« Tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison. » Enoncée voilà quelque cinq siècles, la fameuse maxime de l’alchimiste suisse Paracelse (1493-1541) sert encore, aujourd’hui, de fondation à l’évaluation réglementaire du risque. Lorsqu’elles évaluent les dégâts potentiels d’une substance sur la population ou l’environnement, les autorités sanitaires partent en effet toujours du principe que les effets délétères sont proportionnels à la dose d’exposition. Cela semble de bon sens : à petites doses, petits effets, et à doses élevées, effets importants. Mais, au cours des deux dernières décennies, un grand nombre d’études ont conclu, à l’inverse, que certaines substances interférant avec le système hormonal (dits « perturbateurs endocriniens ») pouvaient produire des effets plus importants à de faibles doses d’exposition chronique qu’à des doses élevées.
Cet effet paradoxal est au centre d’une étude publiée mercredi 20 mai par la revue Environmental Health Perspectives, qui est sans doute la plus pointue et la plus complète publiée à ce jour sur le sujet. Coordonnés par la biologiste américaine Ana Soto (Tufts University, à Boston), ces travaux sont fondés sur les données de l’expérience dite « Clarity-BPA », lancée en 2012 par les autorités sanitaires américaines et un groupe de chercheurs académiques pour trancher la controverse sur les effets du bisphénol A (BPA). Cette expérience de dimension inédite a enrôlé un grand nombre de rats de laboratoire exposés à cinq doses différentes de BPA, dès les premiers jours de gestation jusqu’à leur sevrage pour certains et tout au long de leur vie (comme le sont les humains) pour les autres.
Au terme de leur analyse, Ana Soto et ses coauteurs sont parvenus à établir la relation surprenante entre la dose de BPA reçue et certains effets délétères observés sur la glande mammaire des animaux, connus pour favoriser la cancérogenèse. Ces effets surviennent à de très faibles doses, de l’ordre de quelques microgrammes de BPA par kilo de poids corporel et par jour (μg/kg/j) – comparables aux doses d’exposition des humains modernes. Puis, quelque part entre 25 μg/kg/j et 250 μg/kg/j survient un point de rupture : les effets s’amenuisent jusqu’à devenir plus faibles qu’à des doses d’exposition pourtant dix fois inférieures. Avant de repartir, au-delà de 250 μg/kg/j, à la hausse.
« Il s’agit d’une étude très sophistiquée, techniquement accomplie, des effets du bisphénol A sur le développement de la glande mammaire, estime le toxicologue Andreas Kortenkamp (université Brunel, à Londres), qui n’a pas participé à ces travaux. Elle corrobore les observations d’une relation dose-effet “non monotone”, avec une augmentation de l’effet à faibles doses, suivie d’une diminution à un point dit de rupture. Cela remet en question le dogme toxicologique selon lequel les effets augmentent continûment avec des doses croissantes. »
Il vous reste 48.4% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.