"Dans le noir de la chambre", le témoignage d'un père incestueux

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"Dans le noir de la chambre", le témoignage d'un père incestueux

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Bébé endormi. Shangai, Chine.
Bébé endormi. Shangai, Chine.
© Getty - YINJIA PAN

Père incestueux, Bruno* a réussi à sortir de cette terrifiante addiction grâce à l'aide d'un thérapeute et de Latifa Bennari, présidente de l'association L'Ange bleu. Il nous livre son témoignage.

Témoignage recueilli dans le cadre du "Grand Reportage" Pédophilie : comment protéger les enfants ?

"Je suis un ex auteur. J’ai commis des attouchements sexuels sur mes enfants. J’ai commis ces actes sur ma fille dès son plus jeune âge, elle avait un an. Ça se passait dans le noir de la chambre, quand je pensais qu’elle dormait. Maintenant, je sais que c’est marqué dans sa chair. A l’époque, je me berçais de l’illusion folle que c’était un bébé, qu’elle ne se souviendrait de rien, qu’elle n’était pas consciente… J’étais dans mon délire, dans mon déni. C’est notre piège le plus absolu, les tergiversations de notre cerveau pour pas être fou, pour ne pas se dire qu’on tue à petit feu les personnes qu’on aime le plus au monde. 

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Je m’en suis rendu compte bien plus tard, mais au quotidien j’étais dans une relation incestuelle avec mes enfants. J'étais sincère dans l’amour que je leur portais, mais chez moi l’amour était mélangé à du désir, de la sexualité, et mes enfants étaient transformés en objets de désir. C’était une relation à sens unique. JE faisais un câlin à ma fille, JE lui faisais un bisou parce que ça me plaisait, parce que ma fille m’appartenait, parce que son corps m’appartenait.

Aller chercher de l'aide, ça signifiait partir avec les menottes

J’étais complètement perdu dans cette addiction qui était plus forte que moi. Je me disais devant la glace que j’étais pédophile, j’arrêtais... et je retombais dedans. J’avais l’envie irrépressible de retourner dans la chambre de ma fille,  en me disant "c’est la dernière fois". Je n’arrivais pas à m’en sortir. Et j’étais pétrifié de peur à l’idée de chercher de l’aide. Pour moi, aller chercher de l’aide ça signifiait obligatoirement partir avec les menottes.

Quand ma fille a grandi, j’ai reporté mes actes sur mon fils, plus jeune de trois ans. Plus tard, quand on a commencé à parler d’un troisième enfant, une pensée m’a traversé l’esprit : "Pourvu que ce soit une fille". Ça a été comme un coup de poignard. Là, je me suis dit : "Ce n’est plus possible. Tu n’es plus un père trop tactile, là : tu prémédites. Tu es en train de prévoir d’être un prédateur. J’ai pris mon téléphone,  j’ai appelé un thérapeute, j’ai pris rendez-vous, et je lui ai tout déballé."

"Il faut que je vous signale"

Au bout d'un mois et demi de thérapie, le docteur me dit "Il faut que je vous signale". Le monde s’est arrêté. Je ne pouvais pas disparaître dans la nature, j’avais fait un bel acte manqué : j'avais donné un faux nom mais mon vrai numéro de téléphone. Le soir même, j’ai tout dit à ma femme. C’était un cauchemar. Elle était choquée, hébétée. Moi, j’étais prostré au milieu de la pièce, je pleurais, je me roulais par terre. Je ne pensais pas que la douleur psychologique pouvait faire aussi mal physiquement. Je suis parti passer la nuit à l’hôtel et ça a été la pire nuit de ma vie. J’ai pensé me foutre en l’air.

Quand j'ai appelé Latifa, elle a tout de suite compris. Elle a demandé au thérapeute si, selon lui, en son âme et conscience, je représentais un danger pour les enfants, et il a répondu non. Elle l’a convaincu de ne pas me jeter tout de suite en pâture à la justice, et je lui en suis infiniment reconnaissant. Si toute la machinerie judiciaire s’était mise en branle à ce moment là, je pense que je n’aurais pas pu tenir, je me serais suicidé. J’ai eu un sursis.

Au bout de quelques mois, j’ai eu une discussion avec mon ex femme : elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas vivre comme ça : le mensonge, la trahison, la peur que quelqu’un nous dénonce… ça allait à l’encontre de tout ce en quoi elle croyait dans la vie. J’ai compris que je l’avais déjà précipitée dans un gouffre sans fond. Je ne pouvais pas lui imposer ce cauchemar plus longtemps. Donc j’ai fait un courrier au procureur.

Je n'ai plus jamais été seul avec mes enfants

A mon procès,  j’ai eu la chance  d’avoir une présidente extrêmement magnanime : j’ai été condamné à 2 ans avec sursis, 3 ans d’obligation de soins, 30 ans de Fijais (le fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles et violentes). Je dois aller pointer tous les six mois, dire où je suis. Et j'ai perdu la totalité de l’autorité parentale. Si mon ex femme meurt, les enfants seront remis à une autre autorité que moi. C'est dur à avaler, mais juste. Depuis que j'ai révélé les faits, je n'ai plus jamais été seul avec mes enfants. Je m'en sentirais parfaitement capable mais ce n’est plus possible. C'est une nouvelle règle de vie.

Après ma garde à vue, encore en pleine tempête, j’ai participé à un premier groupe de parole chez Latifa. Je raconte, je pleure, et quand je termine mon histoire, une femme que je n’avais pas remarqué lève la main et me dit : "Bruno,… ta fille, c’est moi. Mon père venait dans ma chambre pour me toucher. Je me souviens de tout." Ça a été une douleur épouvantable pour moi, j’ai eu envie de me foutre en l’air. 

Je mets mon récit au service des victimes

Depuis, cette femme est devenue une amie, et je reviens à L’Ange bleu tous les mois. Avant, c’était pour me confronter à la douleur, aux conséquences de mes actes, pour me reconstruire, maintenant je mets mon récit au service des victimes. Elle peuvent éventuellement se défouler, me traiter de salopard... Je sais que c’est utile. Et je peux tendre la main à un gars sur la corde en lui disant : voila mon histoire, on peut t’aider à t’arrêter. C’est normal que tu n’y arrives pas seul, mais il faut que tu sois d’accord pour qu’on t’aide.

Et moi je reste vivant.
Pour que mes enfants puissent m’envoyer me faire foutre quand ils seront grands.
Mon thérapeute m’a dit que si je me suicidais, j’enterrais définitivement mes enfants."

*Le prénom a été changé.

> Ecoutez le témoignage de Bruno dans l'émission Grand Reportage du 22 mai 2020 : "Pédophilie : comment protéger les enfants ?"

Grand Reportage
55 min