Gaspard Koenig : « Il faudra récupérer toutes nos libertés perdues »

Par Propos recueillis par Samuel Ribot/ALP

Pour Gaspard Koenig, philosophe d’inspiration libérale, la crise que nous vivons peut nous permettre de redéfinir notre rapport à une société et d’envisager de nouvelles solidarités. Mais il nous faudra parallèlement être très vigilants sur le rétablissement de libertés mises entre parenthèses au nom de l’urgence sanitaire.

Gaspard Koenig est, professeur de philosophie, auteur de nombreux essais et romans, et président du think-tank GenerationLibre
Gaspard Koenig est, professeur de philosophie, auteur de nombreux essais et romans, et président du think-tank GenerationLibre (Photo Hannah Assouline)
Au-delà de ses conséquences dramatiques, la crise que nous traversons recèle-t-elle des opportunités ?

Toute crise majeure, qu’elle soit de nature guerrière ou épidémique, ouvre sur le plan politique la possibilité de concevoir des idées nouvelles, de repenser des structures entières et de faire aboutir des réformes qui paraissaient totalement impossibles. Par exemple, pour évoquer un sujet que je défends depuis longtemps, c’est sans doute le moment de réfléchir à l’instauration du revenu universel, soit le versement mensuel à chaque citoyen d’une somme couvrant ses besoins de base, financée par un impôt proportionnel sur le revenu. Cette idée, qui paraissait totalement enlisée, émerge d’ailleurs aujourd’hui aux États-Unis, en Espagne, au Japon, en Angleterre ou en Allemagne. En France, où le niveau de redistribution est déjà très élevé, elle serait réalisable sans bousculer les grands équilibres budgétaires, par fusion des allocations d’un côté et simplification des impôts de l’autre.

« La liberté personnelle n’est plus celle de pouvoir tout faire à tout moment, mais de faire des choses qui nous correspondent ».
Qu’en est-il au niveau de l’individu ?

Le changement de nos habitudes, l’isolement, ont provoqué une rupture brutale. Nous sommes donc tous appelés à réfléchir à des réformes d’ordre plus intime. Notre immobilité forcée, pour tous ceux qui étaient confinés, remet en question notre rapport au temps. Le philosophe allemand Hartmut Rosa a montré que nous vivions dans une société de l’accélération, qui cherche non pas à atteindre une certaine vitesse mais à toujours la dépasser en surchargeant nos agendas, en multipliant les voyages et les connexions. Ce n’est pas une fatalité !

Au-delà de la vitesse ou de la lenteur, qui sont des données relatives, on doit s’interroger sur notre gestion du temps, sur la possibilité de laisser des espaces libres, de réintroduire la possibilité de l’inattendu, d’accorder autant d’importance au cheminement qu’au but. Cette réflexion influe sur notre conception de la liberté personnelle, qui n’est plus celle de pouvoir tout faire à tout moment, mais de faire des choses qui nous correspondent.

Le direct

Vous n’êtes pas pour autant devenu un adversaire du commerce mondial et des échanges globalisés…

Je reste fondamentalement libéral et technophile : ralentir ne veut pas dire refermer ! Je ne partage pas le discours rétrograde des décroissants, qui veulent revenir à l’ère d’avant la civilisation industrielle. Je pense possible de préserver une société ouverte, qui pratique l’échange et l’innovation, mais d’une façon plus apaisée, davantage fondée sur les hommes que sur les processus. Ce type de transformation ne pourra s’opérer que de manière organique, à travers chaque individu, et non par le biais d’une planification venue d’en haut.

« Les épidémies n’ont rien à voir avec la mondialisation, le libéralisme ou le socialisme »
Certaines voix réclament pourtant un retour de l’État et des frontières. Vous dites d’ailleurs craindre à ce propos une nouvelle forme de « populisme intellectuel »…

En France, en période de crise, on a tendance à vouloir tout fermer, tout verrouiller en pensant que le repli est la solution. Cette tentation s’accompagne de la volonté de redonner un rôle prépondérant à l’État, qui organiserait la production, définirait les salaires et orchestrerait les nationalisations. Ce double mécanisme de restriction des libertés et de reprise en main de l’économie par le pouvoir central rappelle la « révolution nationale » de Vichy. Et je crains que derrière le « produisons français » qu’on entend ici ou là, se cachent des relents nationalistes, qui traduisent davantage la peur que l’analyse.

Or, cette volonté de fermeture est un contresens total. Les épidémies n’ont rien à voir avec la mondialisation, le libéralisme ou le socialisme : ce sont des phénomènes récurrents dans notre histoire biologique. Ce souvenir a sauté la mémoire d’une génération, ce qui fait qu’aujourd’hui, on le redécouvre.

Quant à la lutte contre le virus, elle pourrait bénéficier de la mondialisation en mobilisant une étroite coopération scientifique internationale. Au lieu de cela, quelle tristesse de voir les batailles de chiffonniers auxquelles se livrent les États, en cherchant à s’emparer de masques ou de respirateurs avant les autres !

Les États, justement, ont mis entre parenthèses un certain nombre de libertés individuelles fondamentales. Faut-il s’en inquiéter ?

Ces restrictions ont été imposées sans véritable débat, à travers l’instauration d’un état d’urgence. Or, il faut toujours réfléchir à la proportionnalité des mesures privatives de liberté, qui ont aussi des conséquences économiques et sociales fortes, et qui aujourd’hui oscillent entre le ridicule, quand on a imposé des horaires pour le jogging, et le tragique, lorsqu’on a été empêché d’aller voir un enfant ou un parent malade.

Michel Foucault avait démontré que les structures de pouvoir qui sont mises en place dans le cadre des grandes épidémies ont tendance à perdurer une fois la menace disparue. Cela pourrait être vrai demain en matière de surveillance électronique mais aussi pour de nombreuses procédures administratives élaborées en catimini. C’est pour cela que Génération Libre (*), le Think Tank que je dirige, va créer un Observatoire des libertés perdues, dressant la liste de toutes les restrictions qui nous ont été imposées, pour s’assurer qu’elles soient bien levées une à une.

L’application StopCovid est montrée du doigt au prétexte qu’elle ferait courir le risque d’un traçage des individus par l’État. Qu’en pensez-vous ?

En l’espèce, la protestation me semble trop simpliste. D’abord, l’utilisation de cette application se fera sur la base du volontariat, ce qui est absolument essentiel. Ensuite, l’application semble bien plus respectueuse de la vie privée que ne le sont les opérateurs privés et réseaux sociaux auxquels nous confions chaque jour nos données sans sourciller.

Enfin, il s’agit en l’installant de contribuer à protéger l’ensemble de la population, dont les plus vulnérables, ce qui constitue un acte fondamentalement civique.

« Le législateur doit résister à la tentation de tout arrêter, et trouver un équilibre entre les contraintes sanitaires et la palette des libertés civiles et économiques ».
Avez-vous l’impression que le pouvoir sanitaire a pris le pas sur le politique ?

Pour paraphraser Clemenceau, je dirais que l’épidémie est une chose trop grave pour la confier aux médecins. Qu’ils nous informent de l’état de la science, c’est très bien, mais celui-ci, qui est très fluctuant, doit ensuite être interprété en fonction de nos valeurs culturelles et politiques. Et il existe en démocratie d’autres valeurs que celle de la préservation de la vie. C’est d’ailleurs cette tolérance au risque qui prouve que nous sommes une société libre. Le législateur doit donc résister à la tentation de tout arrêter, et trouver un équilibre entre les contraintes sanitaires et la palette des libertés civiles et économiques.

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