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Farah Barqawi : « Les femmes arabes sont comme toutes les autres, même si tout le monde veut les voir différemment »

​​​​​​​Poétesse de l’amour et de la révolution, l’activiste palestinienne Farah Barqawi lutte pour l’égalité hommes-femmes et la tolérance face à la diversité sexuelle dans le monde arabe
« Le type de liberté que je demande peut être complètement différent de celui de quelqu’un d’autre, donc rassembler les femmes arabes dans le même cadre de lutte est vraiment dangereux » - Farah Barqawi (portrait publié par le site Jeem)

Farah Barqawi a beaucoup voyagé dans sa vie. Comme beaucoup de Palestiniens, son existence est marquée par l’exil. Née dans le camp de réfugiés de Yarmouk, en banlieue de Damas, elle s’installe avec sa famille dans la bande de Gaza à l’âge de 10 ans. Elle en repart sept ans plus tard afin d’effectuer ses études universitaires au Caire, où elle réside aujourd’hui. Un nomadisme également ponctué d’escales entre Dubaï, Chicago et Beyrouth, où débute son militantisme féministe.

Si le mouvement caractérise la jeune activiste, il est deux autres choses qui ne la quittent jamais : la cause palestinienne et l’amour de l’écriture. Chez elle, poésie et révolution marchent main dans la main, et c’est sur le terrain des mots que s’exprime son engagement politique. Par leur pouvoir de faire exister les choses, elle les choisit précieusement pour éviter aux luttes qu’elle défend de sombrer dans l’oubli.

C’est ce qui l’amène à cofonder le mouvement de « soulèvement des femmes dans le monde arabe » en 2011, une page Facebook créée avec une Égyptienne et une Libanaise pour défendre les droits des femmes dans la région. Véritable succès, l’initiative se transforme rapidement en relais de campagnes photographiques féministes, et notamment d’une manifestation organisée en 2013 afin de dénoncer le terrorisme sexuel exercé par l’État égyptien sous Hosni Moubarak contre les femmes et répliquée dans plus de 35 pays.

Elle est aussi à la tête du premier wikigender en arabe, une encyclopédie collaborative en ligne lancée en 2016 dans le but de fournir au grand public des informations féministes et de faire avancer l’égalité hommes-femmes. Un projet qui peine aujourd’hui à survivre, dans un contexte politique égyptien qui étouffe de plus en plus la liberté d’expression en bloquant notamment certains sites.

L’auteure et activiste palestinienne Farah Barqawi a notamment cofondé la première encyclopédie collaborative en ligne sur le féminisme (Mohamed Hosny) 
L’auteure et activiste palestinienne Farah Barqawi a notamment cofondé la première encyclopédie collaborative en ligne sur le féminisme (Mohamed Hosny) 

Middle East Eye : D’où vient votre engagement féministe ?

Farah Barqawi : Mes parents sont tous les deux très impliqués politiquement. Ils étaient tous les deux activistes au sein de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine] et ma mère est une féministe engagée pour les droits des femmes en Palestine. Elle travaille notamment comme assistante juridique dans une ONG à Gaza.

Pour moi, être Palestinienne est une chose très complexe mais je n’aurais jamais voulu être autre chose. Je suis née d’une blessure, mais c’est elle qui maintient la flamme en vie

J’ai donc baigné dans une famille assez féministe, même si je n’ai pas été directement impliquée dans le combat avant de terminer mes études à Chicago et de revenir au Caire, au moment des révolutions arabes.

MEE : Beaucoup de vos travaux comportent de la poésie, qu’il s’agisse de performances scéniques ou d’articles de presse. Pourquoi avoir choisi la poésie comme moyen d’expression ?

FB : Une grande part de cela vient sûrement de mon origine palestinienne. Mon père était un fou de poésie et c’était vraiment notre langage à la maison. Je n’ai pas été élevée avec mon père car mes parents étaient séparés, mais j’ai grandi en lisant et récitant des poésies.

Je me souviens même avoir très tôt participé à des festivals où je devais monter sur scène pour réciter des poèmes de Mahmoud Darwich, Samih al-Qasim ou Taoufik Ziyad. C’est ainsi que mon langage s’est construit et, aujourd’hui, mes performances comme mes articles sont emprunts de poésie.

MEE : Comment l’idée de créer un wikigender en arabe vous est-elle venue ?

FB : Au lendemain des révolutions, il y a eu un vrai recul politique. La liberté d’expression a été réprimée et les gens vraiment découragés. Nous avions des difficultés à continuer nos campagnes, car nous pouvions être poursuivies pour cela [en Égypte].

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En 2016, nous avons alors été approchées par des associations, notamment le Goethe Institute, qui voulaient créer un lexique en arabe sur des sujets relatifs à la sexualité et aux genres. Mais nous avons préféré proposer la création d’un wiki, qui permettrait non seulement de produire et de diffuser du contenu, mais également de le faire collectivement.

Plutôt que de devoir contacter un administrateur pour ajouter des infos, ce qui est un système intrinsèquement patriarcal, nous avons voulu ajouter une dimension technologique féministe grâce au recours à l’open source.

Aussi, comme l’atmosphère politique n’est pas adaptée à l’activisme direct, c’est une manière plus sécurisée de documenter ce qui se passe en créant des connaissances qui expliquent notre dynamique et nous permettent de recruter de nouvelles jeunes féministes. Aujourd’hui, ce wiki est devenue une véritable encyclopédie féministe dans le monde arabe.

MEE : Selon vous, y a-t-il a un féminisme spécifique au monde arabe aujourd’hui ?

FB : Je pense que partout, il y a plusieurs nuances de féminisme. Les femmes arabes sont comme toutes les autres, même si tout le monde veut les voir différemment. Chaque pays a ses propres défis avec le féminisme, mais pour une raison que j’ignore, on pense que les femmes arabes sont restées dans l’obscurité. Nous sommes juste des citoyennes qui réclament la citoyenneté totale.

Le féminisme est une idéologie, et il existe un féminisme pour chaque personne. Il y a des féministes arabes qui ne s’intéressent pas au féminisme intersectionnel ou qui ne sont pas ouvertes au féminisme queer ou à la transidentité. Il y en a aussi qui sont nationalistes.

Chaque pays a ses propres défis avec le féminisme, mais pour une raison que j’ignore, on pense que les femmes arabes sont restées dans l’obscurité

Il est dangereux de mettre un parapluie sur le féminisme arabe. C’est effrayant d’un point de vue local comme extérieur car les gens nous considèrent comme un groupe homogène et se rapportent à nous seulement du point de vue du féminisme blanc.

Le type de liberté que je demande peut être complètement différent de celui de quelqu’un d’autre, donc rassembler les femmes arabes dans le même cadre de lutte est vraiment dangereux.

Pour certaines, il s’agit d’élever un enfant en tant que mère célibataire, pour d’autres, c’est simplement aller à l’école. Chaque féminisme comporte sa dimension culturelle et sociétale. C’est pour cela que nous devons penser le féminisme en termes de droits humains plutôt que de pays.

MEE : Vous avez aussi créé Baba Come to Me, une pièce que vous avez présentée au Liban et dans plusieurs pays d’Europe. Vous y parlez notamment de votre rapport avec votre père. Qu’est-ce que vous vouliez montrer à travers cette création ?

FB : Cette pièce évoque la manière dont ma relation avec mon père a évolué, de ma jeunesse à la fin de l’adolescence. Comment je suis passée de la fille à son papa à une femme qui s’oppose à un autre homme. Bien que mon père ait des idées plutôt progressistes, quand il s’agit de moi, ce n’est pas la même histoire [rires].

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Cette performance est une sorte de collage poétique et sonore entre mes pensées actuelles et celles que j’avais étant petite. J’ai gardé des enregistrements cassette de mon enfance que mes parents utilisaient pour communiquer et se donner des nouvelles, comme ils vivaient à distance. Mais j’ai aussi voulu montrer à travers cette pièce la manière dont l’implication politique peut éloigner de la vie de tous les jours.

Même si je suis militante moi-même, je crois qu’il y a une réelle différence générationnelle entre la génération d’aujourd’hui et la précédente. Avec l’avancée des technologies, les gens ont aujourd’hui accès à plus de contenu qui leur permet de voir les choses différemment et de changer eux-mêmes. Alors qu’avant, ils pouvaient parfois être plus moralisateurs.

Je fais partie de la génération d’Oslo [accords entre Israël et l’OLP signés sous l’égide des États-Unis dans les années 90], celle qui se demande si elle doit combattre ou accepter la paix. Je pense que nous devons toujours nous battre, mais différemment. Je crois que même écrire un petit poème est une forme de résistance qui peut soigner beaucoup de maux.

Pour moi, être Palestinienne est une chose très complexe mais je n’aurais jamais voulu être autre chose. Je suis née d’une blessure, mais c’est elle qui maintient la flamme en vie.

MEE : Vous êtes aussi l’animatrice du podcast « 3eib » (honte en arabe), diffusé sur la plateforme jordanienne Sowt. De quels sujets y parlez-vous ?

FB : J’ai toujours voulu faire du podcast, et lorsqu’on m’a proposé d’animer la quatrième saison de ce podcast jordanien, j’ai voulu y apporter ma touche personnelle. Je parle d’histoires relatives aux tabous et aux genres, mais je parle surtout d’amour et de relations à l’âge moderne.

Les histoires suivent des thèmes variés, comme les amours longue distance, les personnes qui fuient leur famille par amour, l’amour entre personnes de même sexe ou encore les relations ouvertes, mais aussi la rupture et comment on s’en relève. Un ensemble de choses que j’ai vécues personnellement et sur lesquelles j’ai voulu interroger d’autres gens.

MEE : Quels sont les histoires qui vous ont le plus marquée ?

FB : Les histoires les plus simples je crois. Je ne voulais pas raconter des histoires extraordinaires, mais au contraire proposer des récits ordinaires. 

Je pense que nous devons toujours nous battre, mais différemment. Je crois que même écrire un petit poème est une forme de résistance qui peut soigner beaucoup de maux

Je ne voulais pas non plus aborder ces sujets d’une manière exotique, ou spécifique aux pays arabes. Mon but était de sortir du prisme « spoiler alert, je vais vous raconter une histoire spéciale de gays », mais d’en parler comme de n’importe quelle autre histoire.

Je voulais aussi inclure des voix de Tunisie, du Liban, etc. et pas seulement de Jordanie. L’un des épisodes était sur les relations ouvertes. J’avais intégré des témoignages de couples hétérosexuels mais aussi homosexuels.

Suite à sa diffusion, j’ai reçu beaucoup de retours positifs, même de personnes assez conservatrices qui m’ont remerciée et m’ont dit qu’elles avaient compris ce que les gens impliqués dans ces relations ressentaient même si elles ne le cautionnaient pas. Pour moi, il est important de raconter ces histoires afin de montrer, qu’on le veuille ou non, qu’elles sont là et qu’elles existent.

​Farah Barqawi a participé le 6 mars au Forum Citoyennes de l’Institut du monde arabe (Paris) dans le cadre du festival des Arabofolies.

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