Publicité
Enquête

Comment les vaches sont devenues les reines de l'arnaque financière

La tempête boursière provoquée par la pandémie pousse les particuliers à investir dans des biens atypiques présentés comme des valeurs refuges. Les faux placements dans des cheptels bovins illustrent la mécanique bien huilée de ces escroqueries répandues sur le Web. Ou comment des vaches laitières réussissent à se faire passer pour des poules aux oeufs d'or.

Les fausses offres d'investissement dans des offres de location de vaches laitières, qui ont fleuri sur le Web pendant près d'un an, ont permis à des escrocs de spolier de nombreux épargnants.
Les fausses offres d'investissement dans des offres de location de vaches laitières, qui ont fleuri sur le Web pendant près d'un an, ont permis à des escrocs de spolier de nombreux épargnants. (Patrick Siccoli/SIPA)

Par Pierre Demoux

Publié le 22 mai 2020 à 07:30Mis à jour le 22 mai 2020 à 13:36

Après avoir serpenté entre les champs et bois annonçant la forêt d'Othe, au nord de la Bourgogne, la route depuis Villeneuve-sur-Yonne dégringole dans une vallée étroite toute en longueur. Au fond, la ferme Bio Milvaches se cale au bord d'un ruisseau indolent. Ne pas se fier aux apparences. Lors d'une crue, il y a quatre ans, le même avait failli couler l'exploitation agricole de Camille et Patrick Chicanne, en forçant leurs vaches à patauger dans l'eau pendant des jours, stressées au point de ne plus produire une goutte de lait. Elles ont repris du poil de la bête depuis. Elles s'affichent même en photos parmi les stars du site Web Capital Cheptel.

Cette société de gestion de patrimoine propose à des particuliers d'investir dans la location de bovins. Le principe : vous financez l'achat d'une ou plusieurs vaches laitières, que la société se charge de louer à des agriculteurs, puis vous récupérez le produit de cette location. Un placement atypique qui offre un rendement « garanti entre 6 et 12 % par an selon les races, bien mieux qu'un Livret A », assure par téléphone Jean Monteils, qui se présente comme conseiller en gestion de patrimoine. « Vous recevrez aussi la moitié des recettes des ventes de lait et la PAC rembourse 30 % pour tout investissement de plus de 8 têtes de bétail. »

Un déguisement pour traire les épargnants

Publicité

Dans une période d'agitation boursière, où les taux d'intérêt volent au ras des pâquerettes et où l'assurance-vie déprime, l'offre est alléchante. « En plus, vous aidez nos courageux agriculteurs en leur permettant d'investir pour résister à la concurrence allemande et hollandaise. Nos 45.000 éleveurs partenaires élèvent leurs bêtes dans les meilleures conditions, comme à la ferme Bio Milvaches. » Sauf que chez Camille et Patrick Chicanne, on ne trouve aucune trace de vache… mais des poules. « Nous avons arrêté l'élevage bovin en juillet », expliquent-ils. Le détail a manifestement échappé à la sagacité des experts de Capital Cheptel malgré, dixit Jean Monteils, « une expérience de plus de quarante ans dans la gestion de troupeaux ». Plus dérangeant, le couple Chicanne n'a jamais eu recours à la location de cheptel et ignore tout de cette société…

Capital Cheptel se révèle l'une de ces pseudo-sociétés derrière les nombreuses arnaques financières destinées à piéger des particuliers sur Internet. L'Autorité des marchés financiers (AMF) alerte régulièrement sur les faux placements en biens atypiques qui, sous des atours d'investissements refuges, se révèlent de vraies escroqueries. Après les cryptomonnaies, devises et autres diamants, des offres mettent en avant des produits plus concrets, avec une dimension affective, pour attirer d'autres publics. Comme les forêts ou les grands vins, ces vaches laitières servent de déguisement pour traire des comptes en banque. « Les escrocs surfent sur l'actualité et font évoluer leurs offres en fonction des modes », décrypte Claire Castanet, directrice des relations avec les épargnants à l'AMF. « Ces changements permanents leur permettent aussi de passer sous les radars. Récemment, les offres dans les fausses SCPI immobilières ou le whisky ont la cote. »

Un milliard d'euros spolié en deux ans

L'arnaque aux cheptels bovins a eu son heure de gloire du printemps 2019 jusqu'à l'hiver dernier. Fin avril, l'AMF comptait 70 URL liées aux vaches sur sa liste noire des sites frauduleux, longue de plus de 1.000 références. La vague est passée mais le gendarme continue, régulièrement, de repérer quelques nouveaux sites. Surtout, la tempête boursière conjuguée au confinement, qui a amené les particuliers à boursicoter davantage et à s'aventurer dans des placements divers, font craindre une recrudescence des arnaques en tous genres. Car si les vitrines changent, les arrière-boutiques des escrocs, elles, fonctionnent avec des méthodes identiques.

Ces faux conseillers en gestion développent une relation humaine et, sous des apparences très professionnelles, vous mettent peu à peu sous leur emprise.

Claire CastanetDirectrice des relations avec les épargnants à l'AMF

« Après avoir réussi à vous attirer sur leur site Web, via des bannières publicitaires par exemple, ils cherchent systématiquement à vous faire remplir un formulaire pour obtenir vos coordonnées », décrit Claire Castanet. Puis l'appel téléphonique est l'élément clé pour vous hameçonner et vous piéger. Ces faux conseillers en gestion développent une relation humaine et, sous des apparences très professionnelles, vous mettent peu à peu sous leur emprise. Ils évaluent votre patrimoine en vous faisant parler de votre famille, de vos goûts… afin d'estimer combien ils pourront vous soutirer. »

Les montants escroqués sont difficiles à évaluer mais, sur la base des dossiers traités par sa plateforme Epargne Info Service, l'AMF estimait, fin 2019, que 1 milliard d'euros avaient été spoliés en deux ans, avec un investissement moyen de 15.000 euros. « Ce sont parfois toutes les économies d'un foyer qui disparaissent », poursuit Claire Castanet. Si les retraités représentent près de la moitié des montants, tous les profils et âges apparaissent parmi les victimes.

Un piège bien rodé

Le cabinet 22L Avocats tente de regrouper certaines de ces victimes pour mener des actions collectives. Mes Céline Chapman et Gaël Collin disent avoir été contactés par plus de 700 personnes. « La pointe émergée de l'iceberg », estiment-ils. Les montants perdus vont de 5.000 à 1,4 million d'euros… Sur les quelque 300 dossiers qu'ils gèrent, plus d'une cinquantaine concerne les arnaques au cheptel. Les modes opératoires suivent systématiquement le même schéma, basé sur la construction d'un lien de confiance.

Celui-ci se construit au fil d'appels réguliers, invitant à un premier investissement d'essai, pour acheter une seule vache par exemple, soit 1.500 euros environ au prix du marché. Très vite, les intérêts tombent réellement sur le compte de l'investisseur en herbe, désormais rassuré. « Quand la barrière de méfiance est tombée, décrit Me Gaël Collin, on vous présente LA bonne affaire. Les montants demandés sont de plus en plus importants, puis des frais sont réclamés pour pouvoir récupérer les sommes investies… »

Le piège se referme, le sympathique conseiller devient insistant, parfois menaçant, pour essorer toujours plus. Encourage à contracter un prêt ou à convaincre l'entourage de participer - une victime raconte avoir été poussée à vendre sa moto sur eBay. Une fois qu'il estime avoir achevé sa récolte, son téléphone ne répond plus et l'argent disparaît avec lui… Certaines victimes se voient recontactées ensuite par de faux avocats ou agents de recouvrement, soit pour leur promettre de récupérer leurs biens soit pour les menacer de poursuites, en échange de nouveaux versements.

Publicité

Des réseaux organisés

Au départ, le traquenard se présente comme une offre sérieuse. Plaquettes commerciales et contrats avec force logos et graphiques, usurpation de coordonnées de véritables sociétés et agents financiers, espaces client en ligne… Derrière les sites se cachent la plupart du temps des réseaux organisés dont l'expertise s'appuie sur de réelles connaissances juridiques et financières. « J'ai eu une discussion avec un soi-disant directeur financier, et il m'a fallu une demi-heure pour le faire vaciller, il avait réponse à tout », témoigne Me Gaël Collin.

Dans le cas des cheptels, l'appât repose aussi sur le registre émotionnel : investir permet de soutenir « nos » agriculteurs. « La plupart des victimes n'étaient pas dans une logique spéculative mais cherchaient un placement patrimonial, en lien avec la terre », avance Me Céline Chapman. Comme cette grand-mère qui souhaitait faire profiter ses petits-enfants de leur héritage autrement que par un chèque. Et pour crédibiliser encore plus l'offre, sur les sites, au milieu des photos de vaches dans les prés fleurissent de véritables articles et reportages sur la location de vaches.

La location de vaches, victime indirecte

Car ce système de location de cheptel laitier, méconnu, existe bel et bien. Elevage et Patrimoine, le principal et plus ancien acteur du secteur (ses origines remontent à 1972), a vu son identité tellement usurpée sur Internet qu'il a dû fermer son propre site Web pour circonscrire le phénomène. « La vague de fraudes nous a fait beaucoup de mal. Nous avons reçu d'innombrables appels de personnes inquiètes qui pensaient que nous y étions liés », reconnaît Sébastien Dumais, le président de Gestel. Cette société s'occupe de placer et suivre le bétail placé en location auprès des éleveurs et sert de bras opérationnel à Elevage et Patrimoine, qui lui délègue la gestion d'un troupeau appartenant à des milliers d'investisseurs-particuliers.

Les quelque 30.000 bêtes en location sont réparties dans un millier d'exploitations. Cela représente moins de 1 % du cheptel laitier, mais Sébastien Dumais y voit une solution d'avenir pour un secteur pas épargné par les crises.« C'est une alternative aux financements bancaires. Cela permet aux éleveurs de s'agrandir ou de mener des projets de diversification sans s'endetter, un peu comme un industriel qui louerait une partie de son outil de production. »

Ces affaires montrent aussi qu'il existe un problème du côté des banques. Certaines anomalies sont trop grosses pour ne pas être repérées.

Mes Céline Chapman et Gaël Collin

Le principe : l'agriculteur garde la production laitière des vaches mais doit fournir chaque année une partie des veaux femelles à Gestel. Pour dix vaches louées, cela représente une génisse par an (les mâles restent à l'éleveur). L'investisseur-propriétaire, lui, reçoit des droits sur cette descendance : soit il voit son troupeau virtuel s'agrandir, soit il encaisse une part de la valeur à la revente. « En moyenne, la rentabilité oscille entre 1,5 et 3,5 % par an », explique Caroline Milleret, chez Elevage & Patrimoine. « L'autre intérêt est que ce placement donne droit à un avantage fiscal de 10 % au titre de l'amortissement. Au bout de dix ans, l'investisseur retrouve sa mise de départ. »

Des gains potentiels bien moins ronflants que ceux promis par les sites d'escrocs. Surtout, « comme pour n'importe quel investissement, il n'y a pas de garantie », avertit Caroline Milleret. La société espère obtenir d'ici la fin de l'année l'agrément de l'AMF pour devenir la première offre d'investissements dans les cheptels à intégrer la « liste blanche » du gendarme financier. A ce jour, seules 6 sociétés sont autorisées à commercialiser des placements en biens atypiques, dans les vins et forêts.

Les banques pointées du doigt

Du côté des épargnants dont le pécule a nourri des vaches fictives, les enquêtes sont rendues difficiles par le fait que la plupart des réseaux sont basés à l'étranger, dans des pays pas toujours coopératifs. Les espoirs de revoir l'argent sont minces, mais pas complètement vains. Fin janvier, les autorités ont démantelé un réseau de sites bidons proposant des placements dans le bitcoin, l'or et les diamants.

« Ces affaires montrent aussi qu'il existe un problème du côté des banques », estiment MesCéline Chapman et Gaël Collin. Ils envisagent d'attaquer certains établissements qui ont effectué les virements. « Certaines anomalies sont trop grosses pour ne pas être repérées. Quand une personne de 75 ans envoie 800.000 euros en deux semaines vers des comptes avec lesquels elle n'a aucun historique en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie et au Monténégro, on peut s'interroger sur la vigilance de son banquier. On voit aussi des banques en ligne qui ne posent aucune question sur des comptes qui, à peine ouverts, transfèrent de grosses sommes vers l'étranger puis ferment aussitôt. »

La meilleure des protections reste la vigilance. Un professionnel sérieux ne démarche jamais par téléphone, rappelle l'AMF, qui conseille de ne jamais transmettre ses coordonnées en ligne. Tous les investissements atypiques ne recèlent pas une arnaque. Mais quand une vache se fait passer pour une poule aux oeufs d'or, c'est souvent qu'il y a un loup.

Les places de parking en aéroport, dernière arnaque à la mode

Pendant la période de confinement, les « grands classiques » de l'arnaque que sont les faux placements sur les cryptomonnaies et les devises (Forex) ont connu un regain. Et une nouvelle offre est apparue : les investissements immobiliers dans… des places de parking dans les aéroports étrangers. Des sites proposent de telles offres en usurpant notamment l'identité du gestionnaire de parkings Vinci, qui a déposé une plainte contre X pour escroquerie.

Que faire en cas de tentative d'escroquerie ?

Comment repérer la fraude :« Plus le site se vante de références prestigieuses, plus il est urgent de vérifier »,prévient Claire Castanet. Les listes noires du site de l'AMF détaillent les sites frauduleux.

Les services à contacter : Une ligne téléphonique AMF Epargne Info Service est à la disposition des épargnants et l'application AMF Protect Epargne permet de vérifier en direct si une offre figure sur l'une des listes noire de l'Autorité. Le site Myinfogreffe gère aussi une liste des arnaques et la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) délivre des conseils pour repérer un hameçonnage reçu via un e-mail.

Une fois le préjudice reconnu : Une demande de dédommagement peut être faite auprès de la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (Civi).

Pierre Demoux

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité