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Ce quelque chose de Venise en Beyrouth

«Il faudra mettre “Beyrouth” dans tous les titres », avait suggéré la déléguée d’un magazine français dont nous étions, en 2009, en train de fonder l’édition libanaise ; « c’est vendeur, en plus de souligner l’identité ». Il fut un temps où le seul nom de Beyrouth était vendeur. S’en souvient-on ? Il le faudrait. Il y a toujours eu dans Beyrouth quelque chose pour chacun. Il y a ce coin d’Achrafieh doucement suranné, qu’on dirait endormi sous une tempête de mimosa et de bougainvillées venus de nulle part, avant les habitants. Sur les contreforts arrière de cette colline, tournant le dos à la mer, zébré par un pont qui en dévoile la détresse, le quartier suspendu de Karm el-Zeitoun où s’agglutine et vieillit une population privée de tout, et où la pluie, l’hiver, crève les toits et dégringole en cascades les rudes escaliers. Et puis Hamra, figée dans les années 60, où l’on croit encore croiser des fumeurs de Gitane exhibant des poitrails enchaînés d’or, accompagnés de sylphides en pattes d’éléphant et grandes lunettes, cheveux battant la taille, émancipées jusqu’au coucher du soleil. Il y a ce front de mer de verre et d’acier, véritable exil où les riches, du temps où il y en avait, ne se fréquentaient qu’entre eux dans le confortable ennui de leurs cages transparentes, dérobant l’horizon aux plus modestes à qui restait la Corniche, et qui de la Corniche offraient parfois à leur regard une morne distraction. À l’autre bout de ce ruban, Ouzaï, périphérie de misère que le soleil ne rend pas moins pénible, dernière langue de sable adossée aux vagues, où jadis se dorait la jeunesse, où l’on n’accuse désormais que la fatalité quand les eaux usées refluent et que les avions font trembler la tôle. Quelques coups de peinture avaient suffi à y mettre un peu de baume, mais l’exil dans la pauvreté est un cul-de-sac. Et puis le centre-ville effondré-replâtré qui n’a jamais retrouvé ni son pittoresque ni sa vocation marchande. Même dépourvu de saveurs et d’odeurs, il aura conservé différemment son rôle de foyer, sa force de trombe où converge toute la colère du pays, griffant et graffant les murs jusqu’au ciel, secouant les spectres des villes enfouies sur lesquelles il repose. Et puis l’intérieur où grouille la grande masse des désœuvrés, Khandak el-Ghamik, Tarik Jdidé, vies petites et consenties, où la mobylette est un manifeste et un gagne-pain. Et Gemmayzé qui abritait face au port une bourgeoisie dont la guerre a consommé le déclin, et où survivent encore, enfouies dans les fougères de la falaise, des maisons patriciennes invisibles de la rue. Et Mar Mikhaël qui a prospéré sur sa gare autour de laquelle cheminots et mécaniciens vous parlaient de ces trains qu’ils prenaient au hasard vers les confins de l’Europe, armés de cigarettes et de bas nylon, précieux cadeaux en cas de bonne fortune. Où les bars se sont brusquement alignés, remplaçant les garages, drainant dans leurs vapeurs moites des voyageurs d’un autre type, immobiles, en quête d’oubli ou de perdition, fratrie de hasard qui y trouvait un sens à sa vie.

Il y a toujours eu dans Beyrouth quelque chose de Venise en plus violent, quelque chose qui coule et s’enfonce et naufrage en chantant. Cela faisait longtemps que nous avions pour cieux les hautes profondeurs. Nos nuits électriques, nos fêtes convulsives n’avaient pas d’autre fond qu’un désespoir élégant, une décadence créative qui faisaient rêver dans un monde globalisé où l’on ne ressentait plus rien. Une fois de plus, en perdant petit à petit ses troquets et ses bars, victimes de l’effondrement économique et terrassés par la pandémie, la ville voit son visage s’effacer. Si ces lieux de communion disparaissent, où et comment referons-nous le monde ? Dans ce sauve-qui-peut, tentons de les sauver dans la foulée.

«Il faudra mettre “Beyrouth” dans tous les titres », avait suggéré la déléguée d’un magazine français dont nous étions, en 2009, en train de fonder l’édition libanaise ; « c’est vendeur, en plus de souligner l’identité ». Il fut un temps où le seul nom de Beyrouth était vendeur. S’en souvient-on ? Il le faudrait. Il y a toujours eu dans Beyrouth quelque...

commentaires (11)

CET ARTICLE CA PEND POUR COMBIEN DE JOURS DANS LE JOURNAL ? QUELQUE CHOSE CLOCHE A L,OLJ...

LA LIBRE EXPRESSION

08 h 54, le 31 mai 2020

Tous les commentaires

Commentaires (11)

  • CET ARTICLE CA PEND POUR COMBIEN DE JOURS DANS LE JOURNAL ? QUELQUE CHOSE CLOCHE A L,OLJ...

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 54, le 31 mai 2020

  • QUE DE BEAUX SOUVENIRS JE N SAIS PAS SI IL FAUT EN PLEURER OU JUSTE SOUPIRER D'UN BEYROUTH A JAMAIS DIFFERENT ET PROBABLEMENT PERDU SANS LA MIXITE INCROYABLE DE TOUS LES BEYROUTHINS MERCI FIFI TRES BELLE PLUME

    LA VERITE

    03 h 14, le 29 mai 2020

  • Hahahahahaha. .... Il y a aussi en Beyrouth quelque chose de Tenessee. ..

    FRIK-A-FRAK

    16 h 05, le 28 mai 2020

  • Ce que j'ai adore le plus dans votre article ....ce sont les cigarettes et les bas en nylon ....cadeaux precieux a l'epoque dans les pays comunistes...par contre vous avez oublie un autre cadeau tres precieux aussi...les portes jartelles ...merci pour votre jolie plume

    Houri Ziad

    14 h 36, le 28 mai 2020

  • Comme vous savez bien décrire Beyrouth! Magnifique texte!

    Politiquement incorrect(e)

    13 h 53, le 28 mai 2020

  • Quelle belle plume !

    Elkhazen maud

    12 h 51, le 28 mai 2020

  • Tres belle plume

    Elkhazen maud

    12 h 39, le 28 mai 2020

  • Trés beau style! Quelle force littéraire ! Quelle évocation juste et pertinente ! Merci

    Zeni Abraham

    11 h 10, le 28 mai 2020

  • Merci Fifi pour ce régal des jeudis , pour ta plume lumière douce et tendre comme une balade à Venise . ..

    Noha Baz

    10 h 48, le 28 mai 2020

  • ce qui n'a pas disparu ,ne disparaitra jamais: le sourire accueillant ,bienveillant ,presque tendre, de l'autre et cette gentillesse à toute épreuve qui nous attache pour toujours J.P

    Petmezakis Jacqueline

    07 h 27, le 28 mai 2020

  • SACREE POETESSE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 19, le 28 mai 2020

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