Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Bruno Latour | Wikimédia
Bruno Latour | Wikimédia
Dans le même numéro

Quel État peut imposer des «  gestes barrières  » aux catastrophes écologiques ?

La crise sanitaire a soulevé des questions qui deviendront centrales dans la gestion du changement climatique, notamment celle du rapport entre exigences des gouvernements et acceptabilité sociale. Tout change s’il s’agit, non pas de maintenir ou d’accélérer la production pour avoir plus à redistribuer et le faire plus équitablement, mais d’assurer le maintien des conditions de subsistance de tous les participants nécessaires à l’habitabilité du monde.

La crise sanitaire actuelle est d’une telle dimension qu’elle commence à donner une petite idée des crises à venir imposées par la mutation climatique[1]. Il y a de nombreuses manières d’aborder les liens entre ces deux événements majeurs, mais c’est aux rapports entre ce qu’exigent les gouvernements et ce que les sociétés considèrent comme acceptable que je voudrais m’intéresser ici. Il me semble qu’il faut aviver le contraste entre l’autorité dont dispose l’État pour imposer des mesures concernant la santé, au sens traditionnel du terme, et celle dont il disposerait s’il en venait à nous imposer des mesures drastiques pour notre santé, au sens élargi qu’impose l’écologie. La Covid-19 ne teste pas l’administration de la même façon que la mutation climatique – plus ancienne, plus massive, plus radicale. Si l’on a accepté pour un temps de multiplier les «  gestes barrières  » à la contagion d’un virus, je ne suis pas sûr que l’on soit prêt à accepter du même État l’imposition de gestes barrières pour favoriser la santé de la planète !

De la biopolitique un à la biopolitique deux

La probabilité que la crise sanitaire serve de répétition ou de crash test pour la mutation écologique paraît faible quand on compare les relations qu’entretiennent la société civile et l’administration – pour reprendre provisoirement des catégories trop générales. Quand il s’agit de santé et de protection de la vie, on bénéficie de plusieurs siècles derrière nous au cours desquels la société civile a pris l’habitude de s’en remettre à l’État et, en gros, malgré d’innombrables critiques, à lui faire confiance. D’ailleurs, sans l’État, sans l’appareil statistique, sans les capacités de mobilisation des ministères, sans la police ou même parfois sans l’armée, les populations ne sauraient pas comment se comporter devant une menace dont elles ne verraient même pas clairement les effets. Pour cette crise-là, et parce qu’il s’agit de maladie, le public accepte donc ce rapport relativement infantilisant de se trouver littéralement «  dans la main de l’État  ». La raison en est que la légitimité de son action s’est construite depuis très longtemps – depuis l’hygiène au xixe siècle, la mise en place des vaccinations… – et que la société civile a transféré ses connaissances et ses compétences à l’administration. D’où la docilité très relative avec laquelle le confinement a été accepté. On s’est retrouvé dans la biopolitique décrite par Michel Foucault, avec un rapport plus ou moins filial à l’État pasteur qui gère, soigne et dirige ses «  brebis  »… (N’appelle-t-on pas, en Allemagne, Mme Merkel Mouti, pour souligner ce rapport filial et presque maternel avec son administration ?)

La situation est entièrement différente avec les questions dites écologiques. Là, c’est l’administration qui est souvent considérée comme un obstacle aux efforts encore timides de la société civile pour imaginer ce que peut vouloir dire une mutation écologique des sociétés industrielles du passé. Il n’est pas question ici de volonté générale partagée entre l’administration et le public, puisque ni le public ni l’État ne partagent des conceptions communes sur ce qu’il convient de faire. Dans ce cas-là, le décalage est parfaitement clair avec une administration qui a su accompagner, après-guerre, la reconstruction, puis l’effort de modernisation – ce qu’on a fort indûment appelé les Trente Glorieuses[2] –, mais qui, déjà à partir des années 1980, a eu toutes les peines du monde à se situer dans l’immense mouvement de la globalisation où elle ne savait pas s’il fallait l’accélérer ou le ralentir[3]. Voilà un cas typique où le logiciel actuel de l’administration est en décalage avec la nouvelle tâche d’exploration nécessaire pour faire face à la mutation écologique. Par conséquent, chaque décision de l’État se trouve en conflit radical ou partiel avec les nécessités de la transition. Pour ces questions nouvelles, l’administration ne peut donc en aucun cas jouer le rôle de gestion paternelle et donner des directions fiables à ses «  brebis  »…

Non seulement ses réflexes actuels, fondés sur les périodes précédentes, s’opposent de toute façon à cette mutation, mais aussi, de façon plus fondamentale, l’administration n’aurait pas l’autorité ni même la légitimité d’imposer quelque mesure que ce soit (l’histoire des décisions prises par le ministère de l’Environnement et précipitamment annulées suffirait à prouver l’argument). Autrement dit, si la société civile accepte de déléguer à l’État le rôle protecteur contre les épidémies, elle ne s’est pas encore décidée, si l’on peut dire, à lui offrir cette même autorité pour l’aider à traverser l’expérience encore plus traumatique d’une mutation complète des sociétés industrielles. L’État, dans ce cas-là, ne représente pas la volonté générale, parce que, tout simplement, la société civile n’a pas non plus d’idées précises et «  générales  » sur sa dite «  volonté  ». Elle est donc dans l’impossibilité de déléguer à l’administration la tâche de mettre en œuvre ce qu’elle «  veut  », faute de le savoir elle-même. Et si elle le savait, elle serait bien en peine d’accompagner l’administration tout au long pour éviter de nouvelles erreurs.

Si l’on tient à maintenir la notion de biopolitique – cette idée que l’administration gère la vie, le nombre, le bien-être des populations sur lesquelles elle a des droits –, il faut alors distinguer une biopolitique numéro un, celle décrite par Foucault, apparue dès le xviiie siècle et qui n’a cessé de se renforcer depuis, en particulier autour des questions sanitaires. Cette biopolitique se présente comme un échange de bons procédés : «  Vous, l’administration, vous assurez notre santé et, en échange, nous nous soumettons aux mesures que vous prendrez, fussent-elles coercitives (en râlant copieusement, peut-être, mais in petto).  » Il n’existe pas de biopolitique numéro deux, celle qui aurait étendu la notion de bien-être des populations humaines pour y inclure les conditions beaucoup plus larges qui permettent aux humains d’exister (de respirer, de croître, de prospérer).

C’est le cœur de la question et c’est là où il faudrait étendre la notion de vie, et même de bonne vie et de santé pour absorber la notion, maintenant bien développée en écologie scientifique, d’habitabilité. Il se trouve que les vivants, parce qu’ils rejettent à l’extérieur les déchets de leur métabolisme, créent, par hasard, des conditions nouvelles et imprévues dont d’autres organismes se sont emparés pour prospérer[4]. De fil en aiguille, au cours de plusieurs milliards d’années, un environnement totalement nouveau s’est constitué, où il est devenu impossible de distinguer la limite d’un organisme donné et les conditions procurées à cet organisme par les rejets des autres vivants. La question cruciale n’est donc pas celle de la vie ou de l’environnement, mais de l’habitabilité qui permet de maintenir les conditions d’existence pour d’autres vivants – humains compris.

Oui, c’est évidemment plus large que la question de la santé attaquée par des microbes qu’il faut combattre par des vaccins ou des médicaments sous la surveillance de l’État (la biopolitique numéro un). Mais c’est bien, malgré tout, là où se situe le nouveau et futur devoir protecteur de tout État qui prétendrait assurer la bonne vie de ses concitoyens dans le futur. Sauf qu’il n’y a aucun mécanisme en état de marche, pour l’instant, pour offrir à cette nouvelle administration la légitimité d’abord, la légalité ensuite, d’intervenir pour nous protéger des risques qui compromettent les conditions d’habitabilité de notre propre existence humaine. Il n’y a pas (encore) de biopolitique numéro deux.

À quelle administration s’adresse-t-on ?

Pour mener à bien une telle exploration, il faut pouvoir s’adresser à une administration rendue capable d’apprendre de ses citoyens. Si je m’adresse aux administrateurs comme aux représentants de la Raison qui posséderaient, par fonction, par nature, par science infuse, la compréhension de l’intérêt général et du bien commun, je m’adresse à une instance qui n’existe pas – disons à un fantôme. Pour être sûr de savoir à qui l’on s’adresse, il faut se donner une tout autre idée de l’État, et considérer que l’administration est un outil provisoire et révisable que se donne la société civile quand les questions qu’elle a longuement travaillées deviennent trop longues ou trop compliquées pour être prises en charge par elle seule. Comme il n’y a rien de plus compliqué à percevoir que l’intérêt général, il faut un ajustement constant entre l’exploration par la société civile des affaires qui la préoccupent et les applications par l’administration des compétences que la société lui a déléguées. À tout moment, aussi bien la société que l’administration peuvent arrêter de poursuivre le bien commun et se corrompre[5]. Soit que la société civile ait renoncé à prendre sur elle de décrire sa propre situation et qu’elle s’en soit remise trop longtemps à l’État du soin de la mener dans le bon sens – il y a dépolitisation générale par le bas – ; soit que l’administration, se croyant dépositaire à vie de l’intérêt général, imagine de résoudre par elle-même les questions qui lui avaient été confiées sans s’assurer du relais de la société civile – il y a dépolitisation par le haut.

Pour le dire de façon un peu vulgaire et brutale : pour que l’administration puisse «  faire son beurre  », encore faut-il que la société civile se soit tiré assez de lait pour donner de la crème… Ou, d’une façon plus élégante mais non moins brutale : par définition, l’administration n’est capable de régler que les affaires du passé – celles que la société civile a longuement mûries, débattues, tenté de comprendre et commencé de résoudre. C’est pourquoi, selon la phrase célèbre de Dewey, « l’État est toujours à réinventer ».

Par définition, l’administration n’est capable de régler que les affaires du passé – celles que la société civile a longuement mûries, débattues, tenté de comprendre et commencé de résoudre.

Il n’est pas injuste de considérer que, pour le moment, en France, la dépolitisation par le bas et la dépolitisation par le haut ont conjointement vidé les procédures qui permettraient d’explorer la volonté générale sur ces sujets[6]. D’où la profonde désorientation, aussi bien du côté de la société civile – qui continue à attendre trop d’un État qu’elle s’est abstenue depuis des années de «  recharger  » en compétence – que du côté de l’administration – qui espère se faire obéir sans avoir saisi que, au moment de passer à l’action, seuls les relais de la société civile peuvent donner de la consistance aux compétences de l’État. On ne pourra pas avancer dans ces questions sans remettre en branle cet écosystème très complexe qui permet d’explorer et d’expérimenter une volonté générale qui, par définition, échappe à tout le monde et doit toujours être rattrapée à la volée[7].

Si l’État représentait la Raison au sens imaginé par Hegel, la question de l’équipement matériel et humain de l’administration ne se poserait pas. L’État incarnerait la Raison, point. Mais si l’on parle de l’administration telle qu’elle est, il faut se poser la question de son équipement, de ses outils, de ses bureaux, de ses carrières, de son financement et surtout de sa capacité à absorber, reprendre, modifier les leçons que lui dicte la société civile. Une fois ce point clarifié – l’État n’a pas d’autre accès à la connaissance du bien commun que les conduits offerts par l’exploration de la société civile –, on peut s’adresser utilement au personnel de l’administration car on ne se prépare plus à pénétrer dans l’antre du «  monstre froid  ». On entre dans des bureaux où se réunissent des femmes et des hommes plus ou moins bien équipés en outils d’enquête plus ou moins adéquats.

Or on tombe, en France, sur la deuxième grande difficulté, après celle de la dépolitisation par le bas et par le haut : l’administration est faible, clairsemée, sous-équipée en personnel. C’est un mythe ancestral que l’État français serait fort et même trop fort. Certes, il prétend s’occuper de tout et partout, mais c’est une illusion, symétrique de celle de la société civile qui croit pouvoir attendre tout de lui, sans rien faire soi-même. Comme le cerveau d’un individu a besoin de ses neurones en bon état de marche, l’administration, pour absorber une multitude d’événements contradictoires et de controverses, a besoin de neurones nombreux, rapides et surtout libres de se consacrer à la tâche actuelle. Bien sûr, à l’État de la Raison hégélienne, on ne demande pas de combien de neurones il a besoin pour incarner la volonté générale, mais pour l’administration française la question se pose : avez-vous l’équipement mental, social, humain, matériel, financier pour reconstruire le chemin à double sens qui repolitiserait la société civile aussi bien que vous ? Inévitablement, si vous n’avez pas l’équipement idoine, cette exploration du bien commun, elle va vous échapper.

Construire la conscience des classes géosociales en conflit

La question devient donc celle de construire peu à peu, à partir de la société civile et de proche en proche, une représentation commune de la mutation nécessaire, pour ensuite partager avec l’administration les tâches de mise en œuvre, de suivi, d’évaluation et de rectification éventuelle. Ce travail de la société civile sur elle-même pour savoir ce qu’elle désire, rien ne peut le remplacer. Or le drame, c’est que les citoyens, vidés politiquement par cinquante ans de globalisation, habitués à s’adresser à l’État de la Raison comme au seul interlocuteur possible de leurs angoisses, renforcés par l’accélération des réseaux sociaux, qui donnent l’impression de s’exprimer alors qu’ils ne font souvent que transporter les memes produits à la chaîne dans des usines de fake news quelque part en Sibérie, n’ont plus de repères pour décider qui ils sont, où ils sont, contre qui et avec qui. D’où le flottement où l’on se trouve, chaque fois que l’on veut s’opposer à une mesure ou en proposer une autre. Agir politiquement aujourd’hui revient au même que, pour un amputé, de bouger son membre fantôme…

Agir politiquement aujourd’hui revient au même que, pour un amputé, de bouger son membre fantôme…

C’est là où il nous faut abandonner la notion bien trop simpliste de société civile qui résume fort mal le rapport de co-exploration de la volonté générale avec l’administration. Pourtant, la notion usuelle de classe sociale qui sert pour qualifier et compliquer la notion trop abstraite de société civile ne nous servirait pas ici. Certes, la crise sanitaire a rendu encore plus visible la stratification sociale en matérialisant de façon encore plus frappante les inégalités entre pays et, à l’intérieur des pays, entre les confinés et ceux qui leur permettaient de se confiner. Mais la notion de classe sociale élaborée au xixe siècle par les mouvements socialistes pour absorber le choc de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la colonisation, a perdu beaucoup de sa pertinence pour saisir la forme des conflits actuels.

Après l’étrange période des années 1980 où l’on prétendait que les classes sociales avaient «  disparu  » et que disparaissaient avec elles les «  conflits de classe  », il est évident aujourd’hui que les conflits se multiplient autour de tous les sujets dits «  écologiques  », mais qu’on ne sait pas comment classer justement et regrouper en ligues, en alliances, en fronts de lutte. Pas étonnant ainsi que l’administration, héritière de la constitution de l’État-providence, se trouve démunie faute de pouvoir s’orienter dans les nouveaux conflits de classe que nous appelons géosociaux parce qu’ils portent bien sur des classes mais dont le lien aux questions de lieux, de sols, de terre et d’occupation des terres, est décalé par rapport aux classes sociales liées, comme on le sait, aux positions dans ce qu’on appelait le «  système de production  ».

Le décalage entre classe sociale et classe géosociale est de même type qu’entre biopolitique un et deux : la place des humains y est décalée. Dans un système de production, les injustices sont repérées parce que la distribution des ressources accumulées par la production se trouve accaparée par certains aux dépens d’autres – les travailleurs dans la tradition communiste. La solution à ces injustices passait – toujours dans la même tradition – par une modification du cadre juridique de cette production – la fameuse «  appropriation des moyens de production  » capable, aux yeux des révolutionnaires du passé, de capter enfin la «  plus-value  » et de la redistribuer équitablement. Mais dans tout ce dispositif, il n’y avait aucune remise en cause du système de production lui-même : il restait le meilleur moyen d’assurer la prospérité des humains et devait au contraire être poussé beaucoup plus loin. La corne d’abondance n’était pas mise en question[8].

Tout change s’il s’agit, non pas de maintenir ou d’accélérer la production pour avoir plus à redistribuer et le faire plus équitablement, mais d’assurer le maintien des conditions de subsistance de tous les participants nécessaires à l’habitabilité des humains. C’est là où le décalage et l’amplification sont de même nature qu’entre biopolitique un et deux : les humains et leur prospérité sont bien le but visé, mais la prise en compte des conditions de cette prospérité est complètement différente – et la définition des humains aussi. Dans le premier cas se construit la scène des conflits juridiques entre propriétaires et prolétaires – pour parler comme jadis – mais les deux partagent l’appétit pour le même système de production ; dans le deuxième cas se construit une scène – qui est en train de se dessiner – entre une multitude d’usages de la terre et du travail autour de conflits existentiels sur la définition de ce qu’est la prospérité et ce que sont les humains.

Un employé qui manifeste pour le développement du Triangle de Gonesse et la création d’un supermarché géant qui lui assurerait un travail à proximité n’est pas aligné sur les intérêts de ses voisins de la même classe sociale qui manifestent contre l’artificialisation du même lieu et pour sa transformation en permaculture de pointe qui leur assurerait un travail rémunérateur. Le conflit de classes géosociales décale les fronts des conflits de classes sociales.

Mais, pour le moment, ces décalages ne font pas l’objet d’un enregistrement systématique et détaillé – d’un classement permettant d’aligner des groupes suffisamment nombreux pour agir. Dans le cas précité, on se contentera d’opposer les employés avec «  les écolos ou les bobos  » comme s’il y avait une sérieuse question «  économique  » opposée à une superficielle question «  écologique  ». Or c’est l’inverse : la question capitale en termes d’habitabilité – et donc de «  santé  » à long terme des humains – est bel et bien de savoir combien d’hectares de sol on maintient en capacité d’assurer la subsistance des humains et de ceux dont ils dépendent pour vivre. Le petit salaire distribué pour un temps par un investisseur chinois dans le supermarché géant ne pèse pas du même poids que le maintien des conditions d’engendrement d’un pullulement de vivants en Île-de-France. Sauf qu’il n’y a pas de métrique commune pour mesurer le poids relatif des intérêts de ces deux militants également engagés, l’un dans un conflit de classe, l’autre dans un conflit de classe géosociale.

Or, pour imaginer de construire ces métriques qui permettraient de peser les intérêts contradictoires des différents acteurs et donc de modifier ce qu’on appelle les «  rapports de force  », il n’y a pas d’autre solution que de passer par une étape de description – ou plus exactement d’autodescription – seule à même de situer les citoyens dans leurs conditions matérielles de dépendance et de subsistance[9]. C’est ce travail d’autodescription qui leur permet d’atterrir en passant d’une version maintenant abstraite de la classe uniquement sociale – quelle est ma place dans le système de production ? – à la classe géosociale – comment engendrer les conditions d’habitabilité permettant de subsister durablement ? Il ne s’agit évidemment plus de conquête pour mettre la main sur la plus-value, mais de conquête non moins révolutionnaire pour mettre la main sur le surplus de subsistance capté jusqu’ici par ceux qui occupent la Terre et stérilisent les conditions d’engendrement que les autres s’efforcent de sauver. La marche est si grande entre les deux que seules les ressources des arts vivants permettent aux citoyens de passer des réflexes conditionnés de la politique fantôme – on adresse verticalement à un État qui n’existe pas des plaintes qui viennent de notre propre incapacité à nous relier latéralement les uns aux autres – à la tâche devenue étonnamment difficile de prendre conscience de leurs attachements matériels concrets à long terme. La question de «  la conscience de classe  » qui a beaucoup occupé les années 1960 redevient d’actualité, mais c’est l’émergence d’une conscience de classe géosociale qui pourrait aujourd’hui servir de boussole.

 

Notes

[1] - Une version de cette note a été rédigée à la demande de Maÿlis Dupont, que je remercie.

[2] - Voir Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (sous la dir. de), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.

[3] - Voir Rawi Abdelal, Capital Rules: The Construction of Global Finance, Cambridge, Harvard University Press, 2007 ; Adam Tooze, Crashed: How a Decade of Financial Crises Changed the World, New York, Viking, 2018.

[4] - Voir Tim Lenton, Sébastien Dutreuil et Bruno Latour, “Life on Earth is hard to spot”, The Anthropocene Review, 2020 ; Bruno Latour et Peter Weibel (sous la dir. de), Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth, Cambridge (MA), MIT Press, 2020.

[5] - C’est le point essentiel de John Dewey à qui j’emprunte cette description : John Dewey, Le Public et ses problèmes, trad. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask, Gallimard, coll. «  Folio  », 2010.

[6] - Voir Bruno Latour, «  Les nouveaux cahiers de doléances. À la recherche de l’hétéronomie politique  », Esprit, mars 2019.

[7] - Voir Walter Lippmann, Le Public fantôme, trad. par Laurence Décréau, avec une introduction de Bruno Latour, Paris, Demopolis, 2008.

[8] - Voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, en particulier les chapitres sur Marx et Polanyi.

[9] - Ce que nous essayons de faire, à très petite échelle, dans le consortium «  Où atterrir ?  », c’est de mesurer la distance entre ces deux formes de classement et de repérage des intérêts (www.bruno-latour.fr).

Bruno Latour

Philosophe et anthropologue des sciences, professeur émérite associé au médialab de Sciences Po, Bruno Latour a récemment publié Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017).

Dans le même numéro

Depuis l’Afrique

Ce dossier coordonné par Jean Godefroy Bidima et Antoine Garapon fait entendre les voix multiples de l’Afrique. Depuis leur perspective propre, ces voix africaines débordent la question postcoloniale et invitent au dialogue ; elles participent à la construction d'une commune humanité autour d’un projet de respect de la vie. À lire aussi dans ce numéro double : la participation dans le travail social, les analogies historiques de la pandémie, les gestes barrières face aux catastrophes écologiques, l’antiracisme aux États-Unis et l’esprit européen de Stefan Zweig.