La climatisation : de l'invention d'un "cinglé" à un problème de santé publique

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La climatisation : de l'invention d'un "cinglé" à un problème de santé publique

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Des appareils à air conditionné, à l'arrière d'un bâtiment en Chine, en 2018.
Des appareils à air conditionné, à l'arrière d'un bâtiment en Chine, en 2018.
© Getty - VCG

Âgé de 180 ans, l'air conditionné n'a pas été pris au sérieux lors de son invention par le médecin John Gorrie, qualifié de "cinglé qui pense pouvoir fabriquer de la glace". Au XXIe siècle, la climatisation imaginée pour régler un problème de santé publique est en passe d'en devenir un à son tour.

L'air conditionné a 180 ans. Il a été imaginé, pour être plus précis, dès 1842, par un médecin et inventeur, John Gorrie, qui y voyait alors un moyen de combattre les maladies frappant les habitants de la Floride. Une invention d'autant plus étonnante que la première centrale électrique de Thomas Edison ne fut ouverte qu'en 1882, à New York. Pourtant le premier système d'air conditionné ne rencontra pas le succès espéré et tomba, temporairement, dans l'oubli.

La clim' contre la malaria

Avant d'être un inventeur, John Gorrie est surtout un médecin dévoué. En 1833, il s'installe à Apalachicola, au Nord Ouest de la Floride.  La région, inhospitalière, est couverte de marécages, auxquels on attribue alors les nombreux cas de malaria qui touchent la population. John Gorrie distingue alors plusieurs origines à la maladie, au rang desquelles les impuretés présentes dans l'atmosphère, la contagion, et la "débauche", c'est-à-dire ici le fait de manger et boire à l'excès, au point d'affaiblir son système immunitaire.

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Médecin talentueux, physicien, il est l'un des premiers docteurs à travailler pour le U.S. Marine Hopital System, l'ancêtre du Service de santé publique actuel aux Etats-Unis. Élu maire en 1837, il supervise l’assèchement des marais et recommande de créer un hôpital pour les plus nécessiteux. La malaria, ou paludisme, est alors un problème de santé majeur. Un journal dresse ainsi, en 1841, le bilan des victimes de la "fièvre des marais": "Le Docteur Gorrie a apporté avec lui une liste de 27 morts, 20 d'entre elles [étant survenues] au cours des huit derniers jours, et nous avons entendu parler de six morts supplémentaires depuis son arrivée".

Pour John Gorrie, ce sont les "vapeurs" des eaux fétides des marécages et la chaleur qui sont responsables des cas de malaria qui atteignent les habitants. Les températures élevées, associées à un environnement humide, causent selon lui "une détérioration physique et mentale chez les habitants". Il estime donc qu'il pourrait sauver la vie de ses patients mourants s'il parvenait à réduire la température dans leur chambres d'hôpital. Dès 1842, il imagine ainsi le premier système d'air conditionné au monde, alors assez rudimentaire : il crée un mécanisme qui permet de ventiler de l'air depuis un bloc de glace, importé en hiver depuis les lacs de glace proches de Boston.

Le brevet n°8080

Un modèle de la machine à air conditionné imaginée par John Gorrie, exposé au Gorrie Museum, en Floride.
Un modèle de la machine à air conditionné imaginée par John Gorrie, exposé au Gorrie Museum, en Floride.
- Université de Floride

Deux ans plus tard, John Gorrie, familier des travaux de Faraday et Cullen, s'attelle à la réalisation d'une machine à air conditionné qui ne nécessitera pas d'importer des blocs de glace. Dans un article intitulé Sur la prévention de la malaria, il décrit "une machine pour la ventilation et le rafraîchissement de l'air tropical [...] qui consiste essentiellement en un système de pompes à double effet - l'une pour la condensation, et l'autre pour la raréfaction de l'air - ainsi qu'une chambre ou un réceptacle pour l'air condensé". Il prédit au passage l'avènement de la réfrigération en décrivant un futur où "les fruits, légumes et viandes seront préservés pendant le transit et ainsi accessibles à tous".

En 1848, sûr de ses premiers essais, John Gorrie fait une demande de brevet. Mais les journaux locaux l'attaquent alors avec véhémence, le New York Globe allant jusqu'à le qualifier de "cinglé qui pense pouvoir fabriquer de la glace avec sa machine, comme Dieu tout puissant". La campagne de dénigrement fut si efficace que les soutiens de John Gorrie abandonnèrent l'idée de financer son invention.

Trois ans plus tard, il reçoit néanmoins le brevet n°8080, pour "la première machine utilisée pour une réfrigération et un air conditionné créés mécaniquement". L'appareil mécanique en bois est équipé d'un moteur à vapeur qui permet de condenser puis de projeter de l'air jusqu'à ce que de la glace soit créée, sous l'effet du contraste entre les différentes températures des masses d'air. Mais la campagne de presse diffamante a fait son effet : quand le Dr John Gorrie meurt en 1855, c'est sans être parvenu à vendre une seule de ses machines.

Le médecin s'était par ailleurs trompé, ou presque, sur la cause de la malaria : ce n'était pas les vapeurs qui transmettaient la fièvre des marais, mais les moustiques qui étaient le vecteur de transmission... et qui mouraient bel et bien quand la température était trop froide.

Une reconnaissance tardive

La reconnaissance de John Gorrie sera un peu tardive. En 1893, le Journal de l’Association américaine de médecine regrette la façon dont ce dernier a été traité :

  • "On dit de Gorrie qu’il est l’un des médecins les plus importants dans le Sud, et qu’il a apporté de nombreuses et importantes contributions à la littérature médicale… Le pays entier devrait s’assurer que ce médecin dévoué, et inventeur négligé, reçoive la reconnaissance qu’il mérite en tant qu’étudiant scientifique des problèmes médicaux, travaillant pour le bénéfice de ses patients et créant une immense invention sur le plan sanitaire, pensée pour être d’un bénéfice toujours croissant pour l’humanité."

Devenu un haut lieu du tourisme depuis l'avènement de la climatisation, la Floride s'est finalement réconciliée avec la mémoire de John Gorrie, au point d'envoyer sa statue à Washington pour la représenter au Capitole : il est maintenant ironiquement plus connu pour ses travaux d'ingénieur que pour son travail médical, pourtant lui aussi d'utilité publique.

Les climatiseurs : un problème de santé publique ?

C'est finalement l'ingénieur Willis Carrier qui sera considéré comme l'inventeur de la climatisation... en 1902. L'air conditionné est alors lancé au niveau industriel. Il parvient notamment à faire installer cette dernière en 1925 par la Paramount dans son nouveau cinéma New-Yorkais, le Rivoli Theater. La climatisation, dans les années 20, devient ainsi un des principaux arguments de vente des salles obscures. En été, les cinémas placent des panneaux représentant un ours polaire ou des flocons de neige à l'entrée pour attirer les spectateurs : habituellement désertes en cette saison, les salles de cinéma se remplissent à nouveau.

Peu à peu, la climatisation s'installe partout. D'abord dans les grandes chaînes de restauration, puis dans les magasins, les entreprises privées et enfin chez les particuliers... au point d'être devenus un problème de santé publique.

A chaque épisode de canicule dans les grandes villes, les climatiseurs individuels s'arrachent et finissent en rupture de stocks. Dans l'émission Du Grain à Moudre, en septembre 2017, Elsa Meskel, responsable du projet "Ville Bas Carbone 2050" à la ville de Paris, rappelait l'importance croissante des îlots de chaleur urbains dans les métropoles :

  • "Il y a un phénomène qui est permanent sur les grandes villes qu'on appelle l’îlot de chaleur urbain. C'est quelque chose qu'on observe toute l'année et qui va être vraiment renforcé en période de canicule. On a des différences de 7 à 10° entre le centre de Paris et des zones un peu plus périphériques en Île-de-France. Ce phénomène on l'observe toute l'année, où on a 3 degrés de plus au centre de Paris."
  • "Le développement massif de la climatisation individuelle est peut-être une fausse bonne idée : quand vous climatisez à 25° à l'intérieur de votre logement c'est de l'air à plus de 31 degrés qui ressort à l'extérieur en façade, qui va générer de la chaleur pour votre voisin, pour la ville... Si tout le monde s'équipe de cette façon là on va augmenter les températures, renforcer cet effet d'îlot de chaleur urbain. On n'est pas favorable à ce développement massif de la climatisation."
Du Grain à moudre
39 min

"On a estimé qu'à Paris, l'augmentation liée à l'usage massif de la climatisation pourrait augmenter la température, lors des canicules, de 2° C", surenchérissait également Valérie Masson, directrice de recherche de l'équipe climat de Météo France à Toulouse. Dans son rapport publié l'an dernier, l'Agence internationale de l'énergie estimait quant à elle que le nombre de climatiseurs dans le monde allait passer de 1,6 milliard d'unités à 5,6 milliards d'ici 2050… ce qui équivaudra, en matière de consommation d'électricité, à la consommation actuelle, tous secteurs confondus, de la Chine.