Vivir Quintana : "La lutte pour rendre visible le mouvement féministe ne se confine pas"

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Vivir Quintana : "La lutte pour rendre visible le mouvement féministe ne se confine pas"

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Manifestation contre les féminicides en novembre 2018 à Mexico
Manifestation contre les féminicides en novembre 2018 à Mexico
© AFP - Alfredo Estrella

Coronavirus, une conversation mondiale. Alors que la barre des 10 000 morts vient d'être dépassée au Mexique, l'auteure-compositrice-interprète Vivir Quintana, figure de proue du mouvement féministe mexicain et auteure de l'hymne "Canción sin miedo", partage sa vision de la Covid-19 comme virus contre-révolutionnaire.

Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu en mars une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».  Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous  traversons. Depuis le 24 avril, Le Temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.

Aujourd'hui, la chanteuse mexicaine Vivir Quintana livre un témoignage sur sa situation de militante féministe en temps de confinement. L'un des effets du confinement serait-il de décupler l'envie de lutter ?

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Lorsque j’ai entendu parler pour la première fois de la Covid-19, je voyageais vers Monterrey, dans le Nord-Est du Mexique et j’étais accompagnée de ma guitare et d’amies très chères. Je me souviens que nous commentions ce qui se passait en Asie et en Europe tout en ayant le sentiment que ce virus nous était étranger et qu’il ne pouvait atteindre un continent aussi éloigné que le nôtre. Nous ne pouvions nous douter de ce qui allait advenir quelques semaines plus tard.  

Après avoir profité de moments délicieux avec mes amies féministes du Nord, nous être embrassées, avoir fait la fête, être allées au musée Marco de Monterrey, avoir joué de la musique, nous être promenées dans le centre de Saltillo et, après être revenue chez mes parents pour les embrasser tendrement, je suis rentrée à Mexico avec le sentiment que se profilait devant moi quelque chose d’important.  

Le 7 mars, pour célébrer la journée des droits des femmes du 8 mars, j’ai eu l’honneur de chanter aux côtés d’une de mes artistes préférées : Mon Laferte, accompagnées du Palomar, un chœur de femmes, qui était dirigé par la musicienne chilienne Paz Court. Ensemble, nous avons chanté Canción sin miedo, une chanson que j’ai écrite pour rendre visible le problème des féminicides au Mexique.  

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Puis est venue la marche du 8 mars à laquelle j’ai participé avec le collectif « Energía Nuclear » #Mujeresenlamúsica dont je fais partie. Plus de 200 femmes chanteuses, guitaristes, compositrices, percussionnistes, arrangeuses, etc. sont descendues dans la rue et ont scandé nos chansons. Ce jour de marche était un jour empli d’émotions : nous pleurions, nous rions, nous nous serrions dans les bras et nous chantions d’une seule voix à mesure que les rues s’emplissaient de foulard violets et verts. Sur la place centrale de la ville de Mexico, el Zócalo, j'ai chanté de nouveau  Canción sin miedo, accompagnée par la multitude de femmes qui arrivait sur la place. Elles demandaient justice, en particulier pour les victimes de féminicides, et davantage de droits, notamment la légalisation de l’avortement dans les villes où les gouvernements règnent encore sur nos corps. 

J’étais remplie d’espoir, d’amour, de lutte et de feu. 

J’ai vu dans le visage de femmes que je ne connaissais pas une amie proche. J’ai aussi vu la fatigue et la résignation sur les visages des mères qui recherchent leurs filles disparues et qui réclament justice pour leurs mortes. Une des strophes de Canción sin miedo dit ceci : « Je  suis Claudia, je suis Ester, je suis Teresa ; Je suis Ingrid, je suis Fabiola et je suis Valeria ; Je suis la fille que tu as enjambé de force, Je suis la mère qui maintenant pleure ses mortes ». 

En quittant la place Zócalo, alors que je m’éloignais de la foule, j’ai vu une corde à linge sur laquelle pendaient des drapeaux violets portant le nom de femmes disparues et mortes. Mon cœur s’est brisé et je n’ai pu retenir mes larmes. Pourquoi retenir mes larmes puisque nous avions déjà enduré tout cela ? 

Je ne comprends pas et ni mon corps ni mon âme ne peuvent le comprendre : comment le féminicide peut exister, comment notre tissu social peut-être rompu au point de briser les corps, les vies et les existences de nos amies, de nos sœurs, de nos mères et de nos filles ?  

Le 9 mars, c’était jour de grève nationale. Nous autres, femmes privilégiées, nous nous sommes arrêtées de travailler. Je dis « privilégié » avec beaucoup de tristesse et d’amertume car les plus vulnérables économiquement et socialement ne peuvent faire autrement que d'aller travailler, plutôt que de faire grève, car « ici c’est comme ça ». Deux semaines après, les journaux nous apprennent que le coronavirus est arrivé au Mexique et que nous devons rester chez nous. Le « nous » dont je parle est celui des femmes parce que c’est en elles que je trouve le soutien et l’inspiration pour mes chansons et dans ma vie.  

Dès le début du confinement, j’ai commencé à voir que Canción sin miedo était de plus en plus visionnée sur les réseaux sociaux. C’était la preuve que la lutte pour rendre visible le mouvement féministe ne se confine pas. 

Sur le plan personnel il y a eu des moments difficiles : l’annulation des concerts, les difficultés financières, l’éloignement avec ma famille qui m’a brisé de l’intérieur et puis, aussi, la prise de conscience que même en quarantaine, les féminicides continuent. Je suis passée par des moments de pure joie mais aussi d’anxiété totale quant à l’avenir qui nous attend et à la vie post-confinement. Sur ce plan-là, nous improvisons tous et de multiples façons.  

Je ne pouvais imaginer que ces embrassades à Monterrey, à Saltillo, à Madero, au concert de la place Zócalo, à la manifestation du 8 mars, nous sembleraient aussi étranges aujourd’hui. À cause du virus, nous avons perdu des proches et des ami.es mais pas l’espoir qu’il fallait continuer à marcher. Vers où ? Je ne sais pas. 

Aujourd’hui plus que jamais je veux m’engager en tant qu’artiste, qu’amie, que fille et que femme pour continuer à transmettre mes messages au monde. Les gouvernements nous ont empêchés d’aller dans la rue, ils ne pourront pas nous empêcher de continuer la lutte.  

Revue de presse internationale
5 min

Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».

Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale