Nicolas Mathieu : “Le masque peut ouvrir à une érotique nouvelle”
« Je ne crois pas du tout que nous perdions notre visage sous un masque. Le masque réorganise simplement la dialectique entre ce qui est montré et ce qui est caché. Je m’en suis rendu compte un jour en allant faire mes courses au supermarché. J’y ai croisé une jeune femme qui portait un short en jean très court, un petit pull gris, et un masque. Ses cheveux étaient blonds, ses yeux clairs. Je l’ai trouvée très belle. Malgré ce masque, ou grâce à lui ? Je ne sais pas. Dans notre sentiment de la beauté, ce qui est dérobé compte autant que ce qui exhibé. Sa bouche me manquait, mais j’avais ses yeux, et l’absence obligée que produit le masque intensifiait tout ce qui m’était donné. Au cinéma, on le sait bien, cette dialectique montré/caché, c’est précisément ce qui fait la différence entre l’érotisme et la pornographie, entre l’horreur et le gore. Que laisse-t-on dans le hors champ, que donne-t-on à voir ? Le gore ou la pornographie montrent tout plein cadre. À l’inverse, l’érotisme et l’horreur articulent un jeu entre ce que je vois et ce que je ne vois pas. Ils suscitent l’interprétation, donnent quelque chose à lire.
“Le masque incite à être encore plus attentif à cet enfer de détails qu’est l’autre”
Nicolas Mathieu
Avec le masque, on est dans ce registre-là. Sourire passait jusqu’ici principalement par la bouche, les lèvres. Aujourd’hui, les yeux seuls ont la charge de cette expression, ça change tout et ça suppose une attention très différente. À présent qu’une partie du visage est dérobée, il faut tout revoir. On est invité à une nouvelle sémiologie, une autre manière d’interpréter les signes, un nouvel apprentissage de leur lecture. Si une partie du visage est masquée, mon attention se reporte sur le reste du corps, le regard, les vêtements. Le masque incite à être encore plus attentif à cet enfer de détails qu’est l’autre, homme ou femme, possible partenaire ou pas. Comme il nous manque des pièces du puzzle, nous sommes davantage sensibles au reste. Je lis le corps de l’autre en noir et blanc : certaines choses sont inscrites, d’autre manquent, mais, dans cet aller-retour, cette dialectique entre les deux, j’essaye de produire un sens, d’interpréter les choses. C’est assez troublant, parfois inquiétant.
“Imaginez qu’on dise des aveugles que leurs rapports sociaux sont dégradés parce qu’ils n’ont pas accès au visage !”
Nicolas Mathieu
Les premiers temps, j’ai bien évidemment eu une sensation d’étrangeté, comme pour tout ce qui est nouveau. Mais pas de dépersonnalisation. J’ai plutôt l’impression que nous sommes tous en embuscade : une partie du visage est cachée, mais le regard passe quand même, ce qui fait que nous nous épions derrière cette protection. Cela peut ouvrir à une érotique nouvelle. Toutefois, ce qui est caché suscite naturellement de la crainte. C’est la promesse d’une possible mauvaise surprise. Il y a cette chanson très drôle de Philippe Katerine où il suit une femme blonde dans la rue. Quand elle se retourne, horreur ! C’est Marine Le Pen ! Des projections, des inquiétudes nouvelles se forment avec le masque : que va-t-on découvrir si on l’enlève ? Il change indubitablement le rapport à l’autre, mais ne l’annule pas. Cela risque-t-il de nous cantonner au champ du fantasme ? Chaque rencontre s’organise de toute façon autour de choses qui nous sont données immédiatement et de savoirs qui sont différés. Une déception est toujours possible, une bonne surprise aussi. Faire une rencontre, ce n’est jamais immédiat quoi qu’il en soit. Il nous reste la voix, le corps, et les yeux, et le reste, ce qui est à l’intérieur et nécessite parfois toute une vie d’exploration. Quoi qu’il en soit, nos rapports sociaux ne sont pas menacés. Imaginez qu’on dise des aveugles que leurs rapports sociaux sont dégradés parce qu’ils n’ont pas accès au visage ! »
Expresso : les parcours interactifs
Voilà, c'est fini...
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