

Le 5 mai, Mohammad Hanif Atmar a affirmé dans un tweet vouloir poursuivre les auteurs de "ce crime impardonnable avec tous les moyens diplomatiques de notre pays jusqu'à ce que justice soit faite". Le 6 mai, il a déclaré devant le Parlement afghan que les négociations avec l'Iran avaient échoué.  

"Les gardes-frontières iraniens rigolaient pendant que nous coulions"

Shah Mohammed [pseudonyme] fait partie des survivants. Il repartait en Iran pour recommencer à travailler sur le chantier où il était employé, qui avait été arrêté en raison de l'épidémie de Covid-19.

 

Nous avons traversé le fleuve quelque part dans la région de Zulfigar [une vallée dans la région frontalière, dans le district de Guran en Afghanistan] vers 22 h le soir du 30 avril, sur des barils attachés ensemble par des cordes. Une fois la rivière traversée, nos étions en territoire iranien et une patrouille de gardes-frontières nous a arrêtés. Nos étions environ 50, ils nous ont rassemblés, il y avait notamment des hommes âgés et un enfant de 11 ans [13 ans selon l'hôpital de Herat, NDLR]. Ils nous ont conduit à leur poste frontière et nous avons passé la nuit là. Le lendemain, ils ont commencé à nous insulter, nous ont déshabillé intégralement, nous ont donné des coups de pieds, des coups de crosse avec leurs armes et des coups de fouet. Ils nous ont obligé à enlever les mauvaises herbes autour du poste.

Vers midi, ils nous ont mis dans des minibus, qui nous ont emmenés à quelques minutes du poste, quelque part au milieu de la région de Jannatabad en Iran. Là, ils nous ont dit de traverser la rivière, et que sinon ils nous tireraient dessus. Ils ont tiré des rafales en l'air pour nous effrayer. Nous avons donc décidé de traverser, mais beaucoup d'entre nous ne savaient pas nager. Nous avons tenté de nous tenir les uns les autres mais c'était impossible, le courant était trop fort. Les gardes rigolaient en nous regardant nous noyer. Nous étions une vingtaine à savoir nager et nous avons ainsi pu sauver nos vies. Le fleuve a emporté les autres. J'ai perdu tout mon argent, et mon téléphone portable. Nos avons marché des kilomètres ensuite côté afghan, pour trouver de l'aide et atteindre Herat.

Dans cette vidéo, un survivant - le même qui a filmé la vidéo des corps - déclare : "Cest le poste frontière iranien depuis lequel les gardes nous ont emmenés pour nous pousser dans le fleuve Hari Rûd. En 10 minutes, 15 d'entre nous sont morts. Nous avons recueilli six corps dans la rivière, les autres ont disparu. Je marche sans chaussure [il les a perdues dans le fleuve, NDLR] le long de la frontière"

"Mes cousins voulaient simplement travailler"

Ahmad (pseudonyme), qui n'était pas parmi les migrants arrêtés, a perdu trois de ses cousins, Djalil, 16 ans, Edris, 19 ans, et Mohammad, 20 ans. Il était en larmes lors de notre entretien :

 

Ce n'est pas la première fois qu'ils allaient comme ça en Iran, ils y travaillaient depuis des années. Quelques jours avant, leurs chefs les avaient appelés pour leur dire que le travail reprenait en Iran, et qu'ils avaient besoin d'eux. Donc mes cousins ont contacté leur passeur habituel. Et quelques jours après leur départ, qu'est-ce qu'on reçoit ? Leurs corps. Je ne comprends pas pourquoi les gardes-frontières iraniens ont fait ça. Sont-ils seulement humains ? Ils auraient pu les frapper, leur briser les os, les mettre en prison pendant dix ans, mais pas ça. Mes cousins voulaient simplement travailler, gagner leur vie.

"L'asphyxie par l'eau est la cause de la mort"

Un million de réfugiés afghans vivent en Iran selon le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU. Il faut y ajouter environ 2,5 millions de migrants en situation irrégulière, dont la majorité travaille dans la construction pour des salaires très bas.

France 24 a pu contacter le docteur Aref Djalili, porte-parole de l'hôpital général d'Erat, où ont été transportés cinq des seize corps sans vie :

 

Nous n'avons trouvé aucun trace de balle, ni d'aucune violence physique sur les corps que nous avons examinés. L'un portait des traces de saignement dans le nez et la bouche, mais nous pensons que cela s'est produit avant la traversée de la rivière. Il ne fait aucun doute que l'asphyxie est la cause de la mort pour tous. Nous avons aussi pris en charge des survivants qui avaient des problèmes mineurs, notamment des troubles digestifs dus à l'ingestion de boue dans le fleuve.

"Les gardes-frontières iraniens ont les mains libres pour commettre tout type de violence"

Le fait d'obliger des migrants à retraverser le fleuve est sans précédent. Mais les migrants illégaux sont régulièrement victimes de violences de la part des gardes-frontières, explique Abdullah Saljoughi, un journaliste afghan indépendant basé à Herat :

 

Quand des migrants sont arrêtés, ils sont normalement transférés dans des centres spécifiques en Iran, où ils passent un à deux jours avant d'être expulsés. Chaque jour, entre 1 000 et 1 200 migrants "illégaux" traversent cette frontière. Mais c'est la première fois selon moi que ça se passe comme ça. Cependant, insulter, frapper, fouetter, déshabiller, condamner à du travail forcé... sont des pratiques courantes des gardes-frontières iraniens. En 2012, des gardes-frontières avaient abattu treize migrants. Ils ont les mains libres pour tout type de violence."

Selon Reza Baher, porte-parole du ministère afghan des Réfugiés et du rapatriement, 184 000 Afghans, dont 181 000 sans papier, sont rentrés d'Iran dans leur pays en 2019. La moitié sur la base du volontariat, l'autre dans le cadre d'un processus d'expulsion.

Où l'incident a-t-il eu lieu ?

 

La police iranienne a nié que les vidéos aient été filmées à la frontière irano-afghane. Notre rédaction a cependant pu identifier où avaient été tournées les vidéos, et nos résultats correspondent aux indications données par Shah Mohammad, il s'agit bien d'une zone autour d'un poste frontière iranien.

Dans la deuxième vidéo ci-dessous, on peut voir le fleuve Hari Rûd, au bord duquel se trouve un espace vert (cadre blanc sur notre infographie), une colline avec une structure géologique spécifique (cadre rouge), et sur cette colline le poste frontière iranien avec notamment un bâtiment cylindrique, typique des postes frontières iraniens (cadre bleu). Le poste est protégé par une barrière (flèches), que l'on identifie également sur l'image satellite, et autour se trouvent de grands arbres (cercle orange sur notre infographie).

Ces éléments se retrouvent sur l'image satellite de la vallée de Zulfigar, autour du seul poste frontière iranien dans cette zone.

En cherchant des images satellites de la frontière irano-afghane, nous avons localisé un endroit qui correspond à ce que montre la vidéo. Il se trouve à 20 km au sud-est du village de Jabbatabad (province du Razavi Khorasan).

Les vidéos tournées par les survivants contiennent des indices géographiques, comme les montagnes à l'arrière-plan qui peuvent être retrouvées sur des images satellite du district de Gulran en Afghanistan, dans la province d'Herat.

Article écrit par Ershad Alijani.

 

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