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Au Brésil, reportage dans l'enfer des cimetières

De notre envoyé spécial au Brésil, Régis Le Sommier, montage vidéo William Smith

L’incurie de Jair Bolsonaro fait exploser les décès dus au Covid. et les cimetières ne désemplissent plus. Le nouveau coronavirus a déjà fait plus de 50.000 morts et a contaminé plus d'un million de personnes au Brésil. 

La pelleteuse n’a pas interrompu sa danse. Elle agite son bras d’acier qui semble interpeller les vivants : « A qui le tour ? » Sao Paulo, dimanche 24 mai. Le jour décline sur le cimetière de Vila Formosa, le plus grand d’Amérique du Sud. En quelques semaines, l’endroit est devenu un immense champ de terre labourée, semé à perte de vue de trous à taille humaine. Sao Paulo redoute une hécatombe, alors la municipalité a pris les devants. Dans l’allée centrale, c’est un véritable embouteillage de corbillards. En combinaison intégrale blanche, masque et lunettes en plastique, un employé des pompes funèbres commence par extraire du premier d’entre eux couronnes de fleurs et croix. Il a répété ce geste vingt fois depuis qu’il a pris son service ce matin. Et pourtant, à Vila Formosa, les familles ont de la chance. Ici, on n’est pas obligé d’enterrer les cercueils empilés les uns sur les autres, comme ça s’est vu ailleurs. A quelques mètres des ouvriers, une femme pleure sur l’épaule de son mari. Elle serre son enfant dans ses bras. Tous ont, pour la plupart, vécu confinés avec le défunt pendant sa maladie. Potentiellement, ils sont très contagieux. Pourtant, aucun n’observe la moindre distanciation. Un dernier « Salve Regina », entonné sans grande conviction, et le deuxième corbillard s’avance. Les ouvriers ont repris leurs pelles. Dans la belle lumière de fin de journée, la poussière qu’ils dégagent remplace l’encens. Quelques vautours planent. Trente nouvelles tombes en une journée. Et c’est loin d’être fini… 

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Jair Bolsonaro a d’abord comparé le Covid-19 à une « petite grippe ». Il n’est pas le seul dirigeant sur la planète à l’avoir sous-estimé. Mais avec le roi de Thaïlande, confiné en compagnie de vingt jeunes filles dans un hôtel de luxe en Allemagne, il restera dans l’Histoire comme celui qui aura affiché le plus grand dédain vis-à-vis de la pandémie. Au nom de la menace sur l’économie, il a refusé le confinement, congédié son ministre de la Santé qui ne pensait pas comme lui, accepté la démission du suivant, moins d’un mois et demi après sa nomination et, au journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait de l’augmentation alarmante du nombre de morts, il a répondu : « Je ne suis pas fossoyeur, OK ? » Quelques scandales jalonnent déjà son mandat. Mais rien de très extraordinaire dans un pays où les présidents ont tendance à finir en prison. Son ami Donald Trump n’est pas allé aussi loin. Les deux partagent un même mépris pour la presse, incorrigible pourvoyeuse de mauvaises nouvelles pour eux. Mais, dans ce domaine également, Bolsonaro conserve une longueur d’avance. En mars dernier, il est allé jusqu’à engager un comique pour le représenter. L’homme est sorti de sa propre voiture pour balancer des bananes aux journalistes… 

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Ce dimanche 24 mai, alors qu’on enterre à la chaîne à Vila Formosa, les partisans de Jair Bolsonaro sont rassemblés avenue Paulista, dans le centre-ville, devant l’immeuble de la Fédération des industries de l’Etat. Il y a là une petite centaine d’individus, surtout des bikers ou d’anciens militaires, qui hurlent : « Fora Doria ! », Doria dehors. Depuis avril en effet, Joao Doria, le gouverneur de Sao Paulo que Bolsonaro traite de « connard », a pris des mesures pour confiner sa région. Les manifestants sont venus exiger la réouverture complète de l’économie. Eux non plus ne pratiquent pas la distanciation sociale. Ce n’est pas sous le coup de l’émotion, comme au cimetière. Chez les « bolsonaristes », faire la nique au Covid-19 est un acte de revendication politique. A l’image de leur chef d’Etat, qui pratique le Jet-Ski quand le monde entier ferme ses plages et voulait inviter 3 000 de ses supporteurs au palais présidentiel (il y a finalement renoncé). Le pays n’est sans doute pas en train de procéder à un « génocide » – terme excessif employé par l’ancien président Lula –, mais il est devenu le nouvel épicentre de la pandémie. Et pourtant, malgré les multiples scandales, une majorité de Brésiliens continue à soutenir Bolsonaro. 

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Voir aussi : En pleine pandémie, Jair Bolsonaro prend un bain de foule à cheval à Brasilia

Nous sommes maintenant à Manaus, capitale de l’Amazonie, dans cette partie du cimetière Nossa Senhora Aparecida taillée à la hâte dans la forêt tropicale. Ici, fin avril, le nombre d’enterrements est monté jusqu’à 140 par jour ! La ville a même connu une pénurie de cercueils. « Au début, on creusait nous-mêmes à la pelle, se souvient Antonio Aniveus, un ouvrier fossoyeur appelé en renfort. Rapidement, on a dû faire venir un engin de terrassement. » Dans la précipitation, il est arrivé qu’un corps soit enterré à la place d’un autre et qu’une des deux familles s’en aperçoive, mais sans pouvoir intervenir. On ne déterre plus un mort du Covid. Comme dans un cimetière militaire où sont réunis des soldats tombés lors d’une même offensive, on compte plusieurs dizaines de tombes affichant la même date de décès. Le 25 mai pour Antonio Silva de Souza, 74 ans, et Maria Julia Barros, 54. Ils ne se sont jamais parlé, sans doute jamais croisés. Pourtant ils sont placés côte à côte pour l’éternité. 

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Ces derniers jours, le rythme des enterrements est moins soutenu. En conséquence, le recours systématique au bulldozer commence à faire grincer des dents. Et la famille d’Antonio n’est pas très à l’aise à côté de celle de Maria. Le vieillard est mort de sa belle mort. Quand un ouvrier ouvre une dernière fois son cercueil, son visage de cire apparaît, les cheveux bien peignés. Maria, elle, suspectée d’avoir succombé au Covid, n’est pas visible, enveloppée dans un sac étanche. Tous deux occuperont pourtant la même fosse commune. Pour les familles, même 6 pieds sous terre, le virus traîne comme un parfum de malédiction. C’est comme si les morts du Covid pouvaient encore contaminer leurs propres morts. La camionnette blanche de SOS Funeral sillonne les allées en quête du bon emplacement. Cette société a été créée en 2010 par la municipalité de Manaus pour aller chercher les gens qui décèdent à leur domicile. Elle prend en charge les frais d’inhumation des plus pauvres. Depuis le début de l’épidémie, ses 80 employés travaillent jour et nuit. Le véhicule se gare devant un homme qui pleure. Il est amer et raconte son histoire : « Mon frère et moi avons négligé le Covid. Puis Juan est tombé malade. Il est mort au bout de vingt jours passés en réanimation. Il avait 45 ans. Aujourd’hui, je souhaite à ceux qui ignorent le virus, en particulier à notre président, de souffrir autant que moi. » Les tensions politiques qui agitent le pays trouvent un écho jusque dans le silence des cimetières.

Parmi les plus atteints par la pandémie, les indigènes d’Amazonie

En ville, sur les murs, on affiche les visages des disparus émergeant d’un sac mortuaire, avec ce solgan : « Le virus ne va pas arrêter de circuler si vous êtes dehors. Restez chez vous. » Un 4 par 3 montre la photographie d’une tombe légendée par : « Vous partez travailler sans masque ? Reposez en paix. » Ces images chocs sont-elles vraiment efficaces ? Ici plus encore qu’à Sao Paulo, il est permis d’en douter. Dans le quartier de Monte das Oliveiras où nous accompagnons SOS Funeral, personne ou presque ne porte de masque. Des individus, torse nu et en tongs, tiennent salon au milieu des trottoirs, en sirotant des bières. La police, pourtant présente, n’y trouve rien à redire. Ignorer ou confiner, chacun sa méthode. C’est l’anarchie la plus complète. Est-ce pour cela que certains s’en remettent à la prière ? Aux quatre coins de la ville en effet, des prédicateurs évangéliques proposent une bénédiction aux automobilistes. Pas besoin de baisser la vitre pour se retrouver protégé de l’« ennemi invisible » par Jésus et sa famille. Ce qui cloche, en revanche, c’est que ces mêmes pasteurs se rassemblent par dix dès qu’une voiture se présente, et certains ne se protègent même pas le visage. 

Parmi les plus atteints par la pandémie, les indigènes d’Amazonie. « Historiquement nous avons toujours été sensibles aux grippes », reconnaît Ismael Munduruku, qui sort tout juste de l’hôpital de campagne Gilberto Novaes où il a passé plusieurs jours sous masque à oxygène. Cette école primaire toute neuve a été réquisitionnée la veille de son inauguration, le 13 avril. Aujourd’hui, quelque 160 patients occupent les salles de classe, la plupart derrière des bulles de plastique, équipées d’un système de ventilation sous pression négative. « Cette technique baptisée “Capsule Vanessa”, du nom de la première femme qui l’a testée, augmente leurs chances de survie en leur évitant d’être intubés », affirme le directeur du centre, Ricardo Nicolau. Il évalue à 30 % le nombre de personnes intubées qui décèdent, contre 5 % dans son établissement. L’hôpital prodigue en parallèle de multiples traitements, dont l’hydroxychloroquine doublée d’un antibiotique « lorsqu’ils n’ont aucun problème cardiaque », précise-t-il.

Un sentiment de culpabilité chez les Amazoniens

La chloroquine, c’est pour Bolsonaro, comme pour Trump, le médicament miracle. Le président brésilien a donné l’ordre aux laboratoires pharmaceutiques de l’armée d’en augmenter la production. Il n’est pas du genre sensible au doute. A Gilberto Novaes, une aile entière est dédiée aux indigènes, tous issus de la réserve Parque das Tribos, située à la périphérie de Manaus. C’est là-bas, que nous retrouvons Ismael et sa femme Elisa. Lui continue à prendre de l’hydroxychloroquine. « Grâce à cette substance, j’ai guéri plus vite », estime-t-il. A-t-il expérimenté des effets secondaires ? « J’ai attrapé vingt fois la malaria. Je connais bien les nausées que peut provoquer cet antipaludéen. » Au sein de sa tribu, Ismael est guérisseur. Quand il a contracté la maladie, il s’est d’abord tourné vers les méthodes traditionnelles. Rapidement, Vanda, une infirmière, l’a convaincu de préférer l’hôpital. Elle a été la première à pressentir la menace que le virus fait peser sur les indigènes, la première aussi à leur avoir prodigué des soins à domicile. Aujourd’hui, Vanda a arrêté les consultations. Quand nous la rencontrons, elle ne bouge plus de chez elle. Symptomatique, elle doit se faire tester. Quant à Ismael, il précise : « Je n’ai jamais quitté ma maison pendant le confinement. C’est quelqu’un d’extérieur à la tribu qui a ramené le virus ici. » Mais sa femme Elisa considère, du bout des lèvres, qu’il « n’a peut-être pas tout à fait respecté les règles ». Chez beaucoup d’Amazoniens, attraper le Covid signifie avoir fait quelque chose de mal. La maladie renforce un sentiment de culpabilité déjà établi. En réalité, c’est aussi la peur qui provoque nombre de contaminations : lorsqu’un indigène mourrait, personne n’osait approcher son cadavre. En attendant que les autorités viennent l’enlever, la famille se réfugiait chez les voisins. Ainsi le virus pouvait se diffuser dans tout le quartier… Autour de la maison d’Ismael, quinze personnes sont toujours hospitalisées. Il me montre sur son iPhone une photo du « cacique » (le chef de tribu) en habit traditionnel. « Il est mort du Covid en cinq jours à peine. Quand j’étais sous le masque à oxygène, j’ai beaucoup pensé à lui ». 

A Manaus, le pic de la pandémie semble désormais passé. Mais dans les campagnes, les ravages du virus ne font que commencer. Parti de la capitale de l’Amazonie le jeudi 28 mai au matin, le navire-hôpital « Antonio Levino » fait une première escale à Costa do Arara, une communauté isolée, située sur la berge du rio Negro, le plus puissant affluent de l’Amazone. Il y a deux ans, ici, il n’y avait pas l’électricité, il n’y a toujours pas de médecin et on y manque cruellement de médicaments. Ce comptoir comprend un dispensaire qui accueille les patients de sept communautés, dont celle de Jaraqui où des cas de Covid ont été détectés. L’arrivée du « Antonio Levino » est attendue avec impatience, d’autant plus qu’en avril il n’a pas pu venir. Son personnel avait rejoint les hôpitaux de Manaus. Au moment où le bateau gagne la berge, le bruit d’un bimoteur se fait entendre dans le ciel. C’est un des dix vols quotidiens qui ramènent les cas critiques, et les morts, des communautés les plus reculées. Mais une partie des habitants boudera la visite médicale. Ils ont peur des « pestiférés », c’est-à-dire de tous ceux qui viennent de Manaus. Ils n’ont pas tout à fait tort. Si aujourd’hui le virus remonte le long du fleuve pour gagner les villages des frontières colombienne et péruvienne, c’est parce que, au début de l’épidémie, plus d’une centaine d’ouvriers ont rejoint leurs villages d’origine. Ils croyaient se protéger. Ils ont amené la mort.

Crédit photo d'ouverture : Véronique de Viguerie (légende : Enterrements à la chaîne au cimetière de Vila Formosa, à Sao Paulo, le 24 mai). Retrouvez l'intégralité des photos de ce reportage dans le numéro 3709 de Paris Match.

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