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Archéo & paléo

André Delpuech : "Bâtir un récit commun qui nous rassemble"

Des statues de personnages jugés insupportables pour racisme ou esclavagisme ont été abattues après le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis. Sciences et Avenir a demandé à des historiens, géographes ou anthropologues ce que leur inspiraient ces manifestations de colère. Quelles leçons en tirer ? La réponse d'André Delpuech, directeur du musée de l'Homme, dans un texte à découvrir sur notre site.

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Le mémorial de Louis Delgrès à Basse-Terre en Guadeloupe.

Le mémorial de Louis Delgrès à Basse-Terre en Guadeloupe.

Crédit NICOLAS DERNE / AFP

André Delpuech est conservateur général du patrimoine français, directeur du musée de l'Homme depuis avril 2017, après avoir été responsable des collections des Amériques au musée du quai Branly de sa création en 2005 à 2017. Conservateur régional de l'archéologie de Guadeloupe de 1992 à 1999, il a publié avec Jean-Paul Jacob , en 2014, « Archéologie de l'esclavage colonial, La découverte, Inrap. Ce texte écrit pour Sciences et Avenir appartient à notre série "Des statues et des hommes" - vous pouvez retrouver en ligne les précédents : "Etre Français, c'est aussi être descendant d'esclaves" par François-Xavier Fauvelle"Il faut davantage de statues de personnalités noires" par Jacqueline LalouetteJean-Paul Demoule dresse une brève histoire de l'iconoclasme ; "Bâtir un récit commun qui nous rassemble" par André Delpuech ; "Qui sont les Français d'aujourd'hui" par Serge Gruzinski ; la carte de la mémoire statutaire par Christian Grataloup.

La liste des monuments qu’on abat s’est soudainement accélérée : à Bristol, c’est un esclavagiste qui a fait fortune dans la traite négrière dont la statue est jetée à la mer ; à Richmond, dans l’ancienne capitale sudiste, c’est le président sécessionniste arraché de son piédestal ; en Martinique, deux représentations de Victor Schoelcher, l’abolitionniste, sont détruites ; à Bruxelles, la statue équestre de Léopold II, le colonisateur du Congo Belge et ses millions de mort, est maculée de peinture rouge ; à Boston, c’est Christophe Colomb qui est décapité. A Paris, d’aucuns réclament que la statue de Colbert devant l’Assemblée Nationale soit enlevée, au fait qu’il fut l’instigateur du Code Noir.

Tous ces monuments ont un point commun : les personnages qu’ils commémorent ont un lien avec l’histoire coloniale de l’occident et l’ignominieuse pratique de la traite et de l’esclavage des populations africaines. Si cette flambée iconoclaste, activée par l’actualité récente du meurtre de Georges Floyd, marque par son ampleur, à l’instar du mouvement "Black Lives Matter", régulièrement par le passé, d’autres statues de personnages historiques ou d’autres édifices commémoratifs ont fait l’objet de dégradations ou de destructions. Rappelons ici, par exemple, la statue de Joséphine de Beauharnais décapitée sur la place de la Savane à Fort-de-France, visant ainsi l’épouse martiniquaise de Napoléon Bonaparte responsable du rétablissement de l’esclavage en 1802. Si d’aucuns s’attaquent à ces symboles, c’est bien parce que, parsemant l’espace public, ils rappellent quotidiennement un passé douloureux pour les descendants d’esclaves et les peuples colonisés et proclament une histoire officielle souvent tendancieuse, ou alors biaisée, voire révisionniste. Puis trop souvent, seuls des personnages masculins appartenant au pouvoir dominant blanc sont honorés dans nos villes d’occident. "Construction faite pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque personnage illustre, ou de quelque événement considérable" dit le dictionnaire Littré des monuments. Force est de constater que seuls les tenants d’un camp de l’histoire sont entrés jusqu’ici dans cette distinction mémorielle.

Dans la Caraïbe, les 12 biens culturels classés sont tous des témoignages de l’architecture coloniale

Il en est de même pour une autre catégorie de monuments répondant à la seconde définition du terme, à savoir des vestiges du passé, "en général, édifices imposants par leur grandeur, leur beauté, leur ancienneté", toujours d’après le Littré. Là aussi, la vision occidentale est encore omniprésente : ce patrimoine est avant tout architectural, obéissant à des canons définis dans la vieille Europe autour de ses châteaux, palais et églises. L’exemple des sites classés au titre des Monuments historiques dans l’outre-mer français est, de ce point de vue, éloquent. Ainsi en Guadeloupe - où j’ai eu l’occasion d’exercer - sur la centaine de monuments labellisés à ce jour, tous, à l’exception de quelques sites précolombiens d’art rupestre, relèvent de l’architecture européenne : édifices militaires, par essence expressions du pouvoir colonisateur ; églises et cathédrales marquant le poids de la religion chrétienne imposée ; maisons d’habitation ou grandes demeures urbaines, symboles suprêmes des maîtres blancs. Sinon il s’agit de constructions agricoles ou industrielles en dur : moulins, usines à sucre, caféières, indigoteries, etc. Aucun lieu, aucun site directement lié à la vie des populations esclaves n’a eu droit, jusqu’ici, à cette distinction patrimoniale. A une échelle internationale, le même constat peut être établi pour les sites inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Ainsi, dans la Caraïbe, les douze biens culturels classés sont tous des témoignages de l’architecture coloniale.

Si dans nombre de ces édifices mis en valeur localement l’on rappelle à chaque fois le rôle des esclaves, leur oppression, leurs luttes, leurs résistances, les populations sur place ont souvent du mal à s’approprier de tels lieux qui rappellent bien plus le pouvoir des maîtres que la vie de leurs ancêtres. Alors, faute de lieux patrimoniaux témoignant directement de leur propre histoire, il en a été créé, inventé. Ainsi, à Petit Canal en Grande-Terre de Guadeloupe, un imposant escalier descendant du bourg vers le rivage voisin a été déclaré "marches des esclaves" et l’on raconte qu’y débarquaient les captifs africains arrivant de leur terre natale. Problème, aucun fait historique ne l’atteste, aucun bateau négrier n’a pu accoster en ce lieu, mais le besoin de lieu de mémoire a été plus fort que la réalité, pour investir un espace patrimonial témoin de cette tragédie de la traite.

« Vivre libre ou mourir »

Un autre exemple, toujours en Guadeloupe, est significatif de cette volonté de se réapproprier le patrimoine colonial : à Basse-Terre, se dresse un fort, fondé par Charles Houel, gouverneur de 1643 à 1664, puis agrandi au XVIIIe siècle. Cette imposante construction, par essence symbole de la domination coloniale, a été longtemps dénommé fort Saint-Charles (sic), puis rebaptisé fort Richepance, du nom du général chargé de rétablir l’esclavage en 1802. Un comble et au bout du compte comme une insulte aux Guadeloupéens dont les ascendants ont été à nouveau réduits en esclaves par ce dernier. Il a fallu attendre 1989, pour que ce monument historique soit dénommé fort Louis Delgrès, du nom du colonel d’infanterie qui a pris la tête de la résistance contre les troupes de Richepance, s’est installé un temps avec ses combattants dans ce fort, avant de se sacrifier en clamant la devise révolutionnaire « Vivre libre ou mourir ».

L’on voit ici le renversement opéré qui fait d’un édifice majeur du pouvoir esclavagiste un symbole de la liberté et de la lutte contre l’asservissement. Dans ce même élan, des bustes en bronze de Louis Delgrès ont été offerts, en 2008, aux communes par le Conseil Régional de Guadeloupe, dont le premier inauguré aux abords de l’habitation du Matouba où sont morts ces soldats de la liberté. Et si elles sont encore largement absentes dans les villes de la France hexagonale, dans les départements français d’Amérique, les statues célébrant ces héros des révoltes anti-esclavagistes fleurissent un peu partout : à la mémoire des combattants de 1802 en Guadeloupe, en hommage aux marrons et résistants à l’oppression dans d’autres lieux. Françoise Vergès a pointé combien "la multiplication de stèles et de monuments cherche à combler un vide", cette absence de véritables lieux de mémoires investis par la population qu’il s’agissent d’édifices historiques ou de monuments commémoratifs.

Une archéologie du discret, du modeste, de l’imperceptible

La discipline archéologique peut servir, à mon sens, comme « créatrice » de tels sites de mémoire et d’ancrage dans le terroir, comme révélatrice de vestiges porteurs d’identité et même d’affection. André Chastel ne disait-il pas : "En fait, aucun élément patrimonial n’a de sens en dehors de l’attachement des sociétés intéressées, un attachement ou, pourquoi ne pas prononcer le mot ? Un amour, qui se manifeste de façon instinctive dans la conscience des terroirs, et de façon éclairée dans les démarches du savoir".

Le récent développement d’une archéologie de l’esclavage colonial est d’abord fondamental comme fournisseur de données historiques, de faits tangibles, d’informations documentaires où les populations asservies ont voix au chapitre, là où les archives écrites sont quasi exclusivement issue de la caste blanche dominante. Cette recherche va à l’encontre de la vision habituelle de l’archéologie : ici point de palais ou de tombes princières, point de pyramides ou de temples. Il s’agit d’une archéologie du discret, du modeste, de l’imperceptible, à la recherche de traces bien peu spectaculaires qu’ont pu laisser dans la terre les communautés serviles, enfermées dans un univers esclavagiste où tout leur labeur était orienté vers la production coloniale, agricole ou industrielle. Force est de constater une inégalité des patrimoines en termes quantitatifs et qualitatifs. Les vestiges laissés par les dominants ont été survalorisés et surtout plus faciles à appréhender que les vestiges ténus et souvent difficiles à déceler des villages précaires des esclaves, des rues "cases nègres", des lieux de sépultures sans parler des camps des esclaves fugitifs, par essence d’une discrétion absolue. C’est bien ce qui a longtemps freiné la naissance d’une véritable archéologie de l’esclavage.

Les interventions des chercheurs ont d’abord porté sur les vestiges les plus visibles, à savoir les lieux de sépultures. La destruction par l’érosion ou par des constructions modernes de tombes a d’ailleurs fait la une de plusieurs journaux. Ce fut le cas en Guadeloupe, au milieu des années 1990, quand le service archéologique nouvellement créé que je dirigeais mettait en place le sauvetage du grand cimetière d’esclaves de l’anse sainte-Marguerite en Grande-Terre, détruit régulièrement par l’érosion marine et les pillages de sable, dans l’indifférence générale. Les fouilles archéologiques révélaient l’importance de ce lieu des morts et la nécessité de le protéger et de l’honorer comme il se doit. Avec les années 2000, de telles investigations se sont développées dans tous les départements d’outre-mer, comme sur l’ensemble du continent américain et dans l’océan Indien. Sont ainsi exhumés des lieux vécus et appropriés par les esclaves eux-mêmes : cases privées, jardins de leur quotidien, espaces de fuite et de résistance et donc de liberté, emplacements sacrés où les défunts peuvent reposer en paix.

Ne rien ignorer du passé

Un véritable patrimoine hérité de leurs ancêtres, empli de mémoire et d’affection. A été évoqué le cimetière d’esclaves de l’anse Sainte-Marguerite en Guadeloupe. Cette plage déserte de la côte atlantique de la Grande-Terre est aujourd’hui devenue un espace sacré. Un mémorial y a été édifié par l’association guadeloupéenne, Lanmou Ba Yo, qui chaque année, le 27 mai, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage, y organise un pèlerinage. Face à l’océan, ce cimetière est redevenu un lieu d’histoire et de mémoire, pour rappeler l’ignominie de l’esclavage et honorer ces guadeloupéens asservis dans les plantations sucrières de la Grande-Terre. Autre exemple : le journal Le Monde, du 5 mai 2012, évoquait à propos d’un site marron découvert dans les Hauts de La Réunion : "La vallée secrète renferme un trésor inestimable : deux misérables murs en pierres sèches. C’est là le trésor enfermé de ces quelques pierres : l’esprit de résistance". L’histoire des esclaves malgaches abandonnés, après un naufrage, sur l’île de Tromelin dans l’océan Indien, a également été exhumée des sables par les archéologues, révélant leur survie des années durant sur cette îlot minuscule balayé par les vents. L’exposition « Tromelin, l’île aux esclaves oubliés » ne pouvait être parcourue qu’avec émotion et révolte.

Au travers de ces vestiges archéologiques exhumés, avec ces nouveaux monuments dressés en hommage à Louis Delgrès et à tous les combattants de la liberté, avec la création du Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre, il convient bien de donner la parole à toutes et tous les acteurs de nos histoires partagées. Il faut aller encore plus loin avec une bien meilleure prise en compte de l’histoire coloniale et de l’esclavagisme dans les manuels scolaires comme dans les lieux de diffusion. Par leurs actions inqualifiables ou leurs écrits méprisables, il est clair que certains personnages ne méritent pas de trôner dans le paysage urbain d’aujourd’hui, ou bien alors il est indispensable de déconstruire leur gloire passée en relatant la plus juste chronique de leurs faits et gestes dans leur contexte historique. Dans le même temps, il importe de baliser les espaces publics de monuments, de musées, de stèles commémoratives, de noms de places et de rues qui rendent justice et respect à tous les acteurs de nos histoires dans toute leur diversité, dans toutes les composantes des sociétés passées et présentes, pour un juste équilibre. En n’ignorant rien du passé, et surtout pas les tâches les plus sombres du colonialisme, de la traite et de l’esclavage, c’est comme cela que nous pourrons essayer de bâtir un récit commun qui nous rassemble, au lieu de nous diviser.

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