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La culture du viol au nom de l’amour, un si long mariage

Dans un livre sur le consentement dans le couple, le sociologue Jean-Claude Kaufmann révèle que beaucoup de femmes sont contraintes à des rapports sexuels. Un problème de communication et de biologie, selon lui. Une longue construction historique, surtout

Illustration: Karen Ichters pour «Le Temps».
Illustration: Karen Ichters pour «Le Temps».

«La femme ne doit opposer que la patience aux mauvaises manières de son mari et même à ses mauvais traitements; c’est une croix que Dieu lui envoie pour expier ses péchés», écrivait Robert-Joseph Pothier, juriste français, dans Traité du contrat de mariage et des droits respectifs des époux, en 1771. Trois siècles plus tard, la lecture du dernier essai du sociologue Jean-Claude Kaufmann laisse penser que la situation aurait peu évolué… Dans Pas envie ce soir. Le consentement dans le couple (Ed. Les Liens qui Libèrent), les témoignages qu’il a recueillis sur son blog sont même glaçants. «Je me force, j’essaye de me convaincre à chaque fois que l’appétit vient en mangeant, mais c’est désespérant», dit l’une. «Etre réveillée la nuit par son désir, me coucher épuisée et devoir me plier à son envie», déplore une autre. «Je me dis que c’est comme ça, faut faire avec. Il insiste souvent alors que je n’ai pas envie, mais ce n’est pas une agression, quand même, je ne vais pas dire que j’ai été violée», confie une troisième…

Et pourtant il s’agit bien d’un viol. Un viol conjugal, «reconnu par la loi en Suisse depuis 1992, et poursuivi d’office depuis 2004», précise Alix Heiniger, membre du comité de l’Association Viol-Secours, qui rappelle également que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique «fonde la question d’une agression sexuelle sur la question du consentement: tout rapport sexuel qui n’est pas consenti par les deux parties peut être considéré comme un viol». De plus, aux yeux de la loi, l’existence d’un lien affectif entre l’agresseur et la victime est une circonstance aggravante.

«La femme doit aimer son mari»

L’existence de cette circonstance aggravante n’est hélas pas convoquée dans Pas envie ce soir: «Ce que je voulais évoquer dans le livre, c’est la ligne rouge qui n’est pas toujours simple à tracer et pourtant essentielle, nous explique Jean-Claude Kaufmann. Les messages qu’envoient les femmes par leur corps, par exemple par la passivité, ou en se retournant un peu, en ayant l’impression d’envoyer un message clair, n’est pas toujours reçu, avec beaucoup d’hommes qui ne comprennent pas ce qu’ils font. Mais il ne faut pas dire que tous les hommes qui avancent la main sans s’arrêter rentrent dans la catégorie du viol. Il faut éduquer les hommes de bonne volonté pour les aider à comprendre.» Pourquoi, en 2020, conseille-t-on toujours aux femmes la patience?

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C’est l’histoire d’un inconscient collectif longuement façonné par le «devoir conjugal» imposé aux femmes, autant qu’un long refus de légiférer la sexualité masculine, comme le démontre l’éclairant essai dirigé par Patrick Chariot: Le Viol conjugal (Ed. CNRS). De Robert-Joseph Pothier, encore affirmant que «la femme doit aimer son mari, lui être soumise, lui obéir, obligée envers lui, lorsqu’il le demande», au célèbre avocat français Alexandre Ledru-Rollin arguant, pour défendre un mari, que «les mystères du lit conjugal ne doivent point supporter l’examen de la justice». Au début du XXe siècle, la jurisprudence continue d’ignorer les viols conjugaux, sauf «les actes de pénétration commis avec une violence très importante, portant atteinte à la pudeur des femmes (du fait de la présence d’un tiers) ou l’accomplissement forcé d’actes contraires aux fins légitimes du mariage (fellation, sodomie)». Un mari ne saurait être un violeur, sauf à faire preuve d’une violence aux conséquences «trop» visibles, ou non conformes aux mœurs d’une époque donnée.

Les victimes de viol conjugal ont du mal à nommer ce qui leur arrive malgré un sentiment de malaise ou de souffrance, car ça ne correspond pas à l’image du viol

Alix Heiniger, Viol-Secours

Désir biologisé

Résultat: si le viol reste une violence «sous‐déclarée», celui entre conjoints l’est plus encore. «Par ailleurs, quand les violences sexuelles sont évoquées, le terme de «viol» est très peu employé. On entend souvent l’expression «rapport non consenti», constate la psychologue Claire Colder dans Le Viol conjugal. Selon Jean-Claude Kaufmann, ce «non-consentement» résiderait dans une discordance des désirs: «Les femmes, dans l’absolu, n’ont sans doute pas moins de désir que les hommes, écrit-il. Mais c’est un désir beaucoup plus fluctuant, et qui peut parfois être brisé, spécialement quand le couple s’installe dans la durée.» Alors certaines se forceraient dans une relation où la félicité serait néanmoins totale: «Parce qu’on est très attaché à ce petit monde d’amour qu’on a réussi à construire, surtout s’il y a des enfants, on a peur de briser ça.»

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Une analyse «qui flotte» pour Eléonore Lépinard, sociologue et professeure associée en études genre à l’Unil, coautrice desThéories en études de genre(Ed. La Découverte): «Vouloir donner à voir une espèce de zone grise dans le consentement dans le couple, pourquoi pas. Mais là, on est dans un désir complètement biologisé – les femmes le «perdent» alors que les hommes en ont toujours à revendre. Et on ne pense pas le consentement comme le produit d’une interaction entre deux partenaires. Il ne s’agit pas de stigmatiser ces paroles de femmes qui racontent se «forcer» «volontairement», joli paradoxe… mais d’analyser ce qu’elles montrent d’une norme sociale assujettissante. Quand des femmes évoquent «le don de soi», où est la question de l’argent, de la différence de statut social ou liée à l’âge, tous ces rapports qui structurent et hiérarchisent la société, mais aussi les relations de couple et qui déterminent les conditions dans lesquelles on peut dire oui ou non? Si on n’a pas une analyse sociologique et politique du rapport au désir et à sa subjectivité, c’est une vision absolument réductrice et conservatrice.»

«Culture du viol»

Dans les faits aussi, le mythe du «don de soi» correspond rarement à la grande histoire d’amour: «Il y a plein de raisons pour lesquelles les femmes nient leur consentement. Dans les situations de violence psychologique ou physique à l’intérieur du couple, par exemple, elles constatent que le rapport sexuel permet de faire baisser la violence du partenaire à leur encontre et celle de leurs enfants, souligne Alix Heiniger de Viol-Secours. Mais les victimes de viol conjugal ont du mal à nommer ce qui leur arrive malgré un sentiment de malaise ou de souffrance, car ça ne correspond pas à l’image du viol. On est toujours dans une représentation de l’agression sexuelle comme le fait d’un inconnu.»

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Et dans une «culture du viol» qui contraint les femmes, rappelle Eléonore Lépinard: «Au lieu de faire comme si la sphère conjugale était un lieu particulier, il faut parler de toutes les formes de violences dues aux stéréotypes sur la sexualité. Les femmes ne sont pas des sujets passifs, des bénévoles sexuelles. Leur désir et leur plaisir dépendent des représentations culturelles par lesquelles elles peuvent avoir des fantasmes, et d’une connaissance de soi et de sa sexualité qui s’éduque et change la capacité à négocier pendant l’acte sexuel. De plus, charrier toujours le même cliché sur les hommes qui seraient du côté du désir et les femmes du côté du manque renforce la culture du viol et un script sexuel trop stéréotypé pour être véritablement satisfaisant pour les unes comme pour les autres.» Et entretient une confusion fatale: le consentement, ce n’est pas dire non plus clairement. C’est dire oui.

Site web de l’association Viol-Secours: www.viol-secours.ch

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