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«Après le coronavirus, la guerre de tous contre tous?»

Des graffitis en soutien à George Floyd, un Noir américain tué au cours de son arrestation. LOIC VENANCE/AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE - Le compositeur Benjamin Sire livre une réflexion désabusée sur ces crispations révélées et même accentuées par la pandémie de Covid-19, qui disloquent encore un peu plus des sociétés occidentales déjà fragiles.

Benjamin Sire est compositeur. Il est membre du Conseil d’Administration du Printemps Républicain.


Au moment où la crise du Covid-19 commence à s’effacer dans l’actualité derrière les émeutes qui secouent l’Amérique, les sociétés françaises et occidentales connaissent depuis plusieurs années une mutation profonde des rapport sociaux et humains qui les régissent.

Avec l’avènement conjoint de l’ère numérique (et ses avatars, réseaux et dématérialisation) et des différentes formes de libéralisme (sa composante philosophique en tête), les petits ruisseaux des antagonismes sourcés à l’individualisme nourrissent le grand fleuve de la haine et de la guerre du tous contre tous. Jusque-là épars, ces phénomènes se sont agrégés à l’occasion de la crise du Covid et présagent d’un avenir sombre dont, comme on le voit aux États-Unis ces jours-ci, la violence risque d’être un des éléments constitutifs.

La revendication n’est plus proprement sociale et commune, elle ne vise plus à créer une société juste et égalitaire.

Ces transformations sont multiples et diverses, mais sont toutes en lien avec le basculement de sociétés structurées autour de leurs institutions et de leurs corps intermédiaires vers un ensemble de singularités qui ne se retrouvent plus dans aucun commun et revendiquent leur autonomie. Ainsi, les individus interpellent directement le pouvoir par la grâce des réseaux, les conflits sociaux et professionnels échappent aux syndicats, au profit des avocats et de petits groupes revendicatifs, l’ubérisation conduit l’entreprise à s’individualiser sans filets sociaux et met clients et prestataires directement en relation par le biais d’applications, les tutos prennent le pas sur l’enseignement collectif, tandis que l’action politique tourne chaque jour davantage le dos aux partis au profit de citoyens et d’associations défendant des causes spécifiques. Les exemples de ce type sont nombreux et ne pourraient tous être cités ici, mais ils s’articulent majoritairement autour du souhait des individus de s’ébrouer à leur guise dans la compétition offerte par la société de l’autonomie. La revendication n’est plus proprement sociale et commune, elle ne vise plus à créer une société juste et égalitaire, mais à permettre à chaque individu de partir en quête de sa propre émancipation dans la jungle des singularités.

Ce mouvement sous-jacent, qui contredit les structures sociales apparentes (d’où la démonétisation de ces dernières), est bien évidemment, non seulement encouragé, mais alimenté par la toute puissance du web. Internet permet ainsi de rechercher pour soi-même toutes les solutions autorisant la conduite de cette quête de l’autonomie et de la reconnaissance, mais également, par le biais des réseaux, à chacun de devenir média et objet de revendications exprimées en son nom propre, quitte à le faire en interpellant directement les responsables politiques et autres acteurs importants du corps social ou médiatique. C’est une des caractéristiques du mouvement des gilets jaune et des différentes contestations citoyennes.

Peu à peu l’État, stratège et garant du commun social, se voit relégué au rôle d’un cahier de doléances auquel chacun transmet ses exigences, dans l’ignorance des impératifs collectifs. La consigne qui lui est transmise et claire: «Protégez-moi quand j’en ai besoin, mais laissez-moi tranquille le reste du temps».

C’est le moment historique où tous les libéralismes, en dépit d’intérêts en apparence antagonistes, se rejoignent au croisement d’un inconscient partagé, celui d’un grand supermarché des droits individuels exemptés des devoirs qu’ils seraient censés impliquer. Un autre corollaire de ce phénomène s’exprime à travers la défiance, parfois justifiée, envers les élites, les experts et les médias, auxquels le citoyen s’estime en droit de se substituer, au nom du sacro-saint et discutable bon sens populaire et de la possibilité qui lui est désormais offerte de s’exprimer avec autant d’écho que les personnalités en vue. Chaque parole se vaut dans le no man’s land intellectuel des réseaux. Celle du spécialiste ayant consacré sa vie à un sujet se noie dans la masse des commentaires, la rigueur scientifique est invalidée par la croyance, l’image tronquée se substitue à l’analyse et à la nuance, et les faits sont méprisés au profit du ressenti... Les politiques n’échappent d’ailleurs pas à ces travers, quand ils ne les amplifient pas, étant des reflets de la société, même si celle-ci feint de rejeter le désagréable miroir que sa classe dirigeante lui tend.

Resurgit alors l’idée que les États et les entreprises fomentent un complot généralisé contre les peuples.

C’est, par extension, également la porte ouverte, non pas aux théories complotistes, qui ont toujours existé, mais à leur très large diffusion, celle-ci, dans un cercle vicieux, accroissant encore le fossé entre les citoyens et les élites, sur fond de défiance envers le capitalisme et les institutions et parfois d’antisémitisme. Resurgit alors l’idée que main dans la main, les États et les entreprises fomentent un complot généralisé contre les peuples, sans que l’on en discerne clairement le motif: «Si on nous informe, c’est pour mieux nous cacher d’autres vérités. Si on nous cache des choses, c’est bien la preuve que l’on cherche à nous nuire...»

La société est ainsi devenue un magasin de porcelaine n’exposant plus que des chiens de faïence solitaires attendant l’éléphant qui viendra tous les faire voler en éclats.

D’une certaine manière la pandémie de Covid-19, et ses désastreuses conséquences économiques et sociales à même de libérer toutes les frustrations et désespoirs, figure le pachyderme évoqué, en cela qu’elle catalyse l’ensemble des phénomènes listés et ne répond pas aux standards du buzz éphémère qui caractérisait jusque-là la période et permettait de ne pas raccorder les événements, ni d’en tirer des conclusions significatives à grande échelle, à l’exception de ce qu’avait déjà révélé, en France, le mouvement des gilets jaunes. Ainsi les émeutes qui secouent actuellement l’Amérique en réponse au meurtre raciste de George Floyd par un policier, n’auraient pas forcément pris une telle ampleur si la cocotte minute figurée par le confinement et l’explosion record du chômage n’avaient pas précédé l’événement de très peu. Elles profitent certes du rôle de plus en plus affirmé des réseaux et de la vidéo émanant de citoyens lambda au détriment de celles émises par les médias officiels, mais n’éclatent sans doute pas à ce moment charnière par hasard, alors même que les comportements racistes de certains policiers américains ne sont pas une nouveauté et sont dénoncés de longue date et sans effet.

Bien entendu, à l’aube de l’arrivée du coronavirus, les polémiques nourrissent déjà un jeu en mode «à chaque jour suffit sa haine», voyant les militants et idéologues de tous poils, rejoints par des cohortes d’internautes citoyens en manque d’audience, s’insulter sur les champs de bataille de guerres picrocolines, aussitôt remplacées par d’autres, tout aussi insignifiantes, bien que s’arrimant parfois à des sujets d’importance. La grande agora des réseaux, confite dans sa bulle d’aveuglement, picore au supermarché des querelles en fonction des ses appétences, cherchant le meilleur vecteur pour gonfler son ego au prétexte de contribuer à des débats n’en méritant pas le nom. À chaque buzz, à chaque décès, à chaque bourde de semi-célébrité, à chaque drame visant une communauté, les singuliers justiciers de l’opinion, insensibles à la raison et s’exemptant de toute prudence, peuvent se jeter dans la mêlée inconséquente de la guerre en réseau, chacun parlant depuis son prisme identitaire, indifférent à la réalité et plus encore à celle d’autrui.

Il en est de même des débats scientifiques préemptés par tout un chacun et dont l’affaire Raoult est révélatrice. Dans l’instant de leur apparition, le «bar des sports» couvre son zinc de palmes académiques et déblatère de manière incontinente sur les fondements de l’information questionnée. Ainsi, en à peine quelques années, nous sommes passés d’une nation comptant 67 millions de sélectionneurs à une gigantesque université où chacun peut se prévaloir d’un titre de docteur en quelque chose, voire en tout.

Toute mesure ou absence de mesure se voit aussitôt critiquée.

Jusque-là désordonnés et ne se répondant pas distinctement les uns, les autres, tous ces phénomènes se sont vus agrégés par une crise du Covid dont la particularité, à l’heure de l’éphémère en réseau, fut la durée, ayant représenté durant plusieurs mois la principale source de discussions, tant sur la toile que dans la vie réelle, tout en se chapitrant au gré des transformations sociales et de l’ensemble des sujets de mécontentement jusque-là exprimés de manière parcellaire. Virus d’un côté, révélateur de l’autre, le Covid ne présage d’aucun «monde d’après». Il résume et amplifie celui qui se dessinait de longue date devant nos yeux distraits et dévoile le spectacle de sociétés balkanisées par l’individualisme, dont les membres, perdus et apeurés, commencent à chercher des «sauveurs», qu’il soient autoritaires ou utopistes.

À travers les contestations qui montent partout contre les stratégies sanitaires mises en place par les gouvernements et en dépit du soutien économique massif des États contre les conséquences économiques de la pandémie, celle-ci ne fait que mettre sous le feu de projecteurs aveuglants le malaise social autant que la défiance à l’égard des classes politiques. Et ce quelles que soient les philosophies ayant inspiré ces stratégies. On le voit en France où le confinement strict a été décrété, comme en Suède où une stratégie inverse a été envisagée. On le constate également en Angleterre où les critiques se multiplient quant au laxisme de la gestion de la crise par Boris Johnson. En Espagne, en en Belgique, en Italie aussi, les masses commencent à gronder. Mais sans doute nulle part ailleurs avec plus de virulence qu’en France où la division sociale et la contestation sont à leur summum. Toute mesure ou absence de mesure se voit aussitôt critiquée, les institutions et certains de leurs relais, comme une police épuisée et s’étant laissée allée à de nombreuses violences, se voient sans cesse vilipendés et les semeurs de troubles et autres amateurs de sédition attisent les feux de la colère.

À travers le feuilleton à propos de l’usage de l’hydrochloroquine et de la personnalité du professeur Raoult, ce sont tous les vices du buzz et des réseaux qui ont à nouveau été mis en lumière, illustrant de manière criante ce que nous en disions plus haut. 67 millions d’épidémiologistes s’affrontent quotidiennement sur un champ de bataille sémantique où se confrontent science et croyance, scepticisme et complotisme, informations sourcées et fake news, études bidonnées et rumeurs, Paris et province, élites diverses et représentants autoproclamés d’un peuple indéfini, médecine et exploitation politique de celle-ci, sans qu’ils soit véritablement possible d’y retrouver ses petits.

L’affaire laissera des traces tant elle entretient des antagonismes que le mouvement des gilets jaunes avait déjà exacerbés. Elle aura aussi permis la pénétration conséquente de théories délirantes qui feraient rires si elles n’offraient pas une photographie d’une part non négligeable de l’opinion, en proie à de nombreuses paniques morales. Parmi elles, celle de plus en plus ancrée que les pouvoirs jouent en permanence contre les peuples et poursuivent des buts inavouables et mortifères pouvant aller jusqu’à l’extermination. On est ainsi passé d’une critique classique du capitalisme à une vision farouchement complotiste de celle-ci, de légitimes angoisses sociales et sanitaires à des ressentiments irrationnels, de messages émis par des médias foutraques et isolés à la propagation de ceux-ci par des personnalités en vue dans les sphères médiatique, politique et artistique. S’y ajoute, par le biais de l’épouvantail Big Pharma, une sentiment de corruption généralisé, s’appuyant sur des corrélations approximatives et des relations plus ou moins réelles et compromettantes entre personnel politique, médecins et laboratoires pharmaceutiques qui ont pourtant toujours existé et se justifient... parfois. Parfois seulement, parce que l’état d’une opinion, même caricaturée par le miroir grossissant des réseaux sociaux, n’est jamais le fruit du seul irrationnel. Outre les réels mais rares scandales sanitaires récents qui ont largement frappé l’opinion, la gestion de certains services publics dans une logique purement comptable faisant fi de leur utilité, la conjugaison d’une société de la transparence qui débusque plus facilement que jamais les impérities des puissants avec l’arrogance de ceux-ci souvent doublée d’un sentiment d’impunité, donnent de compréhensibles prétextes aux couches de la société qui se sentent les plus reléguées d’exprimer leur colère et leurs peurs face à un sentiment de manipulation.

Et dans une société en crise de représentation et de dialogue où les réseaux sociaux, médias individuels, s’expriment en maître, les digues s’effacent chaque jour qui pourraient contenir ces colères et ces peurs.

Chacun déjà se dispute le peuple.

Il se trouve toujours alors des aventuriers rêvant de s’emparer de ces phénomènes pour en faire leur beurre et renverser la table de la société. C’est un risque d’autant plus prégnant à l’heure où le débat se situe à un niveau d’une insigne faiblesse et que le bagout tient lieu de légitimité à ceux qui s’expriment dans une arène qui ressemble davantage à du cirque qu’à de la politique. Encore une fois rien d’étonnant quand ceux qui devraient donner le cap s’abaissent à jouer la même partition que les histrions de l’opinion et leur donnent quitus comme on l’a récemment constaté concernant Jean-Marie Bigard ou Cyril Hanouna, vrais clowns mais faux représentants du peuple dont ils phagocytent les colères pour gonfler leur audience.

Quant au Professeur Raoult lui-même, sans doute enivré par l’adhésion qu’il recueille dans une partie de l’opinion, le voilà qui glisse imperceptiblement du champ médical vers celui de la politique, commençant à en maîtriser les ficelles rhétoriques et argumentaires, flattant son armée d’un comminatoire «tous les gens pensent comme moi» qui n’est pas sans rappeler le «La République, c’est moi» de Jean-Luc Mélenchon, en plus inquiétant et moins ridicule. Même si sa place dans le débat publique ne fera peut-être pas long feu, il ouvre la voie à d’autres personnalités pouvant chercher à profiter des colères sans passer par la case républicaine, que ce soit dans le sillage des gilets jaunes ou de mouvement radicaux qu’ils proviennent de la droite, de la gauche ou de la réunion de plus en plus fréquente entre les deux.

Chacun déjà se dispute le peuple, bien que celui-ci ne soit jamais défini avec justesse par ceux qui s’en considèrent les héros potentiels.

L’habile manipulateur qui pourrait sortir de la crise est celui qui, dans ce contexte, parviendra à éteindre ces différents ressentis pour orienter tous les griefs vers le seul État et le sentiment de relégation, ce pour quoi la crise du Covid-19 a déjà préparé le terrain.

En attendant ce moment ici, l’Amérique brûle déjà...

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34 commentaires
  • luke

    le

    Très bonne première partie. Nous voyons se développer un libertarisme anarchiste soutenu par les réseaux sociaux. La démagogie atteint des sommets et l'on voit très clairement le risque qu'il y a à mettre "l'imagination" au pouvoir: toute raison disparaît.
    Les gouvernements démocratiques ont échoué à s'approprier les réseaux sociaux pour en faire un outil au service de l'Etat. Ils ne s'en servent que pour augmenter encore la démagogie.

  • mordicus

    le

    J'ai tout vu, j'ai tout compris, je donne des leçons à tout le monde
    Bref une caricature de ce qu'il dénonce
    Une belle dose d'arrogance parisianiste en plus

  • Brice Briselances

    le

    Notre Sire attristé par les usages déréglés des nouveaux moyens de communication, lance ce qui serait le slogan de notre nouvelle époque : «Protégez-moi quand j’en ai besoin, mais laissez-moi tranquille le reste du temps». Mais, cher Sire, c'est vieux comme la démocartie bourgeoise cette idée ! Faudrait se réveiller au Printemps républicain ! on ne vit plus dans la démocratie des anciens depuis belle lurette ! Et relire Alain, se rappeler Benjamin Constant.

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