Zeev Sternhell : “Pour les fascistes, les mythes valent mieux que la raison”
Alors que l’historien israélien est décédé samedi 21 juin 2020, nous republions l'entretien qu'il nous avait accordé en mai 2014, à l'occasion de notre dossier sur le fascisme. Son ouvrage “Ni droite, ni gauche” (Seuil, 1983), devenu un classique de la pensée politique, a montré que la France avait plus qu’un lien spécial avec le fascisme. Selon lui, notre pays a inventé cette idéologie, qui entendait mettre à bas les Lumières et les droits de l’homme. Et aujourd’hui, qu’en est-il ?
Dans les manuels d’histoire, il est généralement expliqué que le fascisme est né après la Première Guerre mondiale, en Italie. Dans votre ouvrage Ni droite, ni gauche, vous soutenez au contraire que le fascisme est apparu en France dans la dernière décennie du XIXe siècle. Pourquoi ?
Zeev Sternhell : À la fin du XIXe siècle, la France est la démocratie libérale la plus avancée du continent européen. Avec le suffrage universel masculin (1848), l’instruction publique obligatoire (1881), la loi interdisant le travail des enfants de moins de 13 ans (1892), elle est en pointe dans le domaine de la protection des citoyens et des libertés. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit aussi le pays où la démocratie libérale va connaître ses premières crises majeures, qui ont donné naissance à l’idéologie fasciste. Parmi les phénomènes annonciateurs de celle-ci, le boulangisme. Sous l’égide de Georges Boulanger, général et ancien ministre de la Guerre, un puissant mouvement politique s’est structuré à la fin des années 1880, au point d’ébranler les institutions de la IIIe République ; s’il n’est pas parvenu au pouvoir, il a fédéré dans ses rangs, fait nouveau, les bonapartistes, la droite nationaliste, mais aussi des éléments importants des classes populaires. Boulanger se suicide en 1891, mais avec l’affaire Dreyfus, lors des dernières années du siècle, on voit du côté des antidreyfusards la même alliance s’affirmer entre des éléments de la droite traditionnelle et des hommes venus de la gauche blanquiste, communarde, et des exclus, déjà appuyée par les faubourgs populaires. Cette union est soudée par des campagnes violemment antisémites. Ces alliances droite-gauche, dépassant les clivages habituels de la vie politique, ont posé les prémices du fascisme et constituent une nouveauté : c’est la première fois, depuis la Révolution française, qu’un appel est lancé au nom du peuple et de la nation tout entière contre la démocratie et contre les droits de l’homme.
Le fascisme serait donc une réaction tardive à l’esprit des Lumières ?
En effet ! Diderot et d’Alembert, dans leur Encyclopédie, au milieu du XVIIIe siècle, donnent cette définition plutôt sèche du concept de « nation » : « une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement ». C’est tout ! Pas un mot sur l’histoire, la culture, la langue, la religion, l’ethnie. Avec cette conception purement politique et juridique de la nation, vous voyez naître le personnage du citoyen, et c’est sur cette base que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fut proclamée, que furent libérés en France les esclaves noirs, que les Juifs furent émancipés. Et c’est précisément cette figure abstraite du citoyen, déliée de tout héritage historique, que combattent les anti-Lumières, qui veulent au contraire fonder la nation sur l’histoire, la culture, la religion, l’ethnie, etc.
Mais il ne faut pas attendre la fin du XIXe siècle pour que certains s’élèvent contre les Lumières ! Les contre-révolutionnaires, les romantiques en sont déjà des adversaires…
Certes, mais le combat contre les Lumières françaises, qui se poursuit tout au long du XIXe siècle, va descendre peu à peu des sommets de la haute culture dans la rue. Vous devez comprendre que, sous la IIIe République, nous avons affaire pour la première fois dans toute l’Histoire humaine à une population qui sait lire et écrire, qui a un certain accès à la connaissance. Auparavant, quand Ernest Renan regardait du côté de l’Allemagne et considérait Johann Gottfried von Herder comme le plus grand philosophe depuis Platon, ou bien quand Hippolyte Taine décrivait la Révolution française comme le plus grand désastre culturel depuis la chute de Rome, cela se situait à un certain niveau, qui n’était pas accessible à la masse. Mais le tournant du XXe siècle voit croître l’influence de romanciers à succès, comme Paul Bourget ou Maurice Barrès, et d’une presse à grand tirage qui vont vulgariser cette attaque contre les Lumières.
À la même époque, il existe aussi une critique marxiste et socialiste de la démocratie bourgeoise.
Bien sûr ! Cependant, il faut savoir que les années 1890 ont été marquées par une forte croissance économique, qui va installer l’idée, chez les contemporains, que le capitalisme n’est pas du tout sur le point de s’effondrer, contrairement à ce qu’avait prédit Marx. Pour le dire crûment, au tournant du XXe siècle, la modernisation joue non pas en faveur de la paupérisation et de l’aliénation du prolétariat, en faveur d’un développement de la conscience de classe qui permettrait d’espérer une chute prochaine du capitalisme, mais plutôt d’une acceptation de l’ordre établi. L’évolution capitaliste semble donc, dans ces années-là, plutôt favorable aux ouvriers. Les conditions de travail sont moins dures, les assurances sociales se mettent en place, l’école publique et le service militaire obligatoire créent une adhésion des classes populaires à la culture, à l’histoire nationales et aux valeurs de la République. Dans une telle situation, il reste trois possibilités. Première option, accompagner le prolétariat dans sa retraite, militer pour un changement progressif, c’est la voie de la social-démocratie – que choisiront Eduard Bernstein en Allemagne et Jean Jaurès en France, en lançant la classe ouvrière, non pas dans une aventure révolutionnaire, mais dans la défense de leurs intérêts, qui est aussi celle de la démocratie et des valeurs républicaines. Deuxième option, faire la révolution au nom du prolétariat, pour le prolétariat, mais sans lui : c’est la doctrine de Lénine. Troisième option, imaginer une révolution d’un type nouveau, c’est-à-dire une révolution morale et intellectuelle, dans laquelle la nation sera amenée à prendre la place du prolétariat comme acteur historique essentiel.
C’est un philosophe français un peu tombé dans l’oubli, Georges Sorel, qui va poser les bases théoriques de cette révolution d’un type nouveau. Vous avez beaucoup contribué à le faire redécouvrir. Quel a été son apport ?
Georges Sorel pose, ni plus ni moins, la matrice théorique du fascisme. Lecteur de Marx, dont il ne tarde pas à découvrir les points faibles, il opère une révision antirationaliste du marxisme et se lance en même temps dans une violente critique de la tradition des Lumières. L’une de ses premières œuvres s’intitule le Procès de Socrate [1889] : Sorel y livre un vibrant plaidoyer en faveur des juges qui ont condamné Socrate à mort. Dès le début de sa trajectoire intellectuelle, il part en guerre contre ce qu’il appelle les « Lumières athéniennes », mélange de rationalisme, d’optimisme et de démocratie, qui lui apparaît comme une morale d’intellectuels et de marchands. À ses yeux, la grande faute des Lumières athéniennes est d’avoir détruit les valeurs homériques, celles de l’héroïsme et de l’épopée, rabaissées par des « sophistes raisonneurs et dialecticiens ». Dès cet essai, Sorel formule l’une des idées dont il ne se départira jamais : les civilisations fondées sur des mythes sont supérieures aux civilisations rationalistes et matérialistes. Si une renaissance est possible, ce sera par une victoire du mythe sur la raison. Sorel a lu Giambattista Vico, Friedrich Nietzsche et Henri Bergson, et il pense qu’aucun système philosophique ne doit jamais son succès à la seule valeur logique de ses arguments. Il faut que l’auteur trouve le moyen de provoquer des émotions chez le lecteur. Ce sont donc les mythes et les sentiments qui doivent remettre l’Histoire en marche.
On est très loin de Marx, pour qui les idées ne font pas l’Histoire…
Bien sûr ! Car vous devez comprendre que cette entreprise théorique développée par Sorel dans ses livres ultérieurs, Les Illusions du progrès, et surtout les Réflexions sur la violence, qui paraissent tous deux en 1908, ne vise pas à remettre réellement en cause les structures économiques du capitalisme mais à liquider les valeurs morales et intellectuelles de la bourgeoisie et du libéralisme.
«Avec le fascisme, il ne s'agit plus d'abattre la bourgeoisie mais de la mettre au service de la nation»
Zeev Sternhell
Ce que vous appelez la troisième voie.
Oui. Le fascisme n’est ni de gauche ni de droite. Pour comprendre un système ou un mouvement, il faut chercher ce qu’Alexis de Tocqueville appelait les « idées mères » (Max Weber parlait des « idéaux-types »). L’idée mère de la gauche, c’est que le monde doit être changé parce qu’il est injuste. L’idée mère de la droite, c’est que le monde représente tout ce qu’on peut avoir, qu’il n’y a rien de mieux à espérer que ce qui existe et qu’on ne peut procéder qu’à quelques aménagements de détails. Mais le fascisme est une troisième voie, qui entend changer le monde, opérer une révolution morale et spirituelle, mettre en marche la nation au moyen des mythes, tout en laissant intactes les structures économiques. Il ne s’agit plus d’abattre la bourgeoisie mais de la mettre au service de la nation.
Quel a été l’impact concret des idées de Georges Sorel ?
En France, elles sont restées marginales, elles ont notamment été beaucoup discutées à l’intérieur du Cercle Proudhon, fondé par des disciples de Sorel et de Charles Maurras, théoricien de l’Action française. Le Cercle Proudhon a tenté de diffuser les idées soréliennes dans le monde syndical, mais cela n’a pas réellement pris. Par contre, Sorel était très connu et apprécié en Italie. Ses Réflexions sur la violence ont été traduites en italien avec une introduction de Benedetto Croce, et les grands leaders du syndicalisme révolutionnaire, intellectuels et militants comme Michele Bianchi, s’en sont emparés. Ces idées vont surtout avoir de l’influence sur la personnalité dominante du Parti socialiste italien, le rédacteur en chef d’Avanti !, Benito Mussolini en personne. Cette diffusion du sorélisme en Italie a lieu avant la Première Guerre mondiale. C’est alors que se fait en Italie la rencontre des soréliens et des nationalistes. Certains historiens, tels François Furet en France ou Ernst Nolte en Allemagne, soutiennent que Mussolini était un disciple de Lénine, auquel il aurait repris sa stratégie révolutionnaire. Mais c’est faux : Mussolini considérait Lénine comme un fou.
Selon vous, le fascisme est radicalement distinct du nazisme. Qu’est-ce qui les oppose ?
Le déterminisme biologique. Le fascisme s’est levé contre les Lumières, le nazisme contre le genre humain. Évidemment, le biologique joue un rôle dans le fascisme ; le fascisme est d’abord un nationalisme, et ce nationalisme a aussi le plus souvent un noyau ethnique. Les fascistes voient donc la nation comme un corps, dont ils exaltent la force et qu’ils veulent défendre contre toutes les influences extérieures. Il y a eu, du reste, un fascisme allemand, représenté par Oswald Spengler, l’historien du Déclin de l’Occident, par Ernst Jünger, qui fait l’éloge de la guerre dans ses Orages d’acier, ou encore par Arthur Moeller van den Bruck, partisan d’une révolution conservatrice. Aucun de ces fascistes allemands n’avait une vision purement raciale de la communauté nationale. Mais l’explication de l’Histoire par le racisme constituait l’essentiel du nazisme, ce dernier exaltait la supériorité de la race aryenne sur les autres, et la race juive était vouée à l’extermination. Il s’agit donc d’une conception entièrement déterministe et héréditaire de la valeur des êtres humains.
«Le fascisme continue de faire partie intégrante de la culture européenne»
Zeev Sternhell
Cela explique que le national-socialisme a été détruit, comme courant de pensée, en 1945, tandis que le fascisme n’est pas une parenthèse refermée…
Le fascisme continue de faire partie intégrante de la culture européenne. C’est une proposition politique intégrale, tout aussi structurée et cohérente dans son genre que la démocratie libérale ou le marxisme, et il n’y a aucune raison de penser qu’elle aurait été enterrée sous les décombres de Berlin. Cette proposition politique, qui parie sur l’identité nationale, est, en outre, particulièrement séduisante pour les classes populaires et les exclus : si vous êtes pauvre, que vous n’avez ni moyens matériels ni reconnaissance sociale, il vous reste encore une richesse, votre appartenance à une communauté culturelle. L’idée mère du fascisme est la défense de la nation contre tout ce qui la menace de l’extérieur : vous retrouvez cette idée dans une ligne assez continue chez les soréliens alliés aux nationalistes, chez des intellectuels qui vomissent à la fois la démocratie, le libéralisme et le marxisme dans les années 1930, chez le régime de Vichy, chez l’OAS pendant la guerre d’Algérie, et jusqu’à nos jours, où elle est portée par le Front national. L’extrême droite française a donc une histoire cohérente.
«Du côté du Front national aujourd'hui, il y a toujours cette idée que la nation doit s'affirmer contre l'Autre, l'étranger, contre les multinationales, contre Bruxelles, contre le fric vagabond»
Zeev Sternheel
En France, certains observateurs pensent que le Front national s’est normalisé et s’est rapproché de la droite républicaine, après l’aggiornamento réalisé par Marine Le Pen. Partagez-vous cet avis ?
Non, je crois que l’élément nationaliste dur est toujours là. Marine Le Pen est assez fine tacticienne pour comprendre qu’il lui faut mettre les Juifs dans le coup, les intégrer à sa définition de la nation. L’anti-moi, désormais, ce n’est plus le Juif, ce sera plutôt le musulman. Les Juifs, d’ailleurs, s’ils n’avaient pas fait l’objet de discriminations, d’abord en Allemagne, puis en Italie et en France, n’auraient sans doute eu aucune difficulté à rejoindre les mouvements nationalistes ou fascistes de l’entre-deux-guerres. Du côté du Front national, aujourd’hui, il y a toujours cette idée que la nation doit s’affirmer contre l’Autre, l’étranger, contre les multinationales, contre Bruxelles, contre le fric vagabond. Par ailleurs, le Front national a hérité du rôle de défense des petits et des exclus, qui était la fonction tribunicienne du parti communiste. Le parti communiste n’étant plus là, les banlieues sont de plus en plus pénétrées par le Front national, lequel agrège donc bien des thématiques de droite et de gauche, mais aussi des électorats de droite et de gauche. Il se situe toujours dans cette troisième voie dont je vous ai parlé.
Il y a une nette différence entre les fascistes, qui veulent changer le monde, et les réactionnaires, qui sont attachés aux traditions. Les débordements de la droite traditionaliste contre le mariage homosexuel ou de la manifestation « Jour de colère » du 26 janvier dernier – qui fut l’occasion pour certains de scander « Juif, barre-toi, la France n’est pas à toi » – ne sont-ils pas plus réactionnaires que fascisants ?
Les réactionnaires veulent revenir en arrière. C’étaient le cas d’Edmund Burke au XVIIIe siècle en Angleterre, parti en guerre contre la Révolution française, ou de Joseph de Maistre, fameux contre-révolutionnaire français : ces auteurs voulaient revenir à l’âge d’or d’avant 1789 et retrouver l’Ancien Régime. Il me semble que cette attitude a, en réalité, quasiment disparu par la suite. Qui a jamais sérieusement voulu un retour en arrière depuis 1914 ? Le régime de Vichy n’était nullement réactionnaire, il était fasciste, et très actif, puisqu’il a réussi en quelques mois à balayer tout l’héritage de la Révolution française et des droits de l’homme. En instaurant dès juillet 1940 une dictature, il se lance dans une véritable révolution : toute allusion à la République est supprimée, des lois raciales et le statut des Juifs sont proclamés en octobre 1940 (sans pour autant avoir une théorie de la pureté de la race française comparable à celle du nazisme). Je ne saurais me prononcer sur tous les courants d’extrême droite qui secouent aujourd’hui la société française, mais il me semble qu’ils ont un dénominateur commun et aussi un projet de société. Ils n’acceptent pas l’ordre établi, mais ne désirent pas revenir à l’époque du gaullisme ou de la IIIe République ; ils ont un autre modèle à proposer, foncièrement protectionniste sur le plan économique, nationaliste sur le plan politique. C’est pourquoi il convient de les prendre au sérieux.
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