« Bologne, Bologne, Bologne… Cette ville silencieuse, ce n’est pas toi »

Bologne vue par Jul’ Maroh.

Bologne vue par Jul’ Maroh. JUL' MAROH / @JULIEMAROH

Témoignage  Confiné puis déconfiné à Bologne, en Italie, Jul’Maroh, auteur de la BD « Le bleu est une couleur chaude », raconte ce que l’épidémie a changé à sa ville, à son travail, mais aussi à sa transition de genre.

« Bologne Bologne Bologne… Chaque jour, je marche dans tes rues, pourtant tu es absente. Tes arcades forment une cage thoracique gigantesque à travers laquelle seul le vent passe. Les confettis qui irradient généralement partout pour fêter les diplômes ont depuis longtemps disparu. La clameur des protestations et les embrassades dans les réunions d’activistes semblent un écho lointain. Cette ville silencieuse, ce n’est pas toi. Toi, Bologne, tu rugis. Ta cage thoracique vit pour crier des slogans et des revendications à pleins poumons.

Parce que tu es une île de pirates qui résiste au milieu du tumulte patriarcal et capitaliste du monde. Tu es la foule infatigable féministe-anarcho-écologiste-queer-punk-trans-pédé-gouine-ensorceleuse-rebelle. Tu es la multitude qui ne transige pas avec ses valeurs même quand il faut danser jusqu’à l’aube. Te voir vidée de ta population militante, de tes manifestations et de tes événements culturels, c’est ne pas te reconnaître, tel un corps qui a perdu son âme.

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« Je suis aux prises avec un brouhaha gigantesque, en moi et autour de moi »

Je vis entre la France et l’Italie depuis plusieurs années. Étant donné que la région de Bologne est la plus touchée après la Lombardie, j’ai très vite renoncé à rentrer en France car je craignais d’être porteur sain et de diffuser le virus pendant mon voyage. Et je ne me sentais pas de déserter ma communauté juste parce que j’en avais l’occasion. Comme la zone était particulièrement touchée, les mesures de confinement étaient rudes, plus serrées qu’en France (par exemple, activité motrice autorisée seulement à moins de 200 mètres du domicile, pas de vélo, ni de jogging au parc) et les altercations avec la police fréquentes. En gros, le seul bruit qu’on entendait dehors était celui des sirènes d’ambulance et de gendarmerie.

Comme tout le monde, je traverse un grand huit émotionnel. Même si en Italie nous sommes désormais en “phase 2” depuis lundi 4 mai, le déconfinement est loin d’être terminé. J’ai l’impression d’être aux prises avec un brouhaha gigantesque, en moi et autour de moi. Je vois ce moment comme une opportunité collective, mais j’ai très peur qu’on rate le coche. Durant cette crise, les détails sont des données précieuses, comme par exemple ce que les Etats considèrent “de première nécessité” ou non, ce qui en dit long sur l’idéologie qui gouverne notre pensée quotidienne.

Les protestations et rassemblements politiques dissidents sont interdits, et qui était déjà précarisé et discriminé l’est encore davantage. Le pire, c’est que des scientifiques aient prédit que nous allions nous retrouver dans la situation présente, et que nous n’ayons pas su transformer notre mode de vie à temps. C’est peut-être ça le plus rageant : c’était évitable.

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« Le sentiment d’inutilité est un vrai poison »

Puisque j’avais des interventions culturelles prévues, j’ai perdu plusieurs promesses de boulot et j’ai dû me serrer la ceinture. Comme un grand nombre d’artistes et d’auteurs qui dépendent des milieux scolaires et culturels pour leurs revenus, le futur est bien incertain. D’autant plus quand on est nomade comme je le suis. Heureusement en Italie, la grève des loyers porte ses fruits ci et là, et ma propriétaire a été conciliante et aidante. Le confinement étant aussi mental, je fais partie des artistes qui peinent à se concentrer sur leur travail actuellement. Le sentiment d’inutilité est un vrai poison. J’ai consacré plus de mon temps à des formes de solidarité, qu’elles soient matérielles (faire les courses pour d’autres personnes) ou psychologiques.

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Ce confinement a des conséquences négatives pour les personnes trans à plusieurs niveaux. Même si par rapport à la majorité, j’ai des privilèges sociaux, je n’échappe pas à la situation. Comme je suis actuellement en confinement à l’étranger, j’ai dû interrompre mon suivi médical avec mon endocrinologue française et les prises de sang qui contrôlent mon taux de testostérone. À un moment, la question se posera aussi de l’ordonnance pour me procurer mon traitement alors que je suis à l’étranger… En Italie, la pénurie de certaines hormones avait commencé l’année dernière. Impossible de savoir si ce fut pour des raisons économiques ou politiques, mais vu que cette production a été ralentie en cette période de crise, nous en subirons très certainement les effets dans les temps à venir.

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Concernant l’après, mon impression première est que nous nous sommes habitué.e.s à la perte d’un certain nombre de libertés individuelles et collectives, et que l’intimité physique est devenue une source d’angoisse. Cette période est comme un rite d’initiation qui nous confronte directement aux conséquences de nos actions. J’aimerais que, collectivement, nous soyons capables de nous organiser politiquement, concrètement, pour enrayer les rouages du mode de vie capitaliste, colonial et patriarcal qui nous a amené.e.s là. »

Propos recueillis par Amandine Schmitt

Jul’Maroh, bio express

Né en 1985 à Lens, Jul’Maroh s’est fait connaître sous le nom de Julie Maroh pour la bande dessinée « Le Bleu est une couleur chaude » (Glénat, 2010), adaptée au cinéma par Abdellatif Kechiche (« La Vie d’Adèle », 2013). Dernier album paru : « Corps sonores » (Glénat, 2017). « You brought me the ocean », écrit avec Alex Sanchez, sortira chez DC Comics aux Etats-Unis le 9 juin.

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