Michel Agier : “Le masque permet de produire une autre identité, de jouer avec”
« D’ordinaire, le masque participe du rituel, que ce soit celui des fêtes païennes comme le carnaval, ou des cérémonies religieuses dans les sociétés traditionnelles. Le rituel est associé à l’idée de communauté, qui peut être rattachée au groupe, à la famille, au village. Danser la ronde, par exemple, incarne l’idée de refaire communauté. Dans sa définition la plus générale, le rituel est le moment où le récit individuel rencontre l’histoire de la communauté, où l’individu rencontre les autres. Il symbolise un moment où chacun se reconnaît dans un “nous”, à un moment donné. Dans les sociétés où le carnaval occupe une place importante, on peut se sentir, même si l’on n’en fait pas partie le reste du temps, membre d’une communauté plus grande. Mais le lendemain, terminé, on passe à autre chose, la communauté rituelle disparaît. Le rituel est donc une rupture temporaire avec le quotidien.
“Avec ce nouveau masque lié à la pandémie, on a affaire à un objet entre le social et le rituel”
Michel Agier
Avec les masques chirurgicaux ou en tissu que nous devons désormais porter, il y a aussi quelque chose de l’ordre du rituel : il ne faut pas oublier de le mettre quand on sort, de l’enlever ou de le jeter quand on rentre. Il permet peut-être de présenter aux autres un masque différent de celui, social, que nous portons d’ordinaire. Cela suppose de penser que nous sommes toujours dans le masque. Sous le masque rituel il y a encore un masque, plusieurs couches se superposent. Le visage n’est jamais un visage nu : on le maquille, on lui choisit une coiffure, une tenue pour aller avec. On travaille toujours son apparence, d’où l’idée de masque social. Avec ce nouveau masque lié à la pandémie, on a affaire à un objet entre le social et le rituel, associé à une exception. Le port du masque renforce le côté exceptionnel de la situation que l’on vit, tout en s’intégrant petit à petit à notre quotidien. Cela peut aussi bien nous rassurer que nous inquiéter. Après tout, toute situation exceptionnelle suppose un retour à la normale.
“En ‘customisant’ son masque, il devient le support d’une parole qui s’adresse aux autres, alors même que la bouche est cachée”
Michel Agier
Il est intéressant de remarquer que le masque est rapidement devenu le support d’une “customisation”. Rapidement, des personnes, des femmes surtout, se sont mises à en coudre dans des tissus de couleur ou imprimés. Certaines dessinent des choses, ou écrivent des revendications : le masque devient alors le support d’une parole qui s’adresse aux autres, alors même que la bouche est cachée. Il peut devenir un masque au sens carnavalesque : j’utilise la situation rituelle d’exception pour dire quelque chose que je ne pourrais pas dire autrement.
“Il faut que le masque s’installe un peu – même si je ne le souhaite pas – pour que les gens en fassent un fait social, s’en emparent”
Michel Agier
Il me semble néanmoins que l’enthousiasme de la “customisation” est peut-être légèrement retombé : ce n’est pas si évident de fabriquer un masque, il a une durée de vie limitée ce qui suppose de revenir souvent à l’ouvrage, il faut utiliser un tissu suffisamment respirant. Le masque permet de se métamorphoser, de produire une autre identité, de jouer avec. Mais pour l’instant, le masque chirurgical ou en tissu “customisé” ne fait pas le même effet. L’aspect médical reste assez contraignant. Néanmoins, j’ai confiance en l’imagination des gens. Anthropologiquement, il faut que le masque s’installe un peu – même si je ne le souhaite pas – pour que les gens en fassent un fait social, s’en emparent, soit sous forme de “customisation” personnelle, soit en appropriation de groupe. Cela voudra dire qu’on l’a intégré, qu’on lui a fait une place. »
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