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Copier/coller : comment le "bâtonnage" est en train de détruire le journalisme
"Internet aurait pu être un outil émancipateur pour les journalistes, mais en réalité, c’est une désillusion. Des pratiques comme le bâtonnage ont déqualifié le métier."
© Fred Marie / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Copier/coller : comment le "bâtonnage" est en train de détruire le journalisme

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Sophie Eustache écrit dans la presse professionnelle, syndicale et généraliste. Syndiquée au SNT-CGT, elle a aussi créé l’association "Journalistes debout" en 2016. Elle fait paraître aux éditions Amsterdam "Bâtonner, Comment l’argent détruit le journalisme", réquisitoire contre un "journalisme de marché".

Marianne : Que signifie "bâtonner" ?

Sophie Eustache : Le "bâtonnage" est une pratique journalistique apparue dans les services web quand il a fallu "produire du contenu", c’est-à-dire écrire le plus d’articles possibles, pour contenter les algorithmes. C’est du copier/coller amélioré, souvent de dépêches mais aussi d’articles de journaux. Le temps d’écriture est environ de 30 minutes pour pouvoir publier un article toutes les heures en moyenne. C’est donc du travail qui se fait à la chaîne. La quantité prime la qualité.

En quoi le "deskeur", celui qui "bâtonne" à son bureau, est-il typique du journalisme contemporain ?

Le travail au desk a poussé à bout la logique de concurrence mimétique, bien antérieure à Internet. Grâce aux algorithmes des réseaux sociaux, les audiences sont mesurées bien plus précisément qu’auparavant. On peut même anticiper le nombre de clics que va avoir un article avant de l’écrire ! 64% des informations sur les sites généralistes d’information, d’après l’économiste des médias Julia Cagé, sont du copier/coller.

Internet aurait pu être un outil émancipateur pour les journalistes, mais en réalité, c’est une désillusion

Vous écrivez que Google est devenu le rédacteur en chef, en particulier dans les services web des journaux. Quels furent les dommages d’Internet pour le journalisme ?

Internet aurait pu être un outil émancipateur pour les journalistes, mais en réalité, c’est une désillusion. Des pratiques comme le bâtonnage ont déqualifié le métier. Faire du copier/coller sans avoir le temps de faire des sujets originaux, d’enquêter, d’aller à la source de l’information et de réfléchir à sa propre pratique, ressemble à de l’automatisation du travail. C’est une perte de sens. L’idée qui sous-tend la production de contenus dans les médias privés, c’est d’engranger des revenus publicitaires. Les sujets sont choisis en fonction des potentiels d’audience. Il y a des magazines et des projets éditoriaux qui se créent uniquement parce que les commerciaux ont repéré un marché publicitaire... c’est le cas notamment de certains magazines lifestyle ou santé grand public.

Pourquoi écrivez-vous que les frontières entre journalisme, communication et publicité sont de plus en plus poreuses ?

C’est également lié aux outils marketing. Ils permettent non seulement d’avoir une fine connaissance des audiences mais aussi de collecter des données personnelles pour pouvoir mener des campagnes publicitaires ciblées. En rachetant Doctissimo, TF1 a mis la main sur une immense base de données qu’il peut vendre aux annonceurs. Dans l’entreprise dans laquelle je travaillais, les dossiers qui faisaient la une chaque mois étaient fixés par le service commercial. Il commençait à vendre les encarts publicitaires avant même l’écriture des articles ! Je parle également dans le livre des live media. Des médias, comme la Tribune, sponsorisent des événements dans lesquels leurs clients ont la parole autour de tables rondes animées par des journalistes de la rédaction. Ces derniers doivent poser les questions qui conviennent ...

Le temps d’écriture est environ de 30 minutes pour pouvoir publier un article toutes les heures en moyenne. C’est donc du travail qui se fait à la chaîne. La quantité prime la qualité.

Vous évoquez aussi dans votre ouvrage la concentration des médias. Quels intérêts industriels cela cache-t-il ?

La plupart de ceux qui investissent dans les médias ont des activités qui dépendent des commandes ou de la régulation de l’Etat, c’est le cas de l’industrie BTP de Martin Bouygues ou des opérateurs de téléphonie mobile (Xavier Niel, propriétaire du Monde et patron de Free par exemple). Avoir un journal est un outil d’influence, même symbolique, pour peser sur les pouvoirs publics. Patrick Drahi arrive, lui, à faire de l’optimisation fiscale. Comme Libération est déficitaire, en vertu du dispositif du compte consolidé, le résultat total de son groupe baisse ainsi que le montant des impôts à payer. Avec SFR Presse, il fait appliquer la TVA de la presse sur une partie de ses abonnements. Ce qui permet encore d’économiser quelques millions ! Acheter un média permet aussi de tirer sur les concurrents par colonnes ou tribunes interposées.

Diriez-vous que le journaliste est dépossédé de son travail ?

C’est surtout vrai pour le "deskeur" : copier/coller n’a rien d’artisanal ! Dans les services web, la disparition des rubriques a dépossédé les journalistes de leur expertise. Avec la crise sanitaire actuelle, on s’aperçoit que les rédactions manquent cruellement de journalistes scientifiques. Les pigistes, eux, sont la variable d’ajustement. Ils sont plutôt dépossédés au sens où ils ont peu de contrôle sur leurs moyens d’existence. Avec le coronavirus, c’est encore pire. Beaucoup de pigistes, spécialement dans le domaine du sport et de la culture, se retrouvent sans travail à cause d’entreprises qui leur refusent le chômage partiel. Ils y ont pourtant droit s’ils sont des pigistes réguliers. Ils sont salariés au même titre que les journalistes postés. Pour les pigistes comme pour les deskeurs, les titres sont aussi souvent modifiés sans leur autorisation afin d’être plus racoleurs. Beaucoup de correspondants à l’étranger se plaignent de cette pratique qui les met parfois en danger sur le terrain.

Est-ce qu’on peut résumer les choses ainsi : un journaliste doit choisir entre bien faire son travail et être payé correctement, sauf s’il a beaucoup de "piston" ?

On peut le résumer ainsi, encore que les "pistons" ne soient pas toujours suffisants. Ceux qui ont des ressources financières, je pense notamment aux pigistes qui ont le soutien familial, arrivent encore à pratiquer leur métier plus sereinement. Si on ajoute à cela le coût des écoles de journalisme, on comprend pourquoi il y a une augmentation de la part des personnes issues de la bourgeoisie parmi les journalistes. Cela a une conséquence sur le traitement de l’information, notamment des mouvements sociaux.

Il y a une responsabilité collective, donc aussi des journalistes

Que faudrait-il faire pour donner du temps aux journalistes et les sortir de la précarité ?

Julia Cagé a développé un modèle de société de média à but non lucratif, dans lequel les journaux seraient possédés par une multitude de petits actionnaires. Son principe : mieux vaut mille petits actionnaires qu’un seul ! Le Monde diplomatique a aussi avancé un ‘projet pour une presse libre’ qui consiste à financer l’information sur le modèle de la cotisation, donc à partir de salaire socialisé, ce qui remplacerait les aides à la presse. La presse d’intérêt général pourrait en bénéficier, à condition d’être à but non lucratif et de proscrire la publicité. Un service commun fournirait, lui, les moyens techniques aux journaux (diffusion, imprimerie, recherche et développement). Enfin, on peut citer les propositions du syndicat SNJ-CGT : durcissement des lois anti-concentration des médias, suppression des aides à la presse pour les employeurs qui ne respectent pas le droit du travail (et ils sont nombreux, notamment pour les pigistes !), attribution prioritaire de ces aides pour la presse indépendante, reconnaissance de l’indépendance juridique des rédactions ...

Quelle est la part de responsabilité des journalistes eux-mêmes et sont-ils prêts à changer les choses ?

Il y a une responsabilité collective, donc aussi des journalistes. La plupart d’entre eux sont apathiques à cause de la précarité mais aussi parce qu’ils ont tendance à valoriser certaines contraintes, comme l’urgence. Les journalistes sont à peine plus syndiqués que la moyenne nationale car ils sont nombreux à avoir intériorisé le discours anti-syndical que relaient les médias dominants, ce qui n’aide pas non plus à mobiliser. Pour toutes ces raisons, je suis assez pessimiste pour l’avenir proche. Mais il y a bien un moment où il faudra changer radicalement de modèle.

Sophie Eustache, Bâtonner : Comment l'argent détruit le journalisme, éditions Amsterdam, 120 pages, 10€

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne