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Liao Yiwu : "Vous, Occidentaux, quand comprendrez-vous à qui vous avez affaire ?"

A Berlin, le 30 mai. Dans le jardin collectif de son petit immeuble.
A Berlin, le 30 mai. Dans le jardin collectif de son petit immeuble. © Kasia Wandycz/Paris Match
Interview Mariana Grépinet , Mis à jour le

C’est un dissident de la première heure. Il a vécu dans sa chair et dans son âme la dictature chinoise. Arrestations, harcèlement, quatre ans de prison avec tortures. A 62 ans, cet écrivain et poète exilé à Berlin, souvent comparé à Soljenitsyne, dresse un constat accablant du régime et de sa gestion de la crise sanitaire.

Il nous a donné rendez-vous en début d’après-midi, parce qu’il se lève tard. A 62 ans, Liao Yiwu, le plus célèbre dissident chinois, écrit la nuit, de 1 heure à 6 heures du matin. Et marche trois heures par jour dans les vastes parcs de Berlin. Son amie la sinologue Marie Holzman assure la traduction, car l’écrivain, fils d’un professeur de littérature persécuté pendant la Révolution culturelle, ne parle que chinois. Il est pourtant en exil à Berlin depuis neuf ans. Il y a rencontré Yang Lu, une jeune compatriote, artiste peintre. Ensemble, ils ont eu une fille, prénommée Shuyi, littéralement « la fourmi des livres ». Tout un symbole pour un homme qui a passé quatre ans en prison pour avoir écrit un poème dans lequel il racontait le massacre de la place Tiananmen. A sa sortie, en 1994, ses manuscrits lui sont confisqués, et pendant des années il enchaîne arrestations, interrogatoires, enfermements, avant de fuir son pays natal.

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Les dictatures passent et les œuvres littéraires témoignent de ce qui est arrivé

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Pendant la crise sanitaire du Covid-19, confiné dans son appartement en rez-de-chaussée dans l’Ouest berlinois, il a beaucoup cuisiné. Et, surtout, il a suivi l’évolution de la situation dans l’empire du Milieu, connecté à ses amis et à ses contacts sur place. Son rôle ? « Consigner ce qui se passe. Une fois que les dictatures disparaissent, les œuvres littéraires restent et témoignent de ce qui est arrivé », dit-il. Via Skype, pendant presque deux heures, il nous répond avec patience, le visage imperturbable, la voix posée. Il est précis, percutant et ne mâche pas ses mots. Sauf lorsqu’il s’agit d’évoquer sa fille aînée, Miao Miao, née quand il était en prison et qu’il n’a jamais connue. Alors seulement, Liao Yiwu se tait et baisse les yeux.

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Paris Match. Les autorités chinoises viennent d’imposer à Hongkong une nouvelle loi sur la sécurité, jugée liberticide par les militants pro-démocratie. Quel est l’objectif du gouvernement ?
Liao Yiwu. Pour la Chine, récupérer Hongkong est depuis toujours une évidence. Sinon officiellement, du moins dans les faits. Mais son intention était d’abord de signer l’accord commercial avec les Etats-Unis. Cela a été fait le 15 janvier. Puis le virus a tout figé pendant six mois. Maintenant, les Chinois veulent reprendre là où ils s’étaient arrêtés. Ils veulent transformer Hongkong à leur image. Les Etats-Unis, eux, multiplient les gestes de défiance. Entre les deux pays, c’est une nouvelle guerre froide . Malgré tout, Hongkong reste le grand sacrifié. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que l’avenir du monde est aussi lié à son destin.

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Ce virus de Wuhan, c’est notre Tchernobyl

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En cherchant à passer en force, la Chine ne risque-t-elle pas de s’attirer les foudres de tous les pays ?
Le schéma est répétitif. Regardez au moment de Tiananmen  : le gouvernement chinois n’a reculé devant rien pour massacrer les étudiants. Et ensuite, qu’a-t-il fait ? Il a prononcé des mensonges, formulé de la propagande, trompé ses interlocuteurs. Croyez-vous que cela va vraiment changer ? Le virus de Wuhan a fait des centaines de milliers de morts au sein des démocraties. Cependant, pensez-vous que tous ces pays ne sont pas désireux de nouer des liens commerciaux avec la Chine, de se remettre à lui vendre de la haute technologie ? Je ne suis pas croyant, mais j’ai l’impression que tous ces morts dans les pays libres sont une punition du ciel. Ce monde est un monde sans foi. Sa seule morale, c’est le commerce et l’économie. C’est pour cela que nous avons été punis. Ce virus de Wuhan, c’est notre Tchernobyl. Mais alors que ce drame a été relativement circonscrit, le Covid-19, lui, s’est répandu sur toute la planète.

D’après une étude de l’université de Southampton, publiée en mars 2020, si la Chine avait communiqué sur la maladie trois semaines plus tôt, le nombre de cas aurait pu être réduit de 95 %…
Le confinement de Wuhan a commencé le 23 janvier. Quelques jours après, plusieurs dizaines de villes chinoises, Pékin, Shanghai, etc. étaient confinées, les voyages intérieurs arrêtés… Mais pas les vols extérieurs. Des dizaines de milliers de Chinois et d’étrangers ont alors quitté le pays pour se rendre en Italie, en Allemagne, en France, aux Etats-Unis, dans une absence générale de prise de conscience. Le monde avait confiance en l’OMS qui répétait qu’il n’y avait pas de transmission du virus de l’homme à l’homme. Je pense que le gouvernement chinois avait une arrière-pensée. Permettre à tant de voyageurs de se rendre en Occident n’était pas un hasard…

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Y a-t-il eu 400 000 morts, 4 millions de morts ? On ne le saura jamais.

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Selon un site chinois, début avril, le nombre réel de victimes s’élèverait à 59 000 morts pour Wuhan et à 97 000 pour toute la Chine. Qui peut croire au bilan officiel de 4 600 morts ?
Il y a plusieurs éléments de réponse. D’abord, au début de l’épidémie, les décès n’ont pas été recensés à l’intérieur des hôpitaux, parce qu’il n’y avait pas de tests. Peut-être que les 4 600 morts annoncés sont les seuls morts qui ont été testés… Mais il y a eu aussi de très nombreux morts à la maison. Et dans ces cas-là, surtout dans les moments de crise, on emporte les cadavres, on les brûle et plus personne n’en parle. Nous, les Chinois, ce genre de phénomène ne nous surprend pas outre mesure : pendant la grande famine, de 1958 à 1961, nous savons maintenant qu’il y aurait eu entre 30 et 40 millions de personnes décédées, alors que les documents officiels évoquent seulement plusieurs centaines de milliers de morts. Alors, quand la Chine dit 4 000, il faut peut-être multiplier par 100, voire par 1 000. Y a-t-il eu 400 000 morts, 4 millions de morts ? On ne le saura jamais. Vous, les Occidentaux, vous tombez des nues à chaque fois. Ça m’énerve un peu. Quand comprendrez-vous à qui vous avez affaire ? Cette fois, des Américains, des Italiens, des Français sont morts aussi, alors ça va peut-être vous amener à réfléchir autrement…

Lire aussi : Liao Yiwu : "La plus jeune victime du massacre de Tian’anmen n’avait que neuf ans"

Des dizaines de militants des droits humains, journalistes et avocats, ont été harcelés et arrêtés depuis le début de la crise. Le pouvoir a-t-il profité de l’épidémie pour étouffer les oppositions ?
Je voudrais évoquer le grand tremblement de terre du Sichuan, en 2008. A cette époque, j’étais encore en Chine. Le blogueur Tan Zuoren avait été arrêté et condamné à cinq ans de prison pour avoir osé contredire la version officielle. Mais de nombreux observateurs chinois et occidentaux avaient pu se rendre sur place. Pas cette fois. Et les rares journalistes citoyens, qui ont tenté de rapporter ce qu’ils avaient vu, ont été arrêtés. La répression a augmenté de façon spectaculaire. Le gouvernement chinois a maintenant la certitude qu’il peut tout faire. Et que ces associations qui défendent les droits de l’homme ne sont que des tigres sans dents. Elles peuvent crier, ça ne mène à rien.

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A tout moment quelqu’un peut disparaître, sans que l’on puisse faire quoi que ce soit

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Avez-vous des nouvelles des lanceurs d’alerte Chen Qiushi et Fang Bin, tous deux disparus ?
Il y a toutes sortes de façons de garder les gens “cachés”. Le système “ruanjin”, l’assignation à résidence, ou “shuanggui”, l’assignation en un lieu déterminé pour un temps déterminé… Ce qui est arrivé, en 2008, à Liu Xiaobo [intellectuel, dissident et Prix Nobel de la paix 2010]. Personne ne savait où il se trouvait. On a appris ensuite qu’il avait été trimballé d’une prison secrète à une autre – cela peut être un ancien hôtel ou un établissement toujours en activité, mais dans lequel un étage est réservé. Les familles restent dans l’incertitude pendant des semaines, des mois, voire des années. En Occident, on a du mal à imaginer le degré de terreur dans lequel bon nombre de Chinois sont plongés. A tout moment quelqu’un peut disparaître, sans que l’on puisse faire quoi que ce soit.

La récente condamnation de Chen Jieren, ancien salarié du “Quotidien du peuple” devenu blogueur, à quinze ans de prison pour “crime de provocation aux troubles” et pour avoir “attaqué et dénigré le parti et le gouvernement” est-elle un avertissement ?
Vous parlez d’une condamnation à quinze ans de prison… Il y a quelques années, quand on entendait que quelqu’un avait été condamné à cinq ans, on s’écriait : “Mais comment ? C’est incroyable !” Et juste après 1989, lorsque des gens prenaient deux ans, on s’exclamait aussi. Maintenant, vous me dites quinze ans comme vous me diriez trente ans, et plus personne ne réagit… Nous sommes tous complètement anesthésiés.

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Que ce soit Macron, Merkel ou Trump, chacun se bat pour son petit intérêt. L’Histoire se souviendra de cette période de déclin

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Que peuvent faire les Chinois ?
Le peuple chinois a déjà beaucoup fait. Il est descendu place Tiananmen en 1989 et s’est fait massacrer. Des avocats, des défenseurs des droits civiques ont été arrêtés par vagues entières. Des journalistes citoyens ont tenté de faire connaître la vérité. Et tous ces habitants enfermés à Wuhan ont eu le courage, au moment de la visite du vice-ministre de la Santé dans les rues de la ville, de crier à leurs fenêtres : “Tout ce qu’on vous dit est faux !” Lorsque Li Wenliang, ophtalmologiste à Wuhan, est décédé , les organes du parti, qui l’avaient d’abord accusé de “transmettre des rumeurs”, ont essayé de masquer ce drame. Mais plus de 100 millions de personnes ont posté des Tweet et pleuré la mort de ce pauvre médecin de 33 ans. Que voulez-vous de plus ? Il faut des messages clairs de l’Occident qui montrent que la démocratie continue à avoir un sens. En Grande-Bretagne, en France, en Amérique, il n’y a plus de Churchill, de de Gaulle ni de Roosevelt. Vous n’avez plus que des hommes d’affaires qui sont des courtisans. Que ce soit Macron, Merkel ou Trump, chacun se bat pour son petit intérêt. L’Histoire se souviendra de cette période de déclin.

Le 4 juin, les habitants de Pékin célébraient l'anniversaire de la répression de Tiananmen, malgré l'interdiction.
Le 4 juin, les habitants de Pékin célébraient l'anniversaire de la répression de Tiananmen, malgré l'interdiction. © Reuters

Depuis vos années de prison, rien n’aurait changé…
C’est vrai sur le plan des droits de l’homme, mais, en trente ans, il y a eu d’énormes progrès dans les domaines scientifique et numérique. Grâce à Internet, on peut laver les cerveaux de tous les Ouïgours. Aujourd’hui, le niveau scientifique des Chinois est pratiquement équivalent à celui des Américains. Pour en arriver là, ils ont employé tous les moyens possibles. Ils ont fait de l’espionnage économique, industriel, scientifique, menant ce qu’ils appellent “une guerre tous azimuts”. La situation est beaucoup plus grave que ne l’annonçait Orwell dans “1984”. D’une certaine façon, je suis en train de réécrire ce que lui ou Soljenitsyne ont déjà écrit.

Le président Donald Trump affirme détenir des preuves d’une fuite du virus depuis le laboratoire P4 de Wuhan, contredisant ainsi les conclusions du renseignement américain…
Beaucoup de spécialistes ont dit que ce virus était apparu naturellement. Ils peuvent se tromper… Personnellement, je rassemble toutes les informations qui sortent sur ce laboratoire P4, parce que je veux m’en servir pour mon prochain livre. Le problème, c’est le patient numéro 1. On est encore en train d’essayer de comprendre comment il a été contaminé. Tant qu’il n’y aura pas une équipe internationale et indépendante de chercheurs pour se rendre à Wuhan, on ne le saura pas. C’est un secret qui ressemble à celui de la Cité interdite. Tant qu’on ne peut pas y entrer, on ne sait pas.

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Xi Jinping est le pire dictateur que le monde moderne ait connu

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Quel regard portez-vous sur le président Xi Jinping ?
Il a organisé la domination de son pays comme un gardien organise sa prison. Nous n’avons pas eu un tel dirigeant depuis Mao. N’importe quel homme ordinaire, qui observerait son comportement, ne trouverait qu’un seul qualificatif : il est fou. Il considère tous les citoyens chinois comme des suspects potentiels. Tout le monde doit lui obéir. Il est le pire dictateur que le monde moderne ait jamais connu.

Quels sont vos projets ?
J’en ai plusieurs. En France va sortir “La Chine d’en bas”, portraits de marginaux, mendiants et prostituées qui permettent de voir d’où vient la Chine d’aujourd’hui. Mon éditeur allemand, lui, vient d’acheter un nouveau livre qui est aussi à l’étude pour une version en anglais. Intitulé “Dix-huit prisonniers et deux fuyards”, il retrace le parcours des deux seuls survivants d’un groupe qui a fui la Chine pour se réfugier à Hongkong. Celui que j’ai rencontré aux Etats-Unis avait dû nager 40 kilomètres pour rejoindre les rives de l’ex-colonie britannique. Il avait écrit, avec d’autres, un guide de la fuite vers Hongkong. J’ai repris leurs conseils dans mon récit : la façon dont il faut s’entraîner physiquement, les cartes géographiques à posséder pour connaître les côtes, l’attitude à adopter vis-à-vis des chiens policiers. La technique consiste à jeter votre visage contre le sol, à le protéger avec les mains et à mettre vos fesses en l’air. Si vous vous faites mordre le derrière, ce n’est pas grave. Alors que si c’est la gorge, vous mourez. Devant les flics, c’est le contraire. Il faut rester debout et ne surtout pas courir. Lorsque l’un d’eux vous dit “ne bougez plus”, si vous bougez, il peut vous tuer. Ce livre est le dernier d’une trilogie sur les prisons chinoises qui comprend ma propre histoire, “Dans l’empire des ténèbres”, et un recueil de témoignages des “émeutiers” du 4 juin 1989, “Des balles et de l’opium”.

Lire aussi. Un Chinois qui a perdu son père du coronavirus accuse les autorités

Après une fuite rocambolesque, en 2011, vous vivez en exil à Berlin. Avez-vous encore le mal du pays ?
Evidemment que le Sichuan me manque. La bonne cuisine, l’alcool, les amis… Mais je ne suis pas totalement défaitiste. Si puissant soit-il, un totalitarisme finit toujours par s’effondrer. Et à ce moment-là, bien sûr, je retournerai chez moi. 

« La Chine d’en bas », de Liao Yiwu, éd. Globe.

Traduction du chinois : Marie Holzman

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