REGARD FEMININ« I may destroy you », la série qui filme le viol du point de vue féminin

« I may destroy you », la série qui filme les traumatismes du viol de l’intérieur

REGARD FEMININLa série de la réalisatrice et actrice Michaela Coel, que « 20 Minutes » a pu interviewer, décrit les mécanismes de la dissociation et de la mémoire traumatique avec une grande justesse
Michaela Coel, alias Arabella dans « I may destroy you » sur OCS.
Michaela Coel, alias Arabella dans « I may destroy you » sur OCS. - OCS / DR
Aude Lorriaux

Aude Lorriaux

L'essentiel

  • La série I may destroy you, disponible à partir du 8 juin sur OCS, est l’histoire d’un viol, auquel on accède par flashs, depuis la conscience et la mémoire de l’héroïne.
  • Si les scènes de viol ne sont pas rares du tout dans le cinéma ou les séries, elles sont très rarement montrées « du point de vue de la victime », explique la critique de cinéma Iris Brey.
  • « Je parle à la part en nous qui a été ruinée, volée, manipulée sans notre consentement… Et j’essaie de nous aider à trouver des moyens de dormir la nuit, car parfois la souffrance et la colère nous en empêchent », a confié la réalisatrice et actrice Michaela Coel à 20 Minutes.

Arabella est une jeune écrivaine en herbe, tout récemment auréolée du succès rencontré par l’un de ses textes. On lui commande un livre, et elle se met alors à écrire, péniblement. Un soir, alors que l’inspiration ne vient pas et que la « deadline » approche, elle sort en boîte. Et c’est là que se produit l’événement qui servira de fil conducteur et de révélateur à toute la série I may destroy you, diffusée sur OCS à partir du 8 juin : un viol, qui lui revient ensuite par bribes, après un black-out. Un viol auquel on accède par flashs, depuis la conscience et la mémoire de l’héroïne. Un viol cru, nullement érotisé, filmé en caméra subjective, c’est-à-dire depuis les yeux mêmes d’Arabella, revivant la scène.

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Après avoir filmé et incarné en 2015 dans la série Chewing-gum l’histoire de Tracey, jeune Londonienne vierge de 24 ans faisant l’apprentissage de la sexualité, la réalisatrice Michaela Coel explore à nouveau les affres du corps, mais avec un sujet autrement plus difficile, et très peu filmé : la mémoire traumatique du viol. La série décrit dans ses premiers épisodes avec minutie ce que la psychiatre Muriel Salmona essaie d’enseigner à notre société depuis des années : les terribles conséquences psychologiques de ce crime, qui très souvent laisse des traces indélébiles. On voit par exemple les réminiscences intrusives envahir la conscience d’Arabella, jouée par Michaela Coel elle-même. Elles sont déclenchées par des choses aussi anodines que la vision d’un verre, rappelant celui qui précéda le viol.

« On ne voit jamais le traumatisme du viol et son cheminement »

« C’est vraiment du regard féminin car on est dans sa tête, dans son corps, et on vit avec elle le trauma qui ressurgit », analyse pour 20 Minutes Iris Brey, autrice du livre Le Regard féminin – Une révolution à l’écran, dans lequel elle analyse des films et séries qui mettent en valeur l’expérience féminine. Interviewée par 20 Minutes lors d’une table-ronde sur zoom avec plusieurs autres journalistes, Michaela Coel précise : « J’ai plutôt essayé de faire en sorte que ma vision domine le show, et je suis une femme. Et mon directeur de la photographie Adam et mon équipe étaient très volontaires pour collaborer avec moi et comprendre que j’avais une certaine façon de voir les choses ».

Si les scènes de viol ne sont pas rares du tout dans le cinéma ou les séries, elles sont très rarement montrées « du point de vue de la victime ». Iris Brey le résume ainsi : « On ne voit jamais le traumatisme du viol et son cheminement ». C’est sous cet angle que I may destroy you est vraiment novatrice, même si de telles expériences commencent à être montrées depuis quelques années. On peut citer la série La Servante écarlate, où l’on entend l’héroïne, June, réciter en voix off au cours de son viol toutes les chansons avec le mot « bleu », pour essayer de se déconnecter de la douleur. D’autres séries et films ont tenté, çà et là, de raconter ce crime du point de vue féminin ; démontre la critique de films dans son livre : Elle, de Paul Verhoeven (2015), Baise moi (2000), Thelma et Louise (1991), Outrage (1950), par exemple.

« Écrire cette série a été très cathartique »

Si Michaela Coel décrit si justement, et avec autant de finesse, l’expérience du viol, c’est peut-être aussi parce qu’elle en a été victime elle-même. La réalisatrice a révélé son cataclysme durant le Festival international de la télévision d’Édimbourg, en août 2018. Elle a été agressée pendant l’écriture de la série Chewing-gum. Le récit qu’elle a donné de cette agression ressemble fort à ce qui se produit dans la série I may destroy you : « Je travaillais la nuit dans les locaux de la boîte de production, je devais rendre un épisode le lendemain matin à 7h. J’ai pris une pause avec un ami qui était dans le coin, et je suis revenue à moi plusieurs heures plus tard, en train de taper le début de la saison deux ».

Interrogée sur cette expérience et les raisons qui l’ont poussée à la raconter dans une série, Michaela Coel confie qu’elle a « tendance à écrire à partir d’éléments tirés de la réalité ». Elle ajoute : « Je me demande si c’est ma façon de me dissocier d’une chose traumatique, parce que c’est trop traumatique… Et peut-être aussi de prendre du recul pour comprendre et regarder cela avec plus de distance. » L’écriture ne remplace cependant pas la thérapie, prévient-elle : « Je ne pense pas qu’écrire cette série aurait pu remplacer une thérapie, mais écrire cette série a été très cathartique. C’était très gratifiant d’être capable d’écrire à partir de mon passé, de sentir la souffrance du passé, et de sentir que cette souffrance est partie. »

Le film brise un double tabou

Michaela Coel montre par ailleurs d’autres aspects de la vie féminine généralement occultés, comme les menstruations. Trois mois avant le viol, Arabella est en Italie avec sa coloc et amie Terry, et elles ramènent deux hommes dans leur appartement. Arabella fait l’amour avec un bel italien dealer de drogue, croisé plus tôt, qui lui enlève son tampon plein de sang, avant de la pénétrer. Le tampon n’est aucunement caché, le film brise un double tabou : celui de montrer du sang menstruel, et de le montrer dans une scène de sexe. « La salle de bain et les toilettes sont devenues des lieux vraiment importants pour moi, au fur et à mesure de l’écriture de la série. Parce que toute la série est sur le rapport entre espace public et privé », commente Michaela Coel.

Si le sang menstruel a déjà été montré dans quelques rares séries auparavant (dans I love Dick ou Orange is the New Black notamment), donner à voir un tampon plein de sang pendant une scène de sexe est une chose rarissime (lecteurs et lectrices, si vous avez un exemple en tête, je suis curieuse de le connaître, et je mettrai à jour cet article). « Les menstruations sont une des choses les moins montrées », confirme Iris Brey, qui ajoute : « Michaela Coel aime aller dans des endroits obscurs ou des zones grises et c’est important d’interroger ces zones limitrophes. »

i may destroy you ne remplacera sans doute jamais une thérapie, mais pour toutes les personnes qui ont vécu des expériences similaires, et elles sont nombreuses (en 2015, l’Ined a dénombré en France près de 580.000 victimes « d’une forme de violence sexuelle au cours des douze derniers mois ») elle leur permettra peut-être de se sentir moins seules. C’est ce qu’espère Michaela Coel : « Je parle à la part en nous qui a été ruinée, volée, manipulée sans notre consentement… Et j’essaie de nous aider à trouver des moyens de dormir la nuit, car parfois la souffrance et la colère nous en empêchent. »

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