Ta-Nehisi Coates : “La race naît du racisme et non le contraire”
Malgré l’élection de Barack Obama, le racisme gangrène encore et toujours les États-Unis. Face à la violence policière, aux écarts de revenus selon la couleur de peau et à une histoire mal digérée, l’écrivain Ta-Nehisi Coates exprime “Une colère noire”. Il dissipe dans cet essai salutaire les illusions du rêve américain.
Riant et insaisissable : Ta-Nehisi Coates est aussi affable que difficile à ferrer, tant il est sollicité. Il aura fallu plusieurs tentatives pour finalement questionner un dimanche matin de mars l’écrivain afro-américain, journaliste star d’un des plus vieux magazines de l’Amérique blanche – The Atlantic – et coqueluche des médias depuis la parution d’Une colère noire. Loué par Toni Morrison comme l’œuvre du « digne successeur de James Baldwin » et recommandé par Barack Obama lui-même, cet essai a été distingué par le National Book Award, en 2015. La plus haute distinction littéraire aux États-Unis récompense un texte viscéral et incisif. Désarmante mais sans pathos, cette lettre ouverte adressée à son fils, à mi-chemin de l’essai, du pamphlet et du poème en prose, souffle le vent vivifiant de la lutte pour le droit, contre les injustices et les idéologies béates. Elle émeut et remue. Ta-Nehisi Coates y exprime un virulent sentiment de colère, né de la condition réservée aux Afro-Américains hantée, aujourd’hui encore, par la violence et la peur. Il invite à l’examen critique. Car le racisme n’appartient pas au monde d’hier. Formé à l’école de la militance pour les droits civiques à Baltimore, ce lecteur admiratif de Malcom X, critique de la tradition pacifiste à la Martin Luther King, doit à sa mère enseignante et à son père vétéran du Vietnam – puis chef de section des Black Panthers et bibliothécaire à l’université – la fréquentation des classiques de la littérature noire américaine. Avec son sourire qui emporte tout et son lyrisme âpre et décapant, dans une langue qui louvoie entre un américain sans temps mort et un français encore hésitant mais toujours inquiet de trouver le mot juste, Ta-Nehisi Coates, pugnace, reprend l’histoire de l’Amérique par la racine pour dessiller les yeux embués, étriller les bonnes intentions et dissiper les illusions dont les rêveurs se bercent.
Votre livre Une colère noire s’adresse à votre fils, Samori. Qui d’autre est interpellé dans cette lettre ouverte ?
Ta-Nehisi Coates : Le livre est à l’intention de mon fils, mais il n’est pas écrit pour lui, ce qui n’aurait aucun sens. Je lui ai déjà exposé tout ce dont je parle. J’avais deux ou trois versions préalables de ce livre mais très éloignées de la version finale. Elles n’étaient pas suffisamment précises et personnelles. Je m’y suis remis en adoptant un artifice littéraire invitant le lecteur à voir à travers les yeux de mon fils, à sa place. Ce n’est ni de la littérature de salon, ni un essai pointu pour une poignée de lecteurs. Mon intention est d’aborder un sujet très politique avec les moyens de la littérature afin d’exprimer un sentiment, celui de la colère née de l’oppression et du racisme. J’emprunte le procédé à James Baldwin, qui écrit lui-même La Prochaine Fois, le feu comme une lettre écrite à son neveu, décrivant l’Amérique blanche et ses tensions raciales, rappelant que « les Noirs veulent simplement ne pas se faire taper dessus par les Blancs à chaque instant de leur bref passage sur cette planète ». Le titre anglais Between the World and Me [« entre le monde et moi »] renvoie à un poème brutal de Richard Wright, dans lequel il décrit le souvenir d’un lynchage à la première personne, montrant que nous sommes tous porteurs d’un passé, d’une histoire qui nous traverse. James Baldwin et Richard Wright sont deux consciences critiques, deux modèles de l’écriture noire.
Le livre est un best-seller. Imaginiez-vous un tel succès, aux États-Unis comme en France ?
Je suis étonné de son succès ! Je ne l’ai pas écrit en imaginant qu’il pourrait être traduit. Une colère noire renvoie à une expérience afro-américaine très spécifique. Mais dans cette expérience humaine est contenu l’universel. L’oppression, le racisme et la discrimination sont des réalités qui s’attaquent aux corps, compréhensibles par tous.
« L’assassinat impuni du jeune Afro-Américain Michael Brown par un policier blanc à Ferguson n’est pas une abstraction »
Le rapport au corps est au cœur de l’essai.
Oui. Les bavures policières ne sont pas des abstractions. L’assassinat impuni du jeune Afro-Américain Michael Brown par un policier blanc à Ferguson n’est pas une abstraction. Il était désarmé et il a été tué par un policier blanc de plusieurs balles, parce qu’il marchait au milieu de la rue. Quand mon fils a appris à la télévision que le policier qui l’avait tué n’était pas inculpé, il est parti pleurer dans sa chambre. Les morts d’Eric Garner à New York, en 2014, et de Freddie Gray à Baltimore, en 2015, rappellent aussi violemment à l’Amérique que, dans ce pays, la force policière a le pouvoir de détruire les corps et combien le racisme n’appartient pas au passé. Le mouvement des Black Lives Matter [« les vies noires comptent »] né de cette succession d’assassinats racistes, et notamment du meurtre par balle du jeune Trayvon Martin en Floride, en 2012, montre que l’élection de Barack Obama n’a pas du tout résolu la question raciale. Être noir, dans le Baltimore de ma jeunesse, c’était être nu face aux éléments, face aux armes à feu, aux coups de poing, à la drogue. Cette « nudité » était la conséquence de siècles passés à vivre dans la peur. Ma principale préoccupation n’était pas mes projets ou mes études mais ma sécurité physique. Je consacrais bien un tiers de mon activité cérébrale à me prémunir du danger. Aujourd’hui, des expressions policées oblitèrent l’expérience réelle du racisme, les blessures qu’il inflige. Les Américains ne veulent pas voir cette réalité. Ils emploient des formules pour la mettre à distance, parlant de « relations interraciales », de « justice raciale », de « privilège blanc », alors que le racisme détruit des corps. Il existe un grand débat aux États-Unis concernant la discrimination positive, sans que l’on sache ce qu’elle recouvre exactement. Mais lorsqu’on fouille un peu, de quoi parle-t-on ? Untel veut que son fils ait de meilleures opportunités. Comment ? En allant vivre ailleurs. Pourquoi ? Car son quartier est ravagé par la violence. La violence est au fond de toute chose. Or le langage politique, qui met tout sur un pied d’égalité, confère une forme d’innocence à ces débats.
Que protège cette mise à distance ?
Une part d’oubli est nécessaire au rêve qu’entretiennent les Américains. L’Amérique s’imagine comme la plus démocratique et la plus libre des nations civilisées. Tout un dispositif idéologique préserve cette image, dont l’oubli est une composante essentielle. Tout le racisme aux États-Unis se fonde sur cette amnésie nationale, afin d’entretenir l’idée que nos actions sont parfaitement justes et exemplaires, en faisant tout notre possible pour occulter les crimes dont nous sommes responsables. Elle a gagné le langage commun, qui parle par périphrases. Mais il existe une autre façon de décrire la brutalité du réel, en parlant de racisme anti-Noirs, de suprématisme blanc et en convoquant directement l’histoire des États-Unis.
Cette amnésie correspond-elle à une forme d’illusion ?
Non, car les populations afro-américaines connaissent bien les maux dont elles souffrent. Quant à la population qui se croit blanche, elle sait bien son intérêt. Les suprématistes blancs connaissent trop bien l’histoire. Ils prétendent qu’elle est passée et ne les concerne pas. Pourtant, personne n’a subi de lavage de cerveau. Si l’oubli a gagné les esprits américains, il est en grande partie intentionnel. Il permet de préserver l’image que l’Amérique se fait d’elle-même.
« Le nègre comme l’homosexuel dessinent une frontière qui délimite ce que j’appelle le ‘rêve blanc’ »
Pourquoi parler de la population qui « se croit » blanche ?
Parce que l’identité blanche est une projection. Comme je le montre, la race naît du racisme et non le contraire. Ce qui signifie, autrement dit, que la façon dont on nomme les gens n’est pas une affaire de physiognomonie mais bien plutôt de hiérarchie et de politique. La haine donne une identité. Le nègre comme l’homosexuel dessinent une frontière qui délimite ce que j’appelle le « rêve blanc ».
Vous ne qualifiez jamais ce rêve. Renvoie-t-il au rêve américain ou plus généralement à une idéologie ?
Peu d’Américains approuveraient franchement les discriminations. Pourtant, une majorité préserve ce rêve qui leur fait appartenir à un monde. Je voudrais que chaque lecteur puisse en imaginer une définition pour lui-même. Certains le tireront vers le simple rêve américain. D’autres y verront un synonyme d’idéologie. Selon moi, le rêve renvoie au sommeil, au fait de dormir. Il est le contraire de la conscience ou de la connaissance. Pour le dire précisément, le rêve est un état intentionnel d’inconscience. Il repose sur la croyance dans sa propre innocence.
Vous êtes journaliste et vous avez écrit cet essai politique en écrivain. Quelle était votre ambition ?
J’ai écrit ce livre pour exprimer un sentiment. J’ignore s’il aura une utilité quelconque. Participera-t-il à la formation d’une conscience politique ? Qui sait, peut-être aidera-t-il les Noirs qui comme moi ont subi l’oppression à rejeter le besoin d’évasion, à critiquer l’invention de la race et l’idée même du rêve.
À réveiller les consciences politiques ?
Aujourd’hui, les professionnels de la politique ne sont pas inspirés par les artistes et les poètes. Inversement, je regrette que nombre d’écrivains talentueux se soient retirés des essais et de l’argumentation politique. Je voudrais au contraire écrire avec une ambition politique. J’essaie de renouer avec une littérature noire, populaire entre les années 1940 et 1960. Mon style n’a pas été formé à l’Université. Ma tradition vient d’ailleurs. J’ai passé beaucoup de temps à lire des auteurs non académiques dans les bibliothèques, à la maison d’abord et à l’université d’Howard, où mon père, un temps chef de section des Black Panthers, a été bibliothécaire – ce qui m’a permis de m’y inscrire. Il a ensuite monté une maison d’édition consacrée à la littérature noire américaine. Parmi les auteurs que je côtoyais dans ces rayonnages, j’admirais les poètes comme Langston Hughes ou Robert Hayden, dont le poème Middle Passage m’a marqué. Il y évoque les esclaves, du point de vue de l’esclavagiste. Les romanciers James Baldwin ou Zora Neale Hurston, l’écrivain journaliste Richard Wright et Toni Morrison ont également beaucoup compté. Leur style d’écriture, ne « racontant » rien mais faisant agir une puissance évocatrice, suggérant des images plutôt que des slogans, n’existe plus vraiment. Mais je les ai lus jeune et je les ai dans mon sang. Comme eux, j’écris sur des situations que je connais. Cette esthétique empêche a priori d’aborder de « gros sujets ». Mais, à partir d’événements concrets et précis, j’essaie d’ouvrir une dimension existentielle et politique plus large.
Ta-Nehisi Coates en avril 2016 à Paris © Édouard Caupeil
Faut-il un nouveau style pour faire la révolution des idées ?
Assurément, il convient d’inventer de nouvelles façons de penser et de nouveaux moyens de les exprimer. La façon dont chacun fait usage des mots renvoie à la façon dont il conçoit le monde. Si vous considérez que le racisme est une idée abstraite, employez un langage abstrait pour en parler. Dites des formules alambiquées, éloignez la réalité. Montrez votre impuissance. En revanche, si vous estimez que vous avez votre mot à dire sur une situation aussi simple que le racisme, faites-le simplement. Inventez un langage qui parle du corps.
Comment qualifier votre style ?
On dit que j’écris des essais, et ce n’est pas tout à fait vrai. Disons que j’écris une argumentation littéraire. J’essaie de m’approprier la beauté de la littérature, son souci pour les mots, pour l’artisanat du sens et des sonorités, et je les applique à une démonstration. J’ai beaucoup appris de la musique et notamment du hip-hop, avec lequel j’ai travaillé inlassablement le rythme et la prosodie. J’ai longtemps recopié les paroles des rappeurs que j’admirais. Puis j’ai commencé par écrire de la poésie. Dans mon précédent livre consacré à mon père, A Beautiful Struggle [« une belle lutte »], j’ai commencé cet exercice consistant à transférer l’exigence esthétique dans un essai. Je l’ai peaufiné dans Une colère noire. Je ne sais pas si la traduction rend ce souci du rythme, mais chaque ligne est écrite avec beaucoup d’attention. J’essaie de casser le langage, de le réduire au minimum, de l’amener à la plus petite particule, à la plus grande simplicité. Le hip-hop qui s’écrit en pensant au corps, pour pouvoir être interprété, incorporé, a été une bonne école.
Vous dites qu’il n’est « pas nécessaire d’espérer ». Pourquoi ?
J’ai ressenti très tôt dans mon existence l’expérience de ma finitude, dans la mesure où, en tant que Noir, je savais que mon corps pouvait être détruit de façon arbitraire, à tout moment, comme tant d’autres depuis, comme Prince Jones, un ami d’université dont l’assassinat injuste, en 2000, a déterminé l’écriture d’Une colère noire. Ce sentiment tragique d’appartenir à un monde chaotique concerne peut-être aux États-Unis plus directement encore les Noirs. Mais tous les êtres humains éveillés, tous ceux dont l’intégrité est menacée, dont l’existence a été défigurée, qui ont connu l’oppression ou le racisme, connaissent ce sentiment de colère et de frustration.
« Vivre une vie d’homme nécessite de se tenir éveillé, conscient de notre finitude et du chaos de l’existence »
Êtes-vous pessimiste ?
Savoir si j’adopte une perspective pessimiste ou optimiste ne me regarde pas. Je suis écrivain. J’essaie d’exprimer un sentiment. J’essaie de débrouiller le rêve. Est-ce être pessimiste ? Non. Et si je dis qu’il n’est pas nécessaire d’espérer, ce n’est pas pour autant que je suis défaitiste. Je crois à l’action, que je préfère à l’illusion, au rêve et à la religion. La seule question que je me pose réellement est : « que faire ? » Dans l’existence, peu d’éléments sont véritablement sous notre contrôle. Parvenir à définir ce qui dépend de nous avant d’agir donne un sens à la lutte. J’aime beaucoup cette citation de Camus, dans Le Mythe de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Elle montre combien vivre une vie d’homme nécessite de se tenir éveillé, conscient de notre finitude et du chaos de l’existence. J’aimerais que le lecteur ressente à la fois la nécessité de l’action et le sentiment de l’humilité, qu’il comprenne qu’il n’existe nul autre endroit où se réfugier, et aucune autre vie. Pour prendre un exemple plus trivial et personnel : j’ai 40 ans, il est tard pour commencer à apprendre le français. J’espère bien qu’un jour je le parlerai couramment, mais je ne le parlerai probablement jamais parfaitement, et je n’exprimerai jamais aussi précisément mes idées en français qu’en anglais. Mais essayer et me battre pour y parvenir me plaît infiniment. De même, sur le plan politique, je crois qu’il faut lutter sans illusion, bref, agir lucidement.
Sur quoi repose cette déconstruction des arrière-mondes ?
Dans l’expérience afro-américaine, l’Église est très présente. L’idée selon laquelle l’âme demeure intacte malgré les blessures du corps, qu’elle survit malgré toutes les agressions physiques, est centrale. Je n’y crois pas. J’ai grandi dans un environnement très peu religieux. Et je suis moi-même athée. Je crois, comme je l’écris, que notre être se résume à notre corps, que notre esprit est notre chair. Je ne vois pas comment séparer l’un de l’autre. Tout se passe ici et maintenant, ici-bas.
Tout se déroule ici et maintenant… Cependant, vous insistez sur l’importance du passé qui serait toujours présent. Quel rôle joue cette conscience historique ?
En Amérique, les années 1950 et les décennies suivantes sont souvent invoquées et discutées. Les regards sont portés sur la mémoire vive, la plus récente, mais jamais sur l’histoire plus ancienne, parce que la révolution des droits civiques a eu lieu et que nous avons légèrement gagné en équité. Nous serions quittes. Or le racisme pèse encore, concrètement. Personne ne souhaite remuer le passé, parler de ce qui s’est produit avant 1950, de l’esclavage, du fait que les terres, la force de travail, les corps noirs ont été pillés, qu’ils ont « financé » le rêve d’être blanc.
Dans Une colère noire, je montre combien la mémoire charge l’existence et comment, en entretenant notre conscience historique, nous améliorons la connaissance de ce que nous sommes. Je ne serai jamais totalement libéré de l’histoire que j’ai vécue enfant, même si j’écris en partie pour lever ce poids. Dans le pays, le même principe est à l’œuvre : tant que nous n’aurons pas pris la mesure de ces discriminations, nous ne serons pas débarrassés du passé qui continue de peser.
Je n’ai pas écrit un livre à thèse. Je n’y déploie pas de solutions concrètes. En revanche, en tant que journaliste pour The Atlantic, j’ai souvent rédigé des articles plaidant pour le dédommagement de la condition réservée aux Noirs américains, notamment dans un papier intitulé « A Case for Reparations ». Personne aujourd’hui ne devrait être surpris de l’étendue des inégalités entre Afro-Américains et Américains « blancs » aux États-Unis. Ces inégalités immenses datent d’une histoire vieille de deux ou trois siècles. Les Noirs ont été empêchés d’accumuler des richesses et, encore aujourd’hui, l’accès à la propriété ou les prêts, par exemple, leur sont difficiles. L’une des solutions pour pallier ces inégalités est un dédommagement. Il s’agit d’une solution très simple à un problème tout aussi simple : rendre à qui de droit ce qui a été pillé.
« Parler directement et concrètement de la condition noire devrait être aussi important pour la gauche radicale que de parler des questions de genre ou de l’augmentation du salaire minimum »
La solution est-elle si simple ? Même Bernie Sanders, le candidat « socialiste-démocrate », que vous soutenez aux élections présidentielles, souligne la difficile application de telles mesures.
Bernie Sanders dit que ce sera très difficile car, en pleine élection, le thème est, selon lui, source de division. Je le comprends. Mais son programme n’est pourtant pas celui d’un modéré et nous ne pouvons pas être plus divisés que nous ne le sommes actuellement. Par ailleurs, parler directement et concrètement de la condition noire devrait être aussi important pour la gauche radicale que de parler des questions de genre ou de l’augmentation du salaire minimum. La gauche ne peut pas ne pas prendre ce sujet à bras-le-corps, qui est important pour l’unité du pays tout entier. Je suis habitué à cette barricade de questions pratiques : qui paiera ? combien ? à qui ? Des travaux universitaires apportent des pistes de réponses depuis les années 1970. Des commissions se sont réunies pour calculer le montant des réparations. En 1973, le professeur à la Yale Law School Boris Bittker a publié The Case for Black Reparations, un essai dans lequel il expose la légitimité légale de cette demande. Il calcule même que le montant de ces dédommagements pourrait être défini en multipliant le nombre d’Afro-Américains dans la population globale par l’écart de revenu par habitant entre les Noirs et les Blancs. Cette somme atteindrait 34 milliards de dollars, qui pourraient être versés chaque année à un programme pour la réparation des injustices faites aux Noirs, pendant une ou deux décennies. Peut-être que des recherches plus poussées aboutiraient finalement à la conclusion que le pays ne pourra jamais payer ces dédommagements. En réalité, le risque est surtout d’en découvrir plus sur nous-mêmes, sur le fait que le suprématisme blanc reste une force fondamentale dont l’Amérique aura de la peine à se passer. Les railleries et les réticences qui entourent ces réflexions, assimilées à des projets gauchistes ou d’intellectuels noirs pas très sérieux, ne sont au fond que l’expression d’une peur qui prend le visage de la moquerie.
Bernie Sanders préfère le réinvestissement de la lutte des classes à la lutte contre les discriminations. Vous soulignez au contraire combien le retour à la notion de classes ne suffira pas à lutter contre les discriminations raciales. Qu’en est-il ?
Il nous faut enfourcher ces deux chevaux de bataille : la lutte des classes et la lutte contre le racisme. L’accroissement des inégalités entre les pauvres et les riches et le manque de protection sociale pour les plus pauvres sont des problèmes extrêmement sérieux. Mais les Noirs souffrent de ces inégalités de façon disproportionnée. Que les mesures en faveur de l’amélioration des conditions sociales soient bénéfiques ne fait aucun doute. Cependant, dans les pays d’Europe où sont appliquées ces mesures politiques, le racisme ne recule pas. S’attaquer au problème du racisme uniquement en s’attachant aux questions de classes ne suffit donc pas.
Quel rapport entretenez-vous avec la France, où vous habitez depuis septembre dernier ?
Je vis ici avec mon épouse et mon fils. J’y ai déjà séjourné quelques années auparavant en m’étonnant du sentiment de sécurité que j’éprouvais par rapport aux États-Unis. Ici, les gens ne ne sont pas armés et ne portent pas d’armure, et je suis Américain avant d’être Noir. Mais ce qui est vrai pour moi, qui suis Afro-Américain, ne l’est probablement pas pour un Algérien, un Sénégalais ou un Haïtien.
Pourquoi avoir prénommé votre fils Samori, d’après une figure de la résistance africaine à la colonisation qui appartient plutôt à l’histoire française ?
Bonne question ! La France n’avait aucune importance pour moi lorsque mon fils est né. Il s’agissait seulement d’un pays oppresseur. Aujourd’hui, je réalise que j’ai choisi le nom d’une figure de la résistance africaine à la colonisation, mais que je n’ai pas préféré le nom d’un vainqueur. Car Samory Touré a échoué à repousser les Français en Afrique de l’Ouest, au Sénégal, au Soudan et en Côte d’Ivoire. Ce qui importait pour moi était la conviction dans la lutte. Cette lutte est inscrite dans le nom de mon fils.
Quel avenir imaginez-vous pour lui ?
Je ne sais pas. Samori aura assurément plus de ressources et d’opportunités que je n’en ai eues et que toute ma famille avant lui. Mais, de façon générale, pour sa génération, je ne suis pas si confiant.
Enfant, vous adoriez la lecture des comics. Aujourd’hui, vous êtes sollicité par l’éditeur Marvel pour ressusciter le héros noir le plus prestigieux de la bande dessinée : Black Panther. Comment avez-vous accueilli ce projet ?
Écrire pour la bande dessinée était un rêve d’enfant. Je projetais dans les superhéros un désir de puissance, alors que le monde ne me renvoyait que l’image de mon impuissance d’enfant noir dans une société traversée par les discriminations raciales. Dans les comics, tous les héros n’étaient pas nécessairement des mâles blancs. Introduire de la différence était plus simple qu’au cinéma, par exemple, où il fallait des têtes d’affiche. Black Panther, dont le nom évoque le mouvement de lutte des Noirs américains, incarne l’un des premiers superhéros noirs de comics. Cette « panthère noire » créée en 1966 règne sur le royaume mythique du Wakanda, une nation africaine renommée pour son avance technologique et sa prospérité. Dans mon scénario, un groupe terroriste surhumain crée une émeute qui menace l’intégrité de la nation… Je viens tout juste de finir d’écrire la série, qui sera illustrée par Brian Stelfreeze. Elle s’intitule A Nation Under our Feet et sera transposée au cinéma dès 2017.
Pour finir, vous écrivez que chaque fois qu’une question est posée, elle devient plus claire. Vraiment ?
Poser une question ne signifie pas obtenir une réponse systématique. Mais oui, plus une question est posée, plus elle se précise et devient claire. Comme je l’écris, il s’agit là de la meilleure part de ce qu’on appelait autrefois la « conscience politique » : un questionnement permanent comme exploration plutôt que comme recherche de la certitude.
À lire
Une colère noire. Lettre à mon fils /Autrement / 2016
Black Panther / Marvel / 2016 / Paraît chaque mois en anglais
Expresso : les parcours interactifs
En finir avec le mythe romantique
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