Une cheffe qui fait de la cuisine moléculaire

Je mange donc je suis : « L'agriculture idéale n'est pas celle de nos grands-parents »

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Exploitation des ressources, bien-être animal, santé… l’alimentation est au cœur des enjeux actuels. L’exposition « Je mange donc je suis » au musée de l’Homme nous rappelle de ne pas oublier sa dimension culturelle. Entretien avec Christophe Lavelle, commissaire scientifique de l’expo.

À l’annonce du confinement, les scènes de cohue et de panique dans les supermarchés ont marqué les esprits. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la nourriture ?

Christophe Lavelle : Cette peur viscérale de manquer a toujours existé. À une époque où l’on pouvait effectivement manquer, elle correspondait à une réalité. Aujourd'hui, dans les pays occidentaux, la pénurie alimentaire est un fantasme. Et c'est bien ce qui a généré beaucoup de moqueries, notamment sur les réseaux sociaux. Ces scènes montrent néanmoins comment on peut très rapidement céder à des mouvements de panique, surtout lorsqu’il s’agit d’alimentation.

Est-ce qu’on peut y voir également une forme de déconnexion avec notre alimentation, la nature et ceux qui produisent nos aliments ?

C. L. : Il y a effectivement quelque chose qui s’est rompu. Ça s’explique par deux éléments. Premièrement, nous sommes de plus en plus citadins. Donc, par défaut, complètement déconnectés de la Terre. En ville, on voit donc se développer des jardins urbains. Chacun essaie d'avoir un petit carré de vert, une jardinière sur son balcon, pour retrouver cette impression de proximité.

Deuxièmement, nous sommes passés de 8 millions d'agriculteurs à 500 000 en un demi-siècle. C’est-à-dire qu'aujourd'hui un agriculteur nourrit à peu près 100 personnes alors que dans l'après-guerre il en nourrissait cinq, péniblement. Ceux qui sont à l’origine de cette chaîne alimentaire sont de moins en moins nombreux. Donc, par ricochet, il y en a de moins en moins dans notre entourage. Ça nous fait perdre des références. On voit donc qu’on essaie de compenser avec la mise en place de circuits courts et d'AMAP pour se reconnecter à la Terre. Sans forcément mettre les mains dedans.

À l’inverse de ce phénomène de connexion, on a vu apparaître les applications comme Yuka qui nous connectent à nos aliments et surtout à leur composition. Y a-t-il un regain d’intérêt par rapport à ce qu’on met dans nos assiettes ?

C. L. :  Effectivement, les gens s'intéressent aux étiquettes. C'est évident puisqu'on leur met entre les mains un outil qui dit, sans grande nuance, si c'est bon ou non. Mais c’est aussi un signe de paresse intellectuelle. Tout repose sur un clic, sur un téléphone, sur une application à laquelle on fait confiance. Avec des applications de type Yuka, on prend le risque de s'affranchir d'un réel intérêt pour notre alimentation et de cultiver une curiosité qui va un peu plus loin que notre téléphone.

Justement quand on va un peu plus loin, on tombe sur les scandales de l’industrie agro-alimentaire, le débat sur le glyphosate, l’agribashing… notre alimentation est-elle devenue dangereuse ?

C. L. :  Il y a un danger mais il n’est pas sanitaire. De ce point de vue-là, notre alimentation n’a jamais été aussi sûre qu’aujourd’hui. Mais on insiste toujours sur le fait qu’il y a de plus en plus de cancers liés à l’alimentation. Or, ce ne sont pas les aliments qui posent problème mais nos comportements alimentaires. On fait aussi des focus sur des traces de pesticides retrouvées sur trois tomates, alors que c’est probablement très anecdotique. On se trompe de sujet. Le vrai danger est environnemental. Il s’agit d’un problème de pollution des sols, un problème de chute de la biodiversité et éventuellement un problème sanitaire pour l'agriculteur. 

Est-ce que c’est le signe que notre système de production, hérité de l’après-guerre, arrive à bout de souffle ?

C. L. :  Le système actuel repose sur la mécanisation, sur le pétrole, sur la chimie, sur l'industrie des fertilisants, etcOn consomme donc beaucoup trop d'énergie pour produire l'énergie alimentaire qu'on retrouve en bout de chaîne. Le bilan carbone global n'est pas bon. Nous avons donc un vrai problème au niveau des systèmes de production agricole et au niveau des ressources qui sont limitées. On peut, en effet, considérer que notre système est à bout de souffle et qu'il est urgent de penser à d'autres manières de produire.

Changer de systèmes de production, ça demande aussi de changer nos pratiques alimentaires...

C. L. :  Oui, et le premier changement à effectuer est très simple. Il s’agit de l’équilibre animal/végétal de nos assiettes. Personne ne peut le contester. Si on prend une assiette dite « vertueuse » avec de la volaille bio et des légumes produits en circuits courts mais qu’il y a 200 grammes de protéines animales dedans, l’empreinte carbone est plus élevée qu’une assiette 100% végétale avec des produits provenant de cultures intensives. On a tout intérêt à diminuer drastiquement la quantité de matière animale dans nos assiettes. Ça fera aussi du bien aux océans puisqu’on a atteint depuis un moment le seuil raisonnable de l'exploitation des océans qui sont pour plus d'un tiers en danger. Les deux tiers restants sont en sursis.

Les données scientifiques sont claires mais qu’en est-il des freins culturels ?

C. L. :  La consommation de viande est une habitude qui va être longue à déconstruire. Depuis toujours, la viande comme le poisson sont associés au luxe et donc à une classe sociale vers laquelle on veut tendre. Et ça ne concerne pas seulement la cuisine populaire. Dans les restaurants gastronomiques, les chefs ont beaucoup de mal à faire passer le message auprès de leurs clients. Si le client paie 150€ pour un menu, il faut qu'il y ait du poisson ou de la viande. Et dans des quantités conséquentes. Sinon, il a l'impression de se faire arnaquer. Alors qu'aujourd'hui le summum du chic devrait, au contraire, être une merveilleuse assiette végétarienne.

Avec ses fraises qui poussent dans des conteneurs et ses salades cultivées hors-sol, l’AgriTech est en plein essor. Est-ce qu'elle représente l’alimentation de demain ou est-on dans l’esbroufe technologique ?

C. L. :  Il y a une frange de la population pour laquelle l’AgriTech est synonyme d'hérésie. Je trouve cela dommage. Il y a un vrai problème de dialogue et de prise de recul par rapport à ces systèmes de production. Ils ont leur place à condition que les choses soient faites intelligemment. Et surtout à condition qu'on soit honnête par rapport au bilan carbone que ça génère. Il faut aller là, vers ces solutions, et éventuellement en revenir si on se rend compte que ce n'était pas la bonne piste. Je suis contre cette tendance qui voudrait que l'agriculture idéale soit l'agriculture de nos grands-parents. C'est faux. En termes de productivité, le compte n'y était pas.

On doit faire évoluer nos pratiques pour nourrir la planète. On doit trouver des solutions pour polluer moins en produisant autant, voire en augmentant notre productivité. Il faut s’appuyer sur des solutions techniques qui reposent sur des technologies pointues, sur la science mais celle de l'écologie moderne. C’est-à-dire mettre en place des systèmes d'agriculture de conservation des sols, faire de l'agro-écologie ou de l’agro-foresterie, des systèmes qui font appel à des connaissances modernes des écosystèmes, de l'interaction entre espèces vivantes, etc. Il faut explorer. On n'a pas le choix.

Est-ce à dire que nous sommes à l’aube d’une révolution alimentaire ?

C. L. :  Il n’y a pas et il n’y aura pas de révolution au sens de rupture. Notre alimentation est inscrite dans une longue histoire. Ce n'est pas demain qu'on va manger des gels protéinés sous prétexte que c'est écolo. Par contre, en restant sur quelque chose qui nous parle d'un point de vue culturel, il y a sûrement des manières de faire évoluer notre alimentation. En tout cas, aucune solution de demain, aussi intelligente soit-elle, ne fonctionnera si elle n'a pas une accroche culturelle.


L'exposition Je mange donc je suis est prolongée jusqu'au 31 août 2020 au Musée de l'Homme. Pour en savoir plus, cliquez ici.

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commentaires

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  1. Je ne suis qu'en partie d'accord avec cet article. S'intéresser au bilan carbone et à l'impact des modes d'agriculture sur les sols et la santé des agriculteurs, oui bien sur. Mais je trouve que l'article minimise trop l'importance de la qualité des aliments. Nous avalons une quantité non négligeable de pesticides et de métaux lourds par le biais de notre alimentation. Nos aliments ont perdus de 30 à 50% de leur teneur en nutriments (vitamines, minéraux omega-3) par rapport aux mes produits il y a 50ans. Si nous ne voulons pas passer nos futures années à avaler plus de compléments alimentaires que de vrais aliments, il faut que la qualité des aliments évolue. La fois technique pourquoi pas, mais ne nous focalisons pas que sur le rendement... gout et qualité nutritive ont tout autant de raisons d'etre

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