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Gestion des masques : l’État refuse de rendre des comptes

Gestion des masques : l’État refuse de rendre des comptes

Par et Philippe Prigent

Publié le

Mediapart réclame depuis avril à Santé publique France la communication de ses contrats avec ses fournisseurs en Chine. Mais l'agence se réfugie derrière le "secret des affaires". De façon assez stupéfiante, la Commission d’accès aux documents administratifs, saisie par le site d'investigation, a repris à son compte cette position dans son avis.

La question des masques sanitaires a été un des grands sujets de polémique de la gestion de la pandémie Covid-19. L’évidence de la pénurie initiale des stocks a très vite sauté aux yeux. S’ajoutant à l’absence des tests et aux carences hospitalières conséquences de politiques trentenaires, elle a imposé une stratégie de confinement dont les coûts humains, sanitaires économiques risquent d’être très lourds. Plusieurs enquêtes journalistiques ont permis de pointer deux défaillances majeures. D’abord une stupéfiante absence de précaution, alors même que l’insuffisance des stocks était bien connue des décideurs, ensuite, d’une incurie dans le processus même d’acquisition des masques manquants. Tout ceci s’est accompagné d’une communication gouvernementale infantilisante et ridicule. De Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement les prétendant inutiles et compliqués et compliqués à enfiler à Emmanuel Macron assurant tranquillement : « qu’il n’y a pas eu de pénurie » ! Bien évidemment, il est indispensable que ceux qui avaient en charge le gouvernement du pays s'expliquent sur ce point.

On sait depuis les Grecs que la démocratie suppose la reddition de comptes, c’est-à-dire l’obligation pour toute personne exerçant une fonction publique de justifier de ses décisions devant ceux qui l’avaient choisie sous peine de sanction personnelle. Aux yeux des Athéniens notamment, un dirigeant qui ne risquait aucune sanction en cas d’échec risquait d’être moins efficace que celui qui risquait une condamnation en cas d’inaptitude avérée. Malheureusement, et le système Macron a encore aggravé cette tendance, on essaye de faire échapper les dirigeants non seulement à toute sanction, ne serait-ce que la démission, mais aussi à la simple obligation d’informer les citoyens des décisions qu’on a prise.

Demandes à la CADA

Concernant le sujet des masques, nous venons d’assister à une nouvelle acrobatie juridique avec la récente décision de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) au sujet des commandes de masques par l’Etat face à la pandémie. Voyant sans doute le mal partout Mediapart est arrivé après une enquête basée sur des témoignages et des documents confidentiels à un certain nombre de constatations : « pénurie cachée, consignes sanitaires fantaisistes, propositions d’importations négligées, stocks toujours insuffisants, entreprises privilégiées etc. »

Afin de la conforter, le média a demandé à l’Etat la communication d’un certain nombre d’éléments et notamment ceux qui relevaient des commandes et des mesures prises pour reconstituer les stocks. Afin de déterminer si ministres et hauts fonctionnaires n’auraient pas manqué de diligence et de réactivité. L’État ayant refusé toute transparence sur ces points, Mediapart s’est donc adressé à la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA), autorité administrative indépendante qui peut donner des avis à l’État de communiquer des documents lorsque celui-ci refuse. De façon assez stupéfiante, la CADA a repris à son compte la position de l’État est validé le refus au nom du « secret des affaires » !

Indépendamment de l’aspect moral ébouriffant de cette réponse, que faut-il en penser en droit ? Par chance, la notion de « secret des affaires » est définie par l’article L151-1 du Code de commerce : « Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : (1) Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité, (2) elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret et (3) elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ».

La gestion de l'Etat, une "valeur commerciale" ?

Ainsi, selon la CADA, le professionnalisme des ministres français dans l’approvisionnement en masques est si admirable qu’il possède une valeur commerciale. Des entreprises seraient donc prêtes à payer pour savoir comment la France a si rapidement équipé toute sa population en masques FFP2 ou chirurgicaux et copier son modèle ? Certes, l’amour peut rendre aveugle, mais les hauts fonctionnaires membres de la commission fascinés par leurs collègues président et Premier ministre auraient dû prévoir les éclats de rire provoqués par une telle affirmation.

Deuxième problème, comment la gestion de l’Etat pourrait-elle avoir une « valeur commerciale » ? Seul ce qui se vend a une valeur marchande or il n’existe aucun marché des méthodes de commandes de masques. La définition du secret des affaires dans le Code de commerce montre bien que la notion s’applique uniquement en droit commercial et non à gestion des deniers publics.

Communication tonitruante

Autre difficulté, l’Etat qui commande des masques n’agit pas comme une entreprise qui espère générer des bénéfices par son commerce (sauf le cas l’ancien collaborateur du ministre de la Santé se faisant mandater pour toucher des commissions) la République n’étant pas un grossiste en masques. Or un savoir-faire que son détenteur n’utilise pas pour faire du commerce n’a aucune valeur commerciale pour lui, de la même manière que la connaissance du marché automobile n’a aucune valeur pour un agent immobilier.

Quatrième surprise du raisonnement gouvernemental approuvé par la CADA, une information n’est un secret d’affaires que si celui qui la possède a pris des mesures pour qu’elle reste secrète. On pourrait donc en déduire que selon la CADA, les ministres auraient tenté de dissimuler l’existence de commandes de masques en publiant tweets et communiqués de presse vantant le nombre de masques commandés, leur origine ainsi que les prétendues dates de commandes et de livraisons. Certes de nombreuses déclarations étaient mensongères mais la communication tonitruante exclut à elle seule le désir de confidentialité.

Violation de la Constitution

Dernière absurdité : le secret des affaires doit bénéficier à l’entité qui possède l’information et non permettre aux dirigeants temporaires de dissimuler leurs décisions nuisant à cette société. Aucun actionnaire de société commerciale n’accepterait que le directeur général cache des documents relatifs à sa gestion d’un fiasco financier sous prétexte de secret des affaires. Or les citoyens ne sont-ils pas dans le même rapport avec leurs ministres que les actionnaires vis-à-vis des mandataires sociaux ? « Ministre » signifie « serviteur » or un serviteur doit rendre compte à son maître de sa gestion.

Toutes ces erreurs de droit s’ajoutent à la violation de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a en effet reconnu l’existence d’un droit d’accès aux documents administratifs fondé sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

Comme les lois sont censées respecter la Constitution, l’article L151-1 du Code de commerce devrait donc être abrogé dans le cadre d’une QPC si le Gouvernement soutient qu’il interdit la communication des documents relatifs aux commandes de masques. A minima, le Conseil constitutionnel pourrait confirmer que ce texte ne s’applique pas au contrôle de la gestion des deniers publics.

Mauvaise foi

Cette décision jette un nouvel éclairage sur le refus du gouvernement de rendre des comptes sur sa gestion de la pandémie, marquée par l’imprévision, la gabegie, voire l’incurie et le mensonge. Lorsque le débat sur la responsabilité pénale des ministres et des hauts fonctionnaires a été lancé, ce fut une levée de boucliers d’une forme de bien-pensance nous disant que cette judiciarisation du contrôle gestion publique était inadmissible. BHL allant jusqu’à nous dire que chaque plainte était une bombe déposée au pied des piliers de la République ! Nous avons l’occasion de dire dans ces colonnes le caractère pourtant inéluctable et légitime de ces procédures, parce qu’il s’agissait non pas de juger une politique mais des fautes pénales commises par des hommes. Et parce que nombre des fautes commises, dans la gestion de la pandémie en particulier, sur la question des masques, relevaient du code pénal.

Mais ce caractère inéluctable relève maintenant aussi de la mauvaise foi du pouvoir. Qui prétend limiter la reddition des comptes au contrôle parlementaire qui présente deux défauts majeurs. Tout d’abord des pouvoirs d’investigation de celui-ci limités à l’audition de témoins sous serment à l’occasion des commissions d’enquête, et ensuite du verrouillage d’ores et déjà mis en place avec la création de celle dépendant de l’Assemblée nationale présidée par Richard Ferrand lui-même dont le gouvernement n’a absolument rien à craindre. Emmanuel Macron, pour éviter les critiques du Sénat, ayant même été jusqu’à proposer de créer une soi-disant « commission privée indépendante (!) » choisie par lui et sur fonds d’État.

Alors, face au refus de l’État et à la position de la CADA, que reste-t-il aux citoyens et surtout aux victimes ayant intérêt pour agir, que la procédure pénale pour savoir ? Par ce que le juge pénal a lui d’importants moyens d’investigation, et son intervention s’inscrit bien dans fonctionnement constitutionnel d’un État de droit, duquel l’exécutif souhaite manifestement s’abstraire.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne