Reportage

En Italie, les mortes eaux de Miteni

Une vaste zone de Vénétie a été contaminée aux PFAS par une usine depuis les années 60. A la clé, de graves soucis de santé.
par Eric Jozsef, Envoyé spécial en Vénétie
publié le 17 juin 2020 à 20h51

Pour l'avant-dernière audience avant un éventuel procès contre l'usine chimique Miteni, elles se sont donné rendez-vous le 8 juin devant le tribunal de Vicence. Avec leurs tee-shirts bien reconnaissables qu'elles arborent comme un cri de colère autant qu'un appel au secours. Sur chaque maillot figure un prénom, un rapport d'analyses et une dénonciation : «Vous empoisonnez nos enfants.»

«Ma fille Maria a 18 ans. Elle a dans le sang un taux de PFOA (acide perfluorooctanoïque, lire page 6) de 86,9  nanogrammes (ng) par millilitre. A titre de comparaison, le taux varie normalement de 1,5 à 8 ng», détaille l'infirmière Michela Piccoli, à l'origine de ces comités «Mamme No PFAS» («les mères contre les PFAS») qui se mobilisent depuis trois ans.

Sur un territoire de 700 kilomètres carrés entre Vérone, Vicence et Padoue, l’eau provenant d’une nappe phréatique large comme le lac de Garde voisin est en effet totalement contaminée. Depuis le milieu des années 60 et jusqu’à novembre 2018, date de la mise en faillite de l’entreprise, l’usine chimique Miteni, située dans la petite commune de Trissino, aurait rejeté des PFAS dans la nature - jusqu’à 1,2 million de nanogrammes par litre dans la rivière adjacente -, intoxiquant environ 350 000 personnes.

«Par le nombre d'habitants touchés et la dimension de la nappe phréatique, la deuxième plus grande d'Europe, c'est une affaire exceptionnelle», considère Matteo Ceruti, l'avocat de dizaines de mères No PFAS qui se sont portées partie civile. «L'entreprise était depuis longtemps au courant de la contamination et elle avait l'obligation de le signaler aux autorités, ce qu'elle n'a pas fait», soutient l'avocat. «Ce n'est qu'en 2017 que nous avons pris connaissance de la gravité de la situation, quand nous avons reçu les résultats des premières analyses de sang», précise de son côté Michela Piccoli, à l'intérieur du palais de justice où 13 anciens dirigeants de Miteni pourraient être appelés à comparaître pour désastre environnemental et empoisonnement des eaux.

«A l'époque, je ne savais rien de ces substances, on n'avait jamais entendu parler des PFAS, et comme tout le monde à la maison, on buvait tranquillement l'eau du robinet», s'indigne aujourd'hui Monica Lea Paparella, une enseignante qui réside à Brendola, petite ville au cœur de ce qui est désormais officiellement désigné comme la «zone rouge».

«Cancer»

«Certains médecins de famille avaient bien relevé des cas sanitaires étranges dans la région, comme celui d'un couple, mari et femme, victimes d'un cancer du rein, indique le Dr Francesco Bertola, membre de l'Association internationale des médecins pour l'environnement, mais nous n'avions pas d'éléments pour mettre en relation certaines pathologies avec la contamination de l'eau.»

Ce n'est qu'en 2013 que le scandale émerge. Dans le cadre d'une étude de l'UE sur la présence de substances perfluorées dans les fleuves, la pollution produite par Miteni dans le bassin du Pô est mise en évidence. Le ministère italien de la Santé parle de concentrations «préoccupantes». Dans certains puits de la région, le taux de PFAS dépasse les 20 000 ng par litre. Toute la nappe phréatique est polluée. «L'eau ne sera plus utilisable en l'état pendant plusieurs dizaines d'années», analyse aujourd'hui Nicola Dell'Acqua, nommé en 2018 commissaire pour la crise PFAS par la région de Vénétie.

Une première enquête sanitaire sur environ 500 personnes - pour moitié provenant de la zone rouge, l’autre moitié de territoires non exposés - est effectuée entre juillet 2015 et avril 2016. Elle révèle une concentration anormale de PFAS dans le sang des premiers, en particulier chez les agriculteurs. La région décide alors d’approfondir les recherches.

En janvier 2017, un plan de surveillance sanitaire est mis en place qui concerne toutes les personnes nées entre 1951 et 2002 dans 21 communes de la zone rouge, soit au moins 72 000 personnes. A la lecture des premiers résultats, les mères se mobilisent. «Le plus terrible, c'est de penser que nous avons pu contaminer nos enfants durant la grossesse et en allaitant», met en avant la graphiste Michela Zamboni. Dans la zone rouge, 90 % des gens ont des valeurs anormales.» Michela Piccoli complète la situation : «En moyenne, nous avons 78ng / ml de PFAS dans le sang, c'est trois fois plus que les Américains de l'Ohio, qui ont été contaminés de la même manière aux PFAS par la société Dupont.»

«En Vénétie, nous avons la photocopie de ce qui s'est passé aux Etats-Unis dix ans plus tôt. Les autorités auraient dû en tirer les leçons pour agir en amont», reprend Francesco Bertola, qui ajoute : «Dès la fin des années 2000, les scientifiques américains ont montré qu'il y avait une corrélation probable entre l'exposition aux PFAS et toute une série de maladies notamment l'hypertension chez les femmes enceintes, les cancers du rein ou des testicules.» Pour ces derniers, une recherche effectuée en 2016 dans la zone rouge a constaté un excès de 30 % par rapport au taux normal. «Il n'y a jamais eu de véritable étude épidémiologique, déplore l'avocat Matteo Ceruti. On constate l'augmentation de certaines maladies, mais cela ne va pas plus loin.»

Fertilité

A l'université de Padoue, l'endocrinologue Carlo Foresta a néanmoins établi que les PFAS réduisaient la production de testostérone de 40 % à 50 % avec de lourdes conséquences sur la fertilité des hommes, et interféraient aussi sur la progestérone. «On observe une altération du système de reproduction et des grossesses chez les femmes qui résident dans la zone contaminée. Cela se traduit entre autres par des polyavortements, des bébés nés avant terme et en sous-poids», détaille l'universitaire, qui évoque aussi une densité osseuse inférieure de 30 % chez les jeunes de 18 à 20 ans et considère que «les substances accumulées peuvent rester plus de dix ans dans l'organisme». En octobre 2017, la région de Vénétie a fixé le principe de «zéro PFAS» pour l'eau potable de la zone rouge.

«Auparavant il n'y avait aucune limite», rappelle Nicola Dell'Acqua, qui estime urgent que des normes soient adoptées au niveau de l'UE car «il y a d'autres Miteni aujourd'hui en Europe. Si l'on pose des limites uniquement dans une région, les industries chimiques s'installeront dans une autre». Sur place, des filtres ont été installés pour purifier l'eau du robinet et des tubes de 60 km de long sont en construction. Dans quelques mois, ils apporteront l'eau des montagnes.

Mais la population reste méfiante. «Je me souviens des maires qui nous assuraient que l'eau était saine alors que ce n'était pas le cas et quand, dans les premiers temps, on traitait les Mamme no PFAS d'alarmistes», grince Monica Lea Paparella, qui dénonce le fait que «l'usine de Trissino, bien que fermée, n'a [it] pas été encore assainie». Le commissaire pour la crise PFAS en Vénétie, Nicola Dell'Acqua, nuance : «La mise en sécurité du site a débuté, mais les travaux de décontamination prendront du temps.» Les rivières de la région restent interdites à la pêche. Dans les maisons, l'eau courante est redevenue sans risque.

«La contamination passe toujours par la nourriture», pointe le docteur Bertola. Les éleveurs et les agriculteurs continuent en partie à satisfaire leurs gros besoins hydriques depuis la nappe contaminée. Résultat : dans la région, 250 grammes d'épinards contiendraient, à titre d'exemple, 350 ng de PFAS et un kiwi de 60 grammes jusqu'à 1 800 ng. «Nous comprenons les difficultés des paysans, mais nous avons dû renoncer aux aliments produits localement», regrette Laura Ghiotto, l'une des «mères no PFAS» qui, comme le reste de la population, s'inquiète des nouvelles substances chimiques (dites à molécules courtes) qui auraient déjà remplacé les vieux PFAS. Alors même que ces derniers n'ont pas fini de produire leurs effets néfastes. La nappe phréatique contaminée continue en sous-sol d'avancer en direction de Venise, au rythme d'environ un kilomètre et demi par an.

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