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Philippines : impunité persistante des meurtres liés à la « guerre » contre la drogue, selon un rapport de l’ONU

Des immeubles d'habitation à Tondo, dans la capitale Manille, aux Philippines. (archives).
Danilo Pinzon/Banque mondiale
Des immeubles d'habitation à Tondo, dans la capitale Manille, aux Philippines. (archives).

Philippines : impunité persistante des meurtres liés à la « guerre » contre la drogue, selon un rapport de l’ONU

Droits de l'homme

Des dizaines de milliers de personnes aux Philippines pourraient avoir été tuées dans la guerre contre la drogue depuis la mi-2016, dans un contexte de « quasi-impunité » pour la police et d’incitation à la violence de la part de hauts fonctionnaires, a souligné un rapport de l’ONU qui note que « l’impunité persistante et les formidables obstacles à l’accès à la justice doivent être traités de toute urgence ».

Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), ces violations massives des droits humains se sont révélées de manière particulièrement frappante par « le meurtre généralisé et systématique de milliers de personnes soupçonnées de trafic de drogue ».

De nombreux défenseurs des droits de l’homme ont également été tués au cours des cinq dernières années. « La reddition des comptes et une transparence totale pour des violations présumées sont essentielles pour gagner la confiance du public », a déclaré la Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet.

« Malheureusement, le rapport a fait état d’une impunité profondément ancrée pour de graves violations des droits de l’homme, et les victimes ont été privées de justice pour les meurtres de leurs proches. Leurs témoignages sont déchirants », a-t-elle ajouté. Pour l’ONU, ces meurtres ont bénéficié « d’une quasi-impunité », avec une seule condamnation pour le meurtre d’un suspect dans une opération de police depuis la mi-2016.

Des ordres de la police qui ont pu être interprétés comme un « permis de tuer »

Une circulaire de la police de 2016 lançant la campagne utilise les termes « neutralisation » des « personnalités de la drogue », a souligné le rapport, appelant à son abrogation. « Ce langage mal défini et sinistre, associé à l’encouragement verbal répété des plus hauts responsables de l’Etat à utiliser la force meurtrière, a peut-être enhardi la police à traiter la circulaire comme une permission de tuer », estime le document.

D’une manière générale, la plupart des victimes de la guerre contre la drogue sont de jeunes défavorisés vivant en milieu urbain, a indiqué le HCDH dans son rapport. Leurs proches ont décrit « de nombreux obstacles à la documentation des cas et à la poursuite en justice ». « Le chiffre le plus conservateur, basé sur les données du gouvernement, suggère que depuis juillet 2016, 8.663 personnes ont été tuées - avec d’autres estimations allant jusqu’à trois fois ce nombre », souligne le rapport présenté aux médias à Genève.

La répression de la drogue a été marquée par des ordres de la police et une rhétorique de haut niveau qui ont pu être interprétés comme une « permission de tuer ». La police, qui n’a pas besoin de mandats de perquisition ou d’arrestation pour effectuer des descentes dans les maisons, force systématiquement les suspects à faire des déclarations auto-incriminantes ou risque de recourir à une force mortelle, a ajouté le rapport.

L’examen de 25 opérations au cours desquelles 45 personnes ont été tuées dans le métro de Manille entre août 2016 et juin 2017 a révélé que « la police a récupéré à plusieurs reprises des armes portant le même numéro de série sur différentes victimes dans différents endroits », ce qui suggère que certaines victimes n’étaient pas armées au moment de leur meurtre.

« Rhétorique néfaste émanant des plus hauts niveaux du gouvernement »

« Les personnes qui consomment ou vendent des drogues ne perdent pas leurs droits de l’homme », a fait valoir Mme Bachelet. « Les personnes qui sont en désaccord avec les politiques du gouvernement et qui les critiquent, y compris dans les forums internationaux, ne devraient pas être vilipendées comme des sympathisants des terroristes. Les peuples autochtones ne devraient pas être victimes d’une lutte acharnée entre l’État, les groupes armés non étatiques et les intérêts commerciaux », a jouté la Haute-Commissaire.

Le rapport note que certaines déclarations des plus hauts niveaux de gouvernement ont « atteint un niveau d’incitation à la violence » et que « la diffamation de la dissidence est de plus en plus institutionnalisée ». Selon les services de Mme Bachelet, les abus documentés aux Philippines ont été exacerbées par « une rhétorique néfaste émanant des plus hauts niveaux du gouvernement », que le rapport décrit comme « omniprésente et profondément préjudiciable ».

Or l’utilisation d’une partie de ce langage « incendiaire » « pourrait constituer une violation de l’interdiction de la privation arbitraire de la vie dans l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques », souligne le rapport.

Par ailleurs, le phénomène du « marquage rouge » - qui consiste à étiqueter des individus ou des groupes (y compris des défenseurs des droits humains et des ONG) comme étant des communistes ou des terroristes - a fait peser une grave menace sur la société civile et la liberté d’expression.

Pour « des enquêtes indépendantes, impartiales et crédibles »

Le rapport note que, dans certains cas, les personnes qui ont été marquées d’une étiquette rouge ont été tuées par la suite. D’autres ont déclaré au HCDH avoir reçu des menaces de mort ou des commentaires à caractère sexuel dans des messages privés ou sur des médias sociaux.

Au moins 248 militants des droits fonciers et environnementaux, avocats, journalistes et syndicalistes ont été tués de 2015 à 2019, selon le rapport. D’ailleurs, le rapport documente également des rapports sur les violations des droits de l’homme par des acteurs non étatiques, notamment des meurtres, des enlèvements, le recrutement d’enfants et l’extorsion par la Nouvelle armée populaire (NPA).

Pourtant « malgré des allégations crédibles d’exécutions extrajudiciaires généralisées et systématiques dans le cadre de la campagne contre les drogues illicites, ces violations ont été quasiment impunies ». Le rapport souligne donc la nécessité de mener « des enquêtes indépendantes, impartiales et crédibles » sur toutes les allégations de violations graves des droits de l’homme. Les services de la Haut-Commissaire Bachelet se disent prêts à soutenir les efforts visant à faire respecter la reddition des comptes au niveau national et international. 

L’ONU renouvelle également sa coopération constructive avec Manille « pour mettre un terme aux nombreuses violations des droits de l’homme, répandues et de longue date dans le pays, et pour empêcher qu’elles ne se reproduisent ».

Sur un autre plan, « les Philippines sont confrontées à des défis majeurs - pauvreté structurelle, inégalité, conflit armé, catastrophes naturelles fréquentes, et maintenant la crise COVID-19 », a déclaré Mme Bachelet. « Il est essentiel que les réponses du gouvernement soient fondées sur des approches des droits de l’homme et guidées par un dialogue constructif ».

A noter que le rapport sera présenté lors de la prochaine session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU au plus tard en juin.