« Greta Thunberg est la grande figure de ce temps », par J.M.G. Le Clézio

J. M. G. Le Clezio, le 11 mars 2018, en Corée du Sud.

J. M. G. Le Clezio, le 11 mars 2018, en Corée du Sud. JUN MICHAEL PARK/LAIF-REA

Membre du Collectif Internation, qui presse l’ONU d’opter pour une autre pensée économique et une façon nouvelle de mesurer la valeur des choses et des hommes, le prix Nobel 2008 adresse une lettre au philosophe Bernard Stiegler, en ouverture de l’essai collectif « Bifurquer ». En voici le texte.

« Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité à soutenir l’action de Greta Thunberg, et la vôtre, pour que les générations futures vivent dans un monde meilleur. Je suis né à une époque où cette préoccupation n’existait pratiquement pas. Particulièrement pour ceux de ma génération, nés pendant la deuxième guerre mondiale, la question qui se posait était plutôt d’ordre politique et social. Comment cette humanité (dans l’ouest de l’Europe, mais aussi au Japon, en Chine, et en Amérique du nord) allait-elle survivre à cette terrible crise de l’après-guerre, et réussir sa transformation en un monde égalitaire et pacifique ? Cela ne signifiait pas que l’équilibre entre les dépenses humaines et les avoirs naturels était ignoré, mais qu’il passait au second plan, puisque la recherche du bien être individuel était l’objet, et que cela supposait la résolution de tous les problèmes par le progrès technique. Cela se comprend : les enfants de ma génération ont souffert des maladies qui aujourd’hui ont été éradiquées dans le monde développé. Nous étions des survivants.

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L’urgence de l’action, la fin des promesses

Cela dit, non pour nous exonérer de nos responsabilités, ni pour nous atténuer nos erreurs, mais pour mieux comprendre le chemin parcouru depuis cette époque. J’ai moi-même vécu après la guerre en Afrique de l’ouest, où tout semblait inépuisable, les ressources, la vie naturelle, la capacité de progresser. Nous pouvions ressentir une certaine inquiétude, une indignation instinctive, quand, par exemple, nous visitions la demeure d’un District Officer en poste à Obudu, près de la frontière du Cameroun, lorsqu’il nous montrait avec vanité la collection de crânes de gorilles de montagne qu’il avait fusillés. Mon père, médecin de brousse dans la même région, répondait avec ironie aux touristes qui partaient en safari, que les seuls animaux dangereux de la région étaient les moustiques. Quarante ans plus tard, Peter Mathiesen a écrit un beau livre, « Le silence de l’Afrique », pour faire état du désastre. Lorsque la jeunesse d’aujourd’hui se soulève pour réclamer des comptes, pour demander que l’on agisse – en cela Greta est la grande figure de ce temps – , cela est non seulement justifié, cela est urgent et ne peut plus attendre les promesses des politiques.

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L’argument que l’on oppose aux avocats de la décrue, technocratique, qui sert à discréditer le mouvement écologiste dans son ensemble, est l’impossibilité d’un « retour en arrière », comme si le surdéveloppement et l’excès de consommation des ressources ne signifiait pas l’appauvrissement et l’arriération de la société moderne. L’autre argument, qui découle du premier, est que le développement des pays non industrialisés – les pays qui justement procurent l’essentiel de la matière première au reste du monde – est lié à cette surproduction, et que toute réduction de cette production signifiera l’arrêt du progrès, et donc la rétrogradation de ces pays. Pis encore, les chantres du surdéveloppement mettent en avant la menace d’une rétrogradation des pays riches, les condamnant ainsi à retourner au niveau de sous-développement des pays pauvres – ils donnent en exemple le PIB du Ghana ou du Vietnam, quand ce n’est pas celui des pays les plus pauvres de la planète, tels que Haïti ou le Mozambique. Les mêmes arguments servent aussi aux politiques pour défendre les situations de néo-colonialisme, en comparant le niveau des anciennes colonies (les « outre-mer » ou les « territoires sous mandat » tels que les BIOT britanniques ou les dépendances françaises du Pacifique et de l’Océan Indien) à celui des états nouvellement indépendants, tels que Maurice ou le Vanuatu.

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Le monde est notre seule maison

Dans cette argumentation, il n’est jamais fait mention des paramètres affectifs ou éducatifs qui serviraient mieux ces comparaisons, c’est à dire les éléments historiques (l’âge de ces nouveaux pays, leur histoire coloniale cruelle, l’ancienne sagesse de leur culture) et les éléments d’éthique – ces paramètres de bonheur et de partage qui apparaissent dans la classification des états selon Amartya Sen, et qui placent des pays tels que le Ghana, la Bolivie ou le Népal bien au-dessus des grands systèmes impérialistes.

Le mérite de Greta, et de tous ceux qui soutiennent son combat – rappelons-nous le sens du mot écologie, la science de la maison, puisque le monde après tout est notre seule maison –, c’est de nous placer devant cette urgence, cette absolue nécessité : examiner nos valeurs maintenant, faire nos choix sans plus tarder, décider nous-mêmes de notre avenir et de celui de nos enfants. Cela s’appelle la vérité, tout le reste n’est qu’un vain discours, une chimère destructrice, une mascarade sans issue. »

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J.M.G. Le Clézio, bio express

Né à Nice en 1940, Jean-Marie Gustave Le Clézio a publié «le Procès-verbal» en 1963. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2008. Il vit entre Nice, la Bretagne et la Chine, et vient de publier « Chanson bretonne » suivi de « L’Enfant et la guerre » (Gallimard), dont il nous a parlé ici dans un grand entretien.

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Bernard Stiegler, bio express

Bernard Stiegler, 68 ans, est philosophe, auteur de « la Technique et le Temps », ou « Mécréance et Discrédit ». Il publie aujourd’hui : « Bifurquer » avec le Collectif Internation, préfacé par Jean-Marie Gustave Le Clézio, aux éditions Les Liens qui Libèrent. « L’Obs » vous propose une plongée dans le travail de ce penseur atypique, à travers un portrait et un abcédaire.

Bifurquer, par le collectif Internation, sous la direction de Bernard Stiegler. Préface de J.M.G. Le Clézio, postface d’Alain Supiot. Les Liens qui Libèrent, 416 p. 24 euros.

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