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Philippines : viols d’enfants sur commande

Banlieue de Cordova.
Banlieue de Cordova. © Sipa
Nicolas Quénel et Antoine Hasday

Pour quelques dizaines d’euros, des pédocriminels commanditent des sévices sexuels, parfois des tortures, sur des enfants qu’ils regardent en streaming et en direct. En France, 200 dossiers ont été ouverts par l’Office central pour la répression des violences aux personnes (l’OCRVP). Mais les policiers et les ONG se heurtent à de multiples obstacles. C’est la face noire du développement du Net. Avec le confinement, il semble que la demande se soit accrue, et les abus multipliés. Enquête à Cebu, devenu le cœur de cette industrie criminelle. 

La pièce est vide, en dehors d’un matelas posé au sol. La faible lumière artificielle laisse penser que la scène, filmée par une caméra fixe, se déroule dans une cave. Alors que les secondes s’écoulent, une très jeune fille entre dans le cadre, nue. Elle s’allonge sur le matelas, puis est rejointe par un adulte qui, lui, prend soin de ne pas faire apparaître son visage. Les minutes qui suivent montreront le viol d’une enfant de 12 ans par celui qui se révélera être son oncle. Une scène insupportable, qui illustre le quotidien des enquêteurs de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (l’OCRVP). Ils sont treize au sein de cette unité, créée en 2006 et rattachée à la direction de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière, à travailler sur un phénomène en plein essor qui inquiète les services de police : le live streaming pédocriminel.

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Il y a une augmentation de la violence envers les enfants

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Avec la démocratisation des Smartphone, l’essor des réseaux sociaux et des plateformes comme Skype, et la fermeture des frontières en lien avec l’épidémie de Covid-19, les pédocriminels se déplacent moins en Asie du Sud-Est. Ils peuvent désormais passer commande depuis leur salon pour assister en direct, derrière leur écran, à l’agression sexuelle ou au viol d’un mineur, y compris en bas âge, contre quelques dizaines d’euros. Si les dossiers se comptaient sur les doigts de la main il y a quelques années, on en dénombre aujourd’hui plus de 200 sur les bureaux des enquêteurs. Confrontés chaque jour au pire derrière leurs ordinateurs, ils confirment des tendances inquiétantes. « Nous voyons des gamins de plus en plus jeunes. Parfois des nourrissons âgés de quelques mois. Il y a aussi une augmentation de la violence envers les enfants et certains cas peuvent clairement s’apparenter à des actes de torture. Ce que l’on craint c’est d’assister un jour à un meurtre en direct », explique Philippe Guichard, ex-patron de l’OCRVP et actuel adjoint au sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée. Des scénarios d’épouvante. Si les enquêteurs travaillent sur plusieurs pays en même temps, la majorité des cas sont situés à 11 000 kilomètres, aux Philippines.

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Une vue de la banlieue de Cordova, quartier pauvre de bidonvilles et d’immeubles insalubres où se recrutent principalement les malheureux petits acteurs de ces vidéos obscènes. Certains sont des bébés
Une vue de la banlieue de Cordova, quartier pauvre de bidonvilles et d’immeubles insalubres où se recrutent principalement les malheureux petits acteurs de ces vidéos obscènes. Certains sont des bébés © Nicolas Quénel

Dans le pays aux 7 000 îles, cette criminalité se concentre notamment dans deux villes en périphérie de la mégapole de Cebu, en plein cœur de l’archipel. « La plupart des affaires ont été localisées à Lapu-Lapu et à Cordova », détaille Philippe Guichard. A l’origine, ce sont des villages de pêcheurs, les pieds dans la mer et la mangrove, devenus des banlieues peu avenantes, mélanges de cité-dortoir et de bidonville, où vivent ceux qui n’ont pas les moyens d’habiter Cebu. Pour s’y rendre, il faut s’armer de patience. Slalomer dans les embouteillages, où les tricycles – motos avec un side-car transformées en taxis à plusieurs places – et les jeepneys – Jeep américaines converties en minibus –, pleins à craquer, sont toujours en quête de clients supplémentaires. Genou contre genou, les passagers y font passer leur monnaie de main en main, jusqu’au chauffeur. La chaleur tropicale mélangée à la pollution des gaz routiers rend l’atmosphère étouffante. A la moindre pluie, l’asphalte se transforme en piscine et la boue envahit les rues.

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Difficile de détecter les affaires : tout se passe dans les foyers

Le centre-ville de Cordova, traversé par la route principale, se compose de petites maisons et d’immeubles au style vaguement colonial. La mairie et un centre commercial sans âme sont les seuls points saillants. Comme partout aux Philippines, les sari-sari – minuscules échoppes ouvertes aux quatre vents – sont omniprésents et des enfants en uniforme envahissent les rues à l’heure de la sortie des écoles. Au-delà du centre, la ville ressemble à une favela brésilienne. Dès la tombée de la nuit, elle est plongée dans l’obscurité car l’éclairage public n’est plus assuré. Sans guide, il est facile de se perdre. La terre remplace l’asphalte, la plupart des maisons sont faites de bric et de broc – à l’exception de quelques énormes villas dont la présence est pour le moins incongrue –, et les rues grouillent de chiens errants. Rares sont les habitants qui acceptent de parler du streaming pédocriminel. « Ça se passe principalement sur cette colline, juste au bout de la rue ; parce qu’elle a une bonne couverture réseau, finit par indiquer un résident. Pour votre sécurité, vous ne devriez vraiment pas vous y rendre à cette heure tardive », ajoute-t-il avant de disparaître d’un pas pressé. « C’est une affaire de famille ici », commente une enseignante qui côtoie des enfants victimes d’abus. « Ce sont souvent leurs parents qui les prostituent. Tout se passe dans les foyers ; c’est pour cela qu’il est très difficile de détecter ces affaires. »

Et les histoires ne manquent pas. Le 5 mars dernier, cinq pédocriminelles présumées ont été arrêtées dans l’agglomération de Lapu-Lapu et 11 mineurs ont été secourus ; le plus jeune avait 2 ans. Le 10 avril 2019, à Cebu, c’était le tour d’une femme de 22 ans, qui aurait accepté de violer en direct sa propre fille de 6 ans. Le 10 juillet 2019, un Allemand de 41 ans a été interpellé à Lapu-Lapu. Il aurait filmé et diffusé ses viols sur deux enfants philippins (6 et 7 ans) et sur son propre fils de 2 ans. Le 21 août 2019, même chose pour un proxénète présumé de 28 ans, soupçonné d’avoir fourni de la pédopornographie à un pédocriminel français.
« Vous imaginez dans quel état sont ces enfants ? enrage l’enseignante qui préfère garder l’anonymat. En plus du traumatisme et des conséquences psychologiques désastreuses de ces viols, certains sombrent dans la toxicomanie. Parfois ils deviennent à leur tour des agresseurs ou retournent vers la prostitution ou le live stream, qui sont devenus des moyens de subsistance. »

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Certains Occidentaux commencent sur Internet et finissent par venir aux Philippines pour violer les mêmes enfants

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Sur place, rares sont les personnes qui s’occupent des petites victimes. Me Joan Dymphna Saniel-Amit, dont les longs cheveux noirs tombent sur une robe aubergine, est l’une d’entre elles. Avocate et directrice de Children’s Legal Bureau (Bureau légal des enfants), basée à Cebu, elle se bat depuis plus de vingt ans pour faire valoir leurs droits. Avec les moyens du bord, son association a pris en charge les dossiers de centaines d’enfants. Au fil des années, elle a vu la pédocriminalité sur Internet se développer au fur et à mesure que les politiques de lutte contre le tourisme sexuel se renforçaient. « Ce n’est pas pour autant que la forme classique a disparu. Certains Occidentaux commencent sur Internet et finissent par venir aux Philippines pour violer les mêmes enfants », poursuit l’avocate depuis le modeste siège de son ONG.

Entourée des piles de dossiers qui s’accumulent sur son bureau, les traits tirés, elle complète le portrait des petites victimes dressé par l’enseignante : « Leur capacité à faire confiance à leurs proches est durablement ébranlée, et le traumatisme est renforcé par la présence de la vidéo sur Internet. » Mais, elle l’assure, « les dégâts peuvent être limités si les enfants sont pris en charge correctement, avec un suivi psychologique. Les victimes sont soit confiées à un membre de la famille ou, si ce n’est pas possible, placées en famille d’accueil ou au sein des services du DSWD (Département de la protection sociale et du développement) jusqu’à leur majorité. »

Avec nettement plus de moyens, une ONG américaine d’inspiration évangélique combat elle aussi la traite des êtres humains : l’International Justice Mission (IJM). Depuis leurs locaux flambant neufs, John Tanagho, directeur de la branche locale de l’IJM, énumère : « Depuis 2015, nous avons conduit 157 opérations de sauvetage, porté assistance à 527 victimes, arrêté 224 suspects et fait condamner 69 coupables. La moitié des victimes ont moins de 12 ans ; 77 % des coupables sont des proches. » Pour cet homme, cheveux ras et regard acéré derrière ses lunettes en acier, il n’est pas étonnant que les Philippines concentrent la majorité du trafic. « Comme c’est un pays anglophone, cela facilite les échanges entre pédocriminels étrangers et philippins », explique-t-il.

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Les pédocriminels occidentaux les mettent en confiance, sollicitant de "petites" choses. l'argent arrive puis c'est l'escalade

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Qu’est-ce qui peut pousser des humains à violer leurs propres enfants et à diffuser la scène en direct ? La motivation principale est l’appât du gain. Une séance de streaming pédocriminel « standard » se négocierait à partir d’une dizaine d’euros mais, selon le type de sévices, cela peut atteindre des montants bien plus élevés. « Aux Philippines, les gens sont tentés par les promesses d’argent facile et la misère peut aussi être un facteur », analyse Me Saniel-Amit. « Certains criminels sont pauvres, mais d’autres viennent de la classe moyenne ou même de milieux favorisés », précise John Tanagho. Unanimement, ils insistent aussi sur le rôle des pédocriminels occidentaux, parfois « très agressifs » et suffisamment manipulateurs pour faire sauter les barrières mentales des individus, jusqu’à les convaincre de violer leurs propres enfants. « Souvent ils les mettent en confiance en sollicitant de “petites” choses, comme de “seulement” les déshabiller. L’argent commence à arriver et c’est alors que les demandes deviennent plus pressantes. Puis c’est l’escalade dans les sévices », explique Me Saniel-Amit.

Un membre de la police philippine qui tente d’enrayer ce business.
Un membre de la police philippine qui tente d’enrayer ce business. © Sipa

Par ailleurs, le pays est étroitement maillé par un réseau d’agences où l’on réceptionne l’argent renvoyé au pays par les nombreux Philippins expatriés. C’est souvent via ces agences que les pédocriminels étrangers envoient leurs paiements. Noyés dans la masse, ces transferts d’argent sont difficiles à détecter. « Rien d’impossible », assure cependant Philippe Guichard qui en veut pour preuve les nombreux dossiers en attente de traitement dans les locaux de l’OCRVP à Nanterre. Mais la tâche est titanesque, chaque cas pouvant nécessiter parfois des mois de travail. Et avec seulement 13 enquêteurs dédiés à la lutte contre le live streaming pédocriminel (contre une centaine aux Pays-Bas et 250 au Royaume-Uni), le manque de moyens est évident.

Un trafic mondial en pleine expansion

La capitaine Véronique Bechu ne s’en cache pas, il est très difficile dans ces conditions de confondre les commanditaires. Sur son bureau au ministère de l’Intérieur, les dossiers s’empilent, attendant d’être distribués aux enquêteurs. « On en a encore ouvert une dizaine récemment sur des cibles à haut profil de risque. » Face au manque de moyens, elle souffle, avec dépit : « On priorise. » D’autant que, si les Philippines représentent encore le gros du travail, elle ajoute : « On commence à observer un effet de contagion à d’autres pays comme la Roumanie. Nos collègues sur place sont débordés. » Dans ce cadre, « la coopération avec nos partenaires étrangers » et des agences comme Tracfin (le service de renseignement placé sous l’autorité du ministère de l’Action et des Comptes publics chargé de combattre la fraude, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme) représente une aide indispensable. Face à ce trafic mondial en pleine expansion, « la seule chose que l’on peut faire est de poursuivre les commanditaires chez nous. La complicité de viol est une affaire d’assises et c’est vers cela que l’on oriente les dossiers. » Mais pour quels résultats ? Seulement trois jugements ont été rendus en France depuis l’apparition du phénomène. Et jusqu’à récemment, la complicité de viol ou d’agression sexuelle n’était pas retenue par la justice, qui jugeait les preuves insuffisantes pour démontrer que les enfants avaient bien subi les sévices commandités par les accusés.

La bataille juridique commence

En mai 2018 à Grenoble, un sexagénaire a comparu pour « complicité de viols sur mineurs avec actes de torture et de barbarie » et « association de malfaiteurs ». L’homme était soupçonné d’avoir effectué 16 transferts d’argent (de 14 à 40 euros) vers les Philippines pour du live-streaming pédocriminel . Il a écopé de deux ans de prison ferme, uniquement pour « détention d’images pédopornographiques ». Un an plus tard, un homme de 30 ans a été mis en examen – également à Grenoble – pour complicité d’agression sexuelle. Il était accusé d’avoir payé, entre 2014 et 2015, 250 euros pour du live streaming pédocriminel, cette fois en Roumanie. Ici aussi, il n’a été condamné que pour « détention d’images pédopornographiques » à un an de prison ferme. Des décisions de justice difficiles à digérer pour les enquêteurs comme pour nos interlocuteurs philippins. « Si ces individus ne reçoivent que des peines légères, ils recommenceront », prévient Me Saniel-Amit. « Il faut prendre en compte la gravité du fait de commanditer un viol de mineur en ligne, que ce soit avec la loi existante ou une nouvelle loi », renchérit John Tanagho de l’IJM. D’une seule voix, ils appellent les autorités françaises à réagir, en modifiant la législation si nécessaire.

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Les choses sont justement en train de changer. Le 13 janvier dernier, la 15e chambre du tribunal correctionnel de Paris a jugé un ancien militaire, aujourd’hui pilote de ligne, pour avoir commandité des sévices sur des fillettes philippines. L’enquête a mis en lumière 57 virements d’une trentaine d’euros chacun. Et pour la première fois en France dans une affaire de ce type, le juge a considéré que les preuves, notamment les échanges par « chat » entre l’accusé et son « intermédiaire », étaient suffisantes pour démontrer la « complicité d’agressions sexuelles ». L’homme a été condamné à cinq ans de prison ferme. Une semaine plus tard, la garde des Sceaux Nicole Belloubet a proposé de créer une infraction spécifique pour les individus sollicitant un viol ou une agression sexuelle en streaming. La bataille juridique ne fait que commencer. 
  

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