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« Je refuse de vivre dans un tel système » : la jeunesse turque rêve d’une vie libre à l’étranger

Même les partisans de l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan souhaitent s’expatrier alors que l’économie se contracte et que les droits s’amenuisent dans le pays
Des Turcs célèbrent la Journée de commémoration d’Atatürk, de la Jeunesse et des Sports à Anıtkabir, le mausolée de Mustafa Kemal Atatürk à Ankara, le 19 mai (AFP)
Par Ragip Soylu à Ankara

La Turquie compte la plus importante population jeune d’Europe, avec près de 13 millions de citoyens âgés entre 15 et 24 ans. Mais un nouveau sondage indique que plus de 60 % d’entre eux aimeraient quitter le pays à cause des difficultés économiques, de l’étouffement de la dissidence et de la répression de la liberté d’expression.

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Plus d’une dizaine d’étudiants turcs interrogés par Middle East Eye ont déclaré que, s’ils en avaient l’opportunité, ils quitteraient la Turquie car ils ont perdu espoir en l’avenir.

Beaucoup d’étudiants en école de médecine des meilleurs établissements du pays, tels que l’Université Hacettepe, apprennent l’allemand et cherchent à s’expatrier en Allemagne, où ils pensent être respectés et avoir la possibilité de vivre dans une société libre. 

D’autres se plaignent du népotisme croissant au sein du secteur public, qui rend quasiment impossible l’obtention de postes haut placés par des personnes pourtant qualifiées.

« Je ne crois plus qu’un bon avenir m’attende ici en Turquie », déclare Ilkay, étudiant en relations internationales à l’Université d’Istanbul.

« La Turquie, sur le plan politique et économique, a décroché. La vie est devenue plus dure avec la baisse du pouvoir d’achat. Les médias ont perdu leur neutralité, la pauvreté s’installe et la justice a perdu son impartialité. »

Un sondage réalisé par la Fondation pour la social-démocratie (SODEV) a établi que la jeunesse turque était de plus en plus mécontente de vivre dans le pays.

L’enquête, qui a été menée dans douze provinces les 16 et 17 mai auprès de 600 personnes âgées de 15 à 25 ans, révèle que 62,5 % des répondants vivraient à l’étranger si le choix se présentait.

Selon les experts, une des causes fondamentales de ce désir de quitter le pays est la disparition de la prospérité. Les récentes statistiques officielles montrent que l’année dernière, le chômage parmi les 15-24 ans actifs atteignait 25,4 %, le taux le plus haut de ces vingt dernières années.

« Partir est très rationnel pour eux », estime Ertan Aksoy, président de SODEV. « Ils aimeraient partir pour bénéficier d’un meilleur enseignement à l’étranger et accroître leur bien-être. Ils constatent que ce n’est plus possible ici. »

De nombreux étudiants se plaignent de la qualité en baisse de l’éducation supérieure dans le pays.

Le gouvernement turc, sous la houlette du président Recep Tayyip Erdoğan, a triplé le nombre d’universités en Turquie au cours des dix-sept dernières années, passant ainsi de 76 à 207, mais plus de 6 000 universitaires ont été renvoyés pour des accusations de terrorisme depuis la tentative de coup d’État de 2016, engendrant un impact négatif majeur sur le monde universitaire turc.

Yagiz, jeune bachelier, dit vouloir étudier à l’étranger car les universités turques sont descendues dans les classements internationaux de l’enseignement supérieur et que les diplômes qu’elles délivrent perdent de plus en plus leur valeur.

Liberté d’expression 

Nezih Onur Kuru, politologue, indique que la chute du revenu par habitant aura sûrement un impact sur le comportement de la jeunesse.

« L’espoir qu’avait [la jeunesse] au début des années 2000 a laissé la place à la colère et au désespoir », estime-t-il, citant « l’autoritarisme accru depuis les manifestations du parc Gezi [en 2013], les embauches publiques non fondées sur le mérite, le tout associé à une réduction du revenu par habitant de 13 000 dollars à 9 000 dollars au cours des six dernières années. »

Plus tôt ce mois-ci, la livre turque a atteint son plus bas niveau historique à 7,269 livres le dollar, suscitant des inquiétudes concernant les réserves de change en baisse.

Le politologue ajoute qu’en raison de la crise économique que traverse le pays, il est devenu plus difficile de parvenir à une mobilité sociale ascendante pour les générations Y et Z comparées à celle d’avant.

Ironiquement, près de 50 % des partisans du parti au pouvoir, l’AKP, et environ 70 % des électeurs de ses alliés, les nationalistes du MHP, disent qu’ils aimeraient quitter le pays. Pour les observateurs, ce n’est pas surprenant car la jeunesse – en général – vit la même expérience quelles que soient ses tendances politiques.

« La Turquie, sur le plan politique et économique, a décroché. La vie est devenue plus dure avec la baisse du pouvoir d’achat. Les médias ont perdu leur neutralité, la pauvreté s’installe et la justice a perdu son impartialité »

- Ilkay, étudiant

Le sondage de SODEV illustre également que la liberté d’expression est cruciale pour la jeunesse turque.

Plus de 90 % des répondants déclarent qu’il est très important de pouvoir s’exprimer librement, tandis que 82 % déclarent que le fait que les autres puissent s’exprimer librement est important.

En 2019, la Turquie comptait, avec 9 250 demandes, le 2e plus grand nombre d’affaires en cours concernant des violations supposées de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme. La Turquie arrive également 154e sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par Reporters sans frontières. 

Gokturk, étudiant de 24 ans qui se déclare athée, dit se sentir contraint de dissimuler son opposition au gouvernement ainsi que ses opinions religieuses dans ce pays laïc à majorité musulmane. 

« Il y a assurément un problème de liberté d’expression », commente Ertan Aksoy, le président de SODEV. « La pression sur les réseaux sociaux est un déclencheur majeur de frustration. Les jeunes voient des gens se faire arrêter, emprisonner ou perdre leur emploi pour un tweet légitime. »

Par exemple, le nombre d’enquêtes criminelles ouvertes en Turquie contre des individus qui auraient insulté Erdoğan a augmenté de 30 % en 2018, atteignant 26 115 dossiers. 

« Je sais qu’il n’y aura pas d’enquête contre moi si je tweete à propos de Tayyip [Erdoğan] aux États-Unis ou si je suspends à mon balcon une serviette avec le drapeau britannique dessus », explique Fikret, étudiant qui a participé à un programme d’échange à Atlanta.

« Il n’y a désormais plus moyen de séparer l’AKP de l’État. Et je refuse de vivre dans un tel système. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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