Delacroix ou le scandale romantique en cinq toiles

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Delacroix ou le scandale romantique en cinq toiles

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détail de "la Mort de Sardanapale"
détail de "la Mort de Sardanapale"
- Eugène Delacroix

L’ANTISÈCHE . Peintre scandaleux, artiste engagé malgré lui, chef de file du romantisme, ce mouvement mettant en exergue les sentiments comme les couleurs : découvrez le parcours de Delacroix en cinq toiles, de "Dante et Virgile aux Enfers" à ses portraits de George Sand et Frédéric Chopin.

Le 29 mars, le musée du Louvre, en partenariat avec le Metropolitan Museum of Art de New York, consacre une exposition retraçant la carrière artistique d'Eugène Delacroix. Des grandes œuvres qui virent le jeune artiste accéder à la gloire dans les années 1820, à ses œuvres plus politiques et matures, en passant par son voyage en Afrique du Nord, parcours en cinq toiles de cet artiste, devenu chef de file du romantisme, et qui est parvenu à s'inscrire dans la continuité des grands classiques tout en apportant à la peinture sa propre originalité. 

"Dante et Virgile aux enfers" : les débuts de Delacroix 

"La Barque de Dante" ou "Dante et Virgile aux enfers", d'Eugène Delacroix (1822).
"La Barque de Dante" ou "Dante et Virgile aux enfers", d'Eugène Delacroix (1822).

Avec La Barque de Dante, ou Dante et Virgile aux enfers, Eugène Delacroix accède à la reconnaissance de ses pairs. Né le 26 avril 1798, Delacroix a très jeune été initié aux arts, qu'il s'agisse de peinture, de littérature ou de musique. En 1815, le jeune homme entre à l'atelier de Pierre-Narcisse Guérin, où il fait la connaissance de Théodore Géricault, qui l'influencera définitivement. Après s'être formé, désireux de se faire un nom, Eugène Delacroix se présente au Salon en 1822, une exposition de peinture, sculpture, architecture et gravure mettant à l'honneur des artistes contemporains, organisée au Louvre. 

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Je sors d’un travail de chien qui me prend tous mes instants depuis 2 mois et demi. J’ai fait dans cet espace de temps un tableau assez considérable qui va figurer au Salon. Je tenais beaucoup à m’y voir cette année et c’est un coup de fortune que je tente.                                                                            
Eugène Delacroix à Charles Soulier, le 15 avril 1822.

Ce "travail de chien" dont parle Delacroix n'est autre que La Barque de Dante.  Sur ce tableau, le jeune peintre s'inspire d'un classique de la littérature, La Divine Comédie de Dante. Le traitement et le choix du sujet marquent une appartenance à l'école classique : Delacroix imite sans être imitateur, et l'on distingue les références à Géricault, à Rubens, à Michel-Ange, qui sont ses grands maîtres. Pour autant, par le format, le choix des couleurs, Delacroix se démarque et propose déjà une oeuvre qui s'inscrit dans le mouvement dont il deviendra par la suite le chef de file : le romantisme.  

Adolphe Thiers, le futur président de la IIIème République française, alors jeune avocat et critique d'art, fait cette observation : 

Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre, que celui de M. Delacroix représentant le Dante et Virgile aux enfers. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante, qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.

La lecture du tableau est indissociable de l'oeuvre maîtresse de Géricault, pour laquelle Delacroix a d'ailleurs posé : Le Radeau de la Méduse, que son auteur avait exposé au Salon de 1919. 

Dans l'émission Les Regardeurs, en février 2016, l'artiste Gérald Petit disait de La Barque de Dante qu'elle est "une sorte de profession de foi qui contient toutes les inventions de Delacroix qu’il va développer au cours des prochaines années". Il y voit une oeuvre folle et polysémique :

Chaque partie de cette image, de ce moment, a un traitement particulier. La géographie, la ville qu’on devine en flammes à l’arrière-plan et sa synthèse avec le ciel a un traitement particulier, la surface de l’eau, sa noirceur sa transparence son chaos a un autre traitement, les corps ont un traitement en eux-mêmes. Et les corps des trois personnages principaux sont traités par l’étoffe et la couleur : ce qui est privilégié là c’est la représentation du héros, non pas à travers le corps, mais par une incarnation de l’état d’esprit, du tumulte par lequel ils sont pris.

Si Delécluze, disciple de David, qualifie ce tableau de "vraie tartouillade", d'autres y voient immédiatement le "génie" de Delacroix. L'Etat achète d'ailleurs La Barque de Dante pour la somme de 2 000 francs. 

"La Mort de Sardanapale" : Delacroix, habitué du scandale

La Mort de Sardanapale, d'Eugène Delacroix (1827)
La Mort de Sardanapale, d'Eugène Delacroix (1827)

Après La Barque de Dante, Delacroix continue de faire scandale avec Scènes des massacres de Scio (1824), qui renvoie aux massacres perpétrés en 1822 en Grèce par les Ottomans, pendant la guerre d’indépendance grecque. Mais plus encore, c’est La Mort de Sardanapale, immense tableau de 4 m sur 5 m, présenté au Salon de 1827, qui choque la critique. 

Le tableau puiserait son inspiration dans le drame Sardanapulus, de Lord Byron. Déjà, on pouvait voir une référence au célèbre poète dans Scènes des massacres de Scio : Lord Byron a en effet trouvé la mort lors de la guerre d’indépendance grecque. Dans La Mort de Sardanapale, Delacroix conte cette fois le suicide du légendaire roi de Ninive, en Assyrie, en compagnie de ses esclaves et favorites. Eugène Delacroix justifie alors cette scène de massacre : 

Les révoltés l’assiégèrent dans son palais... Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses esclaves et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre.

Dans cette oeuvre, Delacroix continue de mettre à mal les conventions de la peinture, préférant appuyer l’intensité des couleurs, les contrastes de la lumière, plutôt que le sujet. Dans la diagonale de lumière, la sérénité du suzerain contraste ainsi avec la scène de carnage qu’il toise calmement. L’ensemble est volontairement confus, on ne distingue pas le sol : Delacroix privilégie la forme générale et le mouvement du tableau à une composition qui s’attarderait sur un sujet, contrairement aux néoclassiques donc. 

Dans Les Regardeurs, en septembre 2016, Dominique de Font-Réaulx, conservatrice général au Musée du Louvre et directrice du musée Eugène Delacroix expliquait en quoi la composition du tableau n'était pas supportable pour l'époque :

Le grand enjeu de l'époque c'est d'être fidèle aux préceptes de l'académie. Il y a l'idée d'un héros central, d'une composition pyramidale, l'idée de lignes de force. Or le tableau a une composition en ellipse tout à fait étonnante qui tournoie avec un rythme presque musical. La composition tient non pas par la netteté des contours du dessin, qui était la grande histoire de l'époque, mais par la juxtaposition des couleurs. C'est une ellipse mais c'est aussi un tourbillon, un tournoiement de rouge, de jaune... C'est ça qui choque profondément. [...] Tout à coup on rompt avec des préceptes académiques absolument intangibles pour l'époque, qui sont la composition, le dessin, le contour...

Cette rupture avec les conventions vaut au tableau d’être très mal accueilli :  le journal le Quotidien assure que “les règles de l’art ont été violées” alors que Delécluze (encore lui !) affirme dans le Journal des débats que c’est “une erreur de peintre”. Delacroix expose La Mort de Sardanapale aux côtés d’Ingres et de son Apothéose d’Homère. Or, si Delacroix mène le mouvement romantique, Ingres est le chef de file du mouvement rival, le néoclassicisme. En 1827, la confrontation entre Ingres et Delacroix marque l'opposition entre les deux doctrines : le disegno (dessin) et l'effacement de l'artiste derrière le sujet, pour les classiques, face au colorito (couleur) et l'affirmation de l'expression et de la touche individuelle, pour les romantiques. Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix est définitivement considéré comme le chef de file du mouvement romantique, lui qui a su conserver certains traits du néoclassique, comme le culte de l’Antiquité, pour y insuffler le désordre et la couleur propres au romantisme.

Seul Victor Hugo ne critique pas le tableau ; dont il dira par la suite que “Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues”. Le tableau n’en tombe pas moins dans l’oubli : l'Etat ne l'acquiert pas et il est vendu à un collectionneur américain. En 1861, Baudelaire le redécouvre :  

Bien des fois, mes rêves se sont remplis des formes magnifiques qui s’agitent dans ce vaste tableau, merveilleux lui-même comme un rêve.

"La Liberté guidant le peuple" : quand Delacroix cachait son tableau

La toile "La Liberté guidant le peuple" est imposante : 260 × 325 cm.
La toile "La Liberté guidant le peuple" est imposante : 260 × 325 cm.
- Eugène Delacroix

C’est certainement le plus célèbre des tableaux de Delacroix, tant il est devenu l'un des symboles de la démocratie française. Il est inspiré de la révolution des Trois Glorieuses des 27, 28 et 29 juillet 1830, qui s’oppose à la tentative de Charles X de rétablir une monarchie absolue.

Eugène Delacroix n’est pas lui-même un révolutionnaire, mais les événements l’inspirent et il présente son nouveau tableau, réalisé en l’espace de trois mois et alors intitulé Scènes de barricades, au Salon de 1830. Encore une fois, le tableau n’est pas très bien accueilli. Ses détracteurs ne réprouvent pas tant, cette fois, les formes que l’aspect cru et sale des divers protagonistes, qui contraste avec la vision romancée qu’on veut donner de la révolution. Ils reprochent à Delacroix son excès de réalisme, notamment avec cette Liberté torse-nue, avec de la pilosité aux aisselles et armée d’une baïonnette, qui va à l’encontre des normes du nu.

Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle”, écrit Delacroix à son frère.  Il n'est pourtant pas aussi convaincu qu'il veut bien l'écrire, comme l'expliquait Guy Dumur, auteur de Delacroix, romantique français, dans Les Après-midis de France Culture, en septembre 1973 : 

Eugène Delacroix a très mal accueilli 1830. A ce moment-là il avait des commandes, ça marchait bien pour lui : il a été très très inquiet de cette révolution. On a les lettres qu’il a écrites à son frère, la mort dans l’âme, en faisant La Liberté guidant le peuple. Il a été obligé avec ce tableau de s'engager prodigieusement au niveau politique, car il devenait - sans jeu de mots - le porte-drapeau de la révolution. Ce qu’il y a de comique, c’est que ce tableau a été acheté immédiatement par le gouvernement de Louis-Philippe, puis exposé au Luxembourg. Mais au bout de trois mois, on a vu que ce tableau pouvait susciter des mouvements [de foule], donc ils le retirent. Delacroix est enchanté ! Il a supplié qu’on le lui rende et l’a envoyé à la campagne pour que surtout on ne voit plus ce tableau ! 

Eugène Delacroix (Les Après Midi de France Culture, 26/09/1973)

28 min

De fait, Delacroix sera très satisfait du règne du successeur de Charles X, Louis-Philippe : il est couvert de commandes et décore Le Palais Bourbon, le Sénat ou encore l'Hotel de Ville. Opportuniste, il n'hésite cependant pas à ressortir sa toile pendant la révolution française de 1848.

Malgré les atermoiements de Delacroix, ce large tableau (325 cm sur 260 cm) incarne encore une vision politique qui glorifie le peuple de France et Delacroix expose là une intense allégorie de l’élan révolutionnaire. La galerie de personnages met clairement en avant le petit peuple, au détriment de la bourgeoisie et de l'Ancien régime. Le “gamin des rues”, monté sur la barricade aux côtés de la liberté, inspirera à Victor Hugo son fameux Gavroche.

En savoir plus : Les Misérables de Victor Hugo (1/14) : Episode 1
Fictions / Le Feuilleton
24 min

"Femmes d'Alger dans leur appartement" : l'Orientalisme revisité

Femmes d'Alger dans leur appartement. (1834)
Femmes d'Alger dans leur appartement. (1834)
- Eugène Delacroix

Au XIXe siècle, l’orientalisme est un mouvement artistique très présent, qui puise son inspiration dans les cultures d’Afrique du Nord : à l’époque, l’Orient commence au Maroc et finit en Grèce. Delacroix n’échappe pas à ces représentations, comme on peut déjà le voir avec La Mort de Sardanapale. Pour autant, contrairement à nombre d’autres artistes, lui va se rendre sur place. En 1832, le peintre entreprend un voyage au Maroc et en Algérie. Il y accompagne le comte de Mornay, envoyé spécial de Louis-Philippe pour une mission diplomatique, auprès du sultan Moulay Abd el-Rahman. Sur place, il réalise de nombreux croquis et aquarelles. Sur le chemin du retour, en juin 1832, il visite un harem musulman à Alger. Le voyage, pour Delacroix, est un immense choc esthétique grâce auquel il va enrichir son répertoire. Il y découvre, comme il le dira lui-même, "l'antiquité vivante".    

"Delacroix s’est vu révéler, si j'ose dire, les mystères de l’Orient, racontait Barthélemy Jobert dans l’émission Les Têtes chercheuses, en août 2014. Il a eu à ce moment-là un vrai choc, à la fois visuel et véritablement culturel. [...] Il dit : “C’est beau, c’est comme au temps d’Homère”. Cette remarque nous mène vraiment dans cette perspective très lointaine de Delacroix qui voit l’antiquité à travers le Maroc et ici à travers l’Algérie" : 

A découvrir, le wedocumentaire : Delacroix au Maroc, l'éblouissement

Le harem est un lieu fantasmé du mouvement de l’Orientalisme, éloigné des mœurs et de la culture européenne. Quand Delacroix expose son nouveau tableau au Salon de 1834, il vient rompre avec l’imaginaire fantasmé que la société occidentale a imposé : les femmes d’Alger ne sont pas représentées avec la lascivité qu’on leur prête habituellement. Si elles portent de riches tuniques de vaporeuse soie brodée, par-dessus des pantalons bouffants, des sarouels, Delacroix parvient paradoxalement à conférer à son tableau une dimension érotique, tant il pénètre un lieu empreint de luxe et d’exotisme, jusqu’alors inconnu. 

"Le voyage d’Alger devient pour les peintres aussi indispensable que le pèlerinage en Italie : ils vont apprendre le soleil, étudier la lumière, chercher des types originaux, des mœurs et des attitudes primitives et bibliques", constatera à l’époque Théophile Gautier.

Frédéric Chopin et George Sand : deux portraits pour le prix d'un

Le Portrait de George Sand et le Portrait de Frédéric Chopin : deux portraits issus d'une même toile.
Le Portrait de George Sand et le Portrait de Frédéric Chopin : deux portraits issus d'une même toile.
- Eugène Delacroix

A l’exception notable de son célèbre Autoportrait au gilet vert, ce ne sont pas les portraits peints par Delacroix qui ont fait sa notoriété. Il en est pourtant un, ou plutôt deux, qui éclairent la vie de l’artiste : les portraits de Frédéric Chopin et George Sand. 

L’amitié entre Eugène Delacroix et George Sand débute en 1834, quand Frédéric Buloz, le directeur de la Revue des deux mondes, demande au peintre de faire le portrait de la romancière. Les deux artistes sympathisent et, en 1838, George Sand introduit Delacroix à Frédéric Chopin, avec qui elle entretient une relation. Le compositeur deviendra un très grand ami de Delacroix, lui même éduqué à la musique et n’ayant jamais cessé de s’y intéresser. 

Grands écrivains, grandes conférences
57 min

Lors d’une de ses visites aux deux amants dans le château de George Sand à Nohant, en 1838, Eugène Delacroix entreprend de les peindre : il ne finira jamais cette huile sur toile, sur laquelle il représente Frédéric Chopin, assis en train de jouer du piano, aux côtés de George Sand à sa droite, cigarette en main et écoutant le musicien.

A la mort de Delacroix, en 1863, le peintre Constant Dutilleux acquiert ce tableau, que ses héritiers transformeront en deux portraits, la vente séparée de deux célèbres figures s’avérant plus lucrative que celle d’un double portrait. En octobre 1980, l'émission Présence des Arts précisait que les esquisses du tableau dressées par Delacroix permettaient d'avoir un aperçu de ce qu'aurait du être la composition finale : 

L'esquisse de cette peinture au crayon se trouve dans l'atelier de Delacroix, place Furstenberg. On découvre au-dessus du piano invisible les épaules qui semblent puissantes, le bras droit, mais on ne voit pas la main, ni le clavier. Inclinée comme fermée sur elle-même, George est là, en retrait. Ce dessin préparatoire a quelque chose de fantomatique. Quant à la peinture, Delacroix l'avait exécutée sur la même toile, comme l'esquisse d'une composition plus vaste, celle-là même que suggère le dessin dans l'atelier. L'œuvre dans son intégralité resta inachevée. 

Chopin par Delacroix (Présence des arts, 20/10/1980)

26 min

Le croquis préparatoire réalisé par Delacroix et une vue d'artiste de ce à quoi aurait pu ressembler le tableau finalisé.
Le croquis préparatoire réalisé par Delacroix et une vue d'artiste de ce à quoi aurait pu ressembler le tableau finalisé.