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Dong Mingzhu, la reine de la climatisation

La patronne de Gree Electric a transformé une petite société étatique chinoise en numéro 1 mondial de la climatisation. Femme à poigne, elle règne sans partage sur un empire de l'électroménager, qu'elle cherche à diversifier. Alors que les premières chaleurs sont arrivées, une petite douche d'air froid.

Dong Mingzhu, présidente de Gree Electric, au siège de l'entreprise, à Zhuhai, en 2014. En une décennie à peine, cette travailleuse acharnée en a gravi tous les échelons.
Dong Mingzhu, présidente de Gree Electric, au siège de l'entreprise, à Zhuhai, en 2014. En une décennie à peine, cette travailleuse acharnée en a gravi tous les échelons. (©THE NEW YORK TIMES/NYT-REDUX-REA)

Par Julie Zaugg

Publié le 3 juil. 2020 à 06:04

Les climatiseurs de Gree Electric sont partout. Ils servent à rafraîchir les couloirs du palais de l'Assemblée du Peuple, sur la place Tiananmen, ainsi que le nouvel aéroport de Pékin en forme d'oiseau. On les trouve aussi dans un hôtel en Grèce, une usine d'avions en Russie, un centre commercial aux Philippines, le ministère des Affaires étrangères palestinien, une banque à l'île Maurice... La firme chinoise domine tout simplement le marché mondial de l'air conditionné. En moins de trois décennies, la modeste PME fondée en 1991 à Zhuhai, une cité balnéaire au coeur du poumon manufacturier du sud de la Chine, est devenue un conglomérat géant avec des ventes de 200 milliards de yuans (25,4 milliards d'euros) et 80.000 employés.

 Son destin est intrinsèquement lié à celui de sa patronne, Dong Mingzhu. Née en 1954 dans une famille de la classe moyenne dans le Jiangsu, elle a oeuvré durant quinze ans pour un laboratoire de chimie appartenant à l'Etat, jusqu'à ce que le décès de son mari bouleverse sa vie.  Désormais obligée de subvenir seule aux besoins de son fils, elle émigre en 1990 dans le delta de la Rivière des Perles, au sud de la Chine, laissant le garçonnet âgé de huit ans avec sa propre mère à Nanjing, à 1.400 kilomètres de là. Cette région était alors en pleine effervescence dans un pays qui venait d'entamer ses premières réformes économiques. Sur place, Dong Mingzhu rejoint une petite fabrique étatique de climatiseurs. Déployée dans la province de l'Anhui, puis dans le Jiangsu, la trentenaire se révèle une très bonne commerciale : en 1993, elle génère à elle seule près de 20 % du chiffre d'affaires de l'entreprise, relate l'écrivain Guo Hongwen dans une biographie.

Une ascension fulgurante

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Cela ne passe pas inaperçu auprès du patron de Gree Electric, qui la place à la tête de son équipe de vente. Désormais lancée, elle gravit les échelons à toute vitesse, jusqu'à prendre la tête de l'entreprise en 2001. À la retraite de son mentor en 2012, elle a également obtenu la présidence de la société, ainsi que celle de Gree Group, l'entité étatique qui la contrôle.  Durant ses dix-huit ans à la tête de Gree Electric, Dong Mingzhu a complètement transformé l'entreprise, qui contrôle aujourd'hui 40 % du marché de la climatisation en Chine. « Elle engrange plus du double des revenus des deux autres grands acteurs du secteur, Midea et Haier », souligne Roger Shi, expert de l'électroménager chez Mintel. 

La firme, cotée depuis 1996 à la Bourse de Shenzhen où elle pèse 354 milliards de yuans, soit 44 milliards d'euros, a bénéficié de l'étourdissante croissance du marché immobilier en Chine. « Les ventes d'appareils électroménagers sont étroitement corrélées au secteur de la construction car lorsqu'on construit de nouveaux logements, il faut bien les équiper », relève Steffi Noël, une experte de la Chine chez Daxue Consulting. L'émergence d'une classe moyenne a également poussé ses ventes à la hausse : en 2018, les Chinois ont acheté 201 millions de ces appareils, un chiffre en progression de 15,6 % par rapport à 2017.

La clim, vecteur du virus ?

La communauté scientifique est partagée quant à l'impact des climatiseurs sur la propagation du Covid-19. Mais une étude publiée en avril par des chercheurs chinois a montré qu'une femme de 63 ans avait transmis la maladie à neuf convives dans un restaurant, en raison du brassage de l'air provoqué par son système de climatisation. Une autre étude, menée par des chercheurs de l'Université de l'Oregon et de l'Université de Californie, a constaté que lorsqu'un système de ventilation est allumé, les microgouttelettes contenant le virus peuvent être diffusées bien au-delà de deux mètres. Sur le bateau de croisière Diamond Princess, où 700 des 3.000 passagers ont contracté la maladie, une partie des infections auraient été causées par la climatisation du navire, selon eux. Ils recommandent d'ouvrir les fenêtres à la place, pour diluer la quantité de pathogènes dans l'air.

« La dame de fer »

En 2005, la firme est devenue numéro 1 mondial, à la faveur d'une expansion internationale démarrée avec le marché européen, au milieu des années 1990, et poursuivie avec l'implantation d'une usine au Brésil en 2001, au Pakistan en 2006 et au Vietnam en 2008. « Les pays d'Asie, notamment l'Indonésie, la Malaisie et l'Inde, représentent aujourd'hui son principal moteur de croissance à l'étranger », note Steffi Noël. Dotés d'un climat tropical, ces pays ont eux aussi vu émerger une classe moyenne.

Mais le succès de Gree doit aussi beaucoup à l'habileté de Dong Mingzhu, surnommée « la dame de fer » à cause de son style de direction austère. L'une de ses premières décisions fut de renoncer à la pratique - très répandue sur le marché chinois de l'électroménager - de livrer des biens à crédit, raconte Guo Hongwen. En contrepartie, elle offrait six ans de service après-vente gratuit.  Opposée à la politique de prix cassés adoptée par d'autres acteurs, elle a fondé une série de coentreprises régionales avec ses distributeurs préférés. « L'idée était de les lier à Gree au sein d'une même entité pour les encourager à collaborer plutôt que de se livrer une guerre des prix », indique Guo Hongwen.

Sur une chaîne de production de Gree, à Wuhan, en mai dernier.

Sur une chaîne de production de Gree, à Wuhan, en mai dernier.©Barcroft Media via Getty Images

Un véritable ovni

Cette philosophie continue d'animer Dong Mingzhu. « Pour nous étendre à l'étranger, nous aurions pu prendre la voie de la facilité et casser nos prix, mais nous avons choisi de ne pas le faire, a-t-elle récemment déclaré devant le Congrès national du Parti communiste. L'époque où la Chine bradait ses produits est révolue. » La femme d'affaires fait également preuve d'une tolérance zéro face à la corruption et aux « petits arrangements » si communs en Chine. Elle a par exemple éconduit son propre frère lorsqu'il a voulu lui acheter des climatiseurs en période de rupture de stock, après avoir touché une commission de quelques milliers d'euros de la part d'un revendeur pour qu'il fasse jouer ses connexions familiales. « Après cela, mon frère ne m'a plus parlé durant vingt ans », a-t-elle relaté.

Le plafond de verre n'a pas encore commencé à se fissurer en Chine

Dong Minzhu est un véritable ovni dans le tissu industriel chinois, où les femmes dirigeantes sont extrêmement rares (voir encadré). « Le plafond de verre n'a pas encore commencé à se fissurer en Chine, décrit Susanne Choi, une sociologue de l'Université chinoise de Hong Kong. Les femmes sont censées prendre en charge l'éducation des enfants, mais aussi s'occuper de leurs parents et même de leurs beaux-parents, ce qui leur laisse peu de temps pour faire carrière. »

Des règles strictes

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 La patronne de Gree, qui parle volontiers de son amour pour la broderie et les séries TV coréennes, a beaucoup sacrifié pour gagner ses galons de PDG. Son fils est resté vivre avec sa grand-mère à Nanjing et a peu vu sa mère durant son enfance - en vingt ans, Dong Mingzhu n'a pas pris un seul jour de vacances.  Elle a aussi dû batailler ferme pour s'imposer. À son arrivée à la tête du département des ventes de Gree, elle a introduit des règles strictes : les femmes devaient se couper les cheveux ou les nouer et n'avaient pas le droit de porter des bijoux. Un jour où elle a surpris un groupe d'employés en train de partager un en-cas, elle leur a imposé une amende de 50 yuans (6,50 euros) chacun, raconte Guo Hongwen.

 Après avoir découvert qu'un des protégés de la direction avait fait disparaître 5 millions de yuans des comptes de l'entreprise, elle lui a réduit son salaire et a fait circuler une note à l'ensemble des employés décrivant son méfait. Car Dong Mingzhu aime la bataille. En 2009, elle a intenté un procès contre les autorités locales de la ville de Guangzhou après qu'un contrat lui fut passé sous le nez, jugeant qu'il avait été injustement attribué à une entité liée à l'Etat. Au printemps de cette année, elle a accusé un compétiteur, AUX Group, de mentir quant à l'efficience énergétique de ses climatiseurs, provoquant l'ouverture d'une enquête à son encontre.

A la pointe de l'innovation

« Là où Dong Mingzhu passe, l'herbe ne repousse plus », a déclaré un concurrent dans la presse chinoise. « Elle vous avale et ne recrache même pas les os », a dit un autre.  Mais derrière ses airs guerriers, la manager de haut vol est aussi obsédée par la qualité du produit. Gree consacre 3 % de son chiffre d'affaires à la recherche, bien plus que ses pairs. La firme possède 300 centres de test équipés de salles qui répliquent des conditions climatiques extrêmes. L'une d'elles est chauffée à 60 degrés. Une autre encore sert à simuler un typhon, avec des vents à plus de 120 km/h et des trombes d'eau qui se déversent du plafond.  Cela a permis à la société de rester à la pointe de l'innovation.

« Il y a quelques années [après l'épidémie de SRAS de 2003, NDLR], les consommateurs chinois se sont mis à réclamer des climatiseurs qui diffusent de l'air propre », détaille Roger Shi. Qu'à cela ne tienne : plusieurs modèles Gree sont désormais munis d'un purificateur d'air.  Cette spécialité devrait permettre à la firme, dont les ventes se sont effondrées en février et mars derniers, lorsque la Chine se trouvait au coeur de la pandémie, de gagner de nouveaux clients parmi ceux qui craignent une seconde vague. Pour pousser ses ventes durant cette période déprimée, Dong Mingzhu a participé en mai à une session de livestreaming longue de trois heures, durant laquelle la firme a écoulé pour plus 310 millions de yuans (39 millions d'euros) de biens électroménagers.

Un pari risqué

Jamais à court d'une nouvelle idée, Dong Mingzhu a aussi créé en février une filiale consacrée à la fabrication de matériel de protection médicale, de produits désinfectants et de fournitures pour les salles d'opération.  Parmi les autres innovations de Gree Electric figure une ligne ultra-silencieuse, ainsi qu'une gamme qui fonctionne à l'énergie solaire. Depuis peu, le conglomérat mise sur les climatiseurs intelligents. « Ces appareils permettent de régler la température de son logement au degré près et à distance, grâce à une app, note Jeffrey Towson, un expert de l'Internet des objets en Chine. Ils peuvent aussi être configurés pour s'éteindre lorsqu'on quitte la pièce, ce qui permet d'économiser sur sa facture d'électricité. »

Toujours par souci d'efficacité, la firme a déposé début 2020 un brevet pour un canapé muni d'un climatiseur qui permet de refroidir uniquement la surface sur laquelle l'usager est assis. Malgré tous ces efforts, les perspectives ne sont pas florissantes. Le marché chinois de l'électroménager a commencé à faiblir, dans le sillage du ralentissement du secteur immobilier, indique Steffi Noël, pour qui « les exportations de climatiseurs sont, elles, affectées par la guerre commerciale que se livrent Pékin et Washington ».

Les ventes de climatiseurs en Asie ont bénéficié de l'émergence d'une classe moyenne sous un climat tropical et du boom de la construction. Aujourd'hui, ce sont les modèles à purificateur d'air qui devraient avoir le vent en poupe, en raison de l'épidémie de Covid (ci-contre, un cours de kung fu sur un toit, à Hong Kong, en mai dernier).

Les ventes de climatiseurs en Asie ont bénéficié de l'émergence d'une classe moyenne sous un climat tropical et du boom de la construction. Aujourd'hui, ce sont les modèles à purificateur d'air qui devraient avoir le vent en poupe, en raison de l'épidémie de Covid (ci-contre, un cours de kung fu sur un toit, à Hong Kong, en mai dernier).©Billy H.C. Kwok/Bloomberg

 Gree doit donc se diversifier. Les autres types d'appareils électroménagers ne représentent encore qu'une part marginale des ventes. En 2015, la société a lancé un smartphone, puis un appareil de seconde génération en 2016, mais n'en a écoulé que 10.000 pièces. La compétition avec les Xiaomi, Vivo ou Oppo, qui proposent des appareils de qualité à bas prix, est trop féroce, estime Johnson Cheung, analyste chez Galaxy Asset Management.

À la surprise générale, Dong Mingzhu a annoncé en mai 2018 que la firme allait désormais produire des semi-conducteurs et investirait 50 milliards de yuans (6,4 milliards d'euros) sur trois ans à cet effet. « Les efforts de Washington pour empêcher les firmes américaines de vendre des puces informatiques à la Chine ont fait l'effet d'un séisme dans le pays, note Jeffrey Towson. De nombreuses entreprises ont décidé de produire leurs propres composants pour réduire leur dépendance. » Mais le pari est risqué. « S'il s'agit de développer des puces pour équiper ses climatiseurs, pourquoi pas, mais s'il s'agit de produire des puces pour smartphones, Gree sera en compétition avec des géants comme Intel, Nvidia ou Huawei, qui ont bien plus de moyens et d'expérience », détaille-t-il.

Une victoire quasi totale

Les premiers climatiseurs Gree munis de puces maison ont vu le jour en juin 2019. Dong Mingzhu avait alors déjà entamé son prochain combat. Membre du Parlement chinois, la femme d'affaires n'est pas convaincue par le modèle des entreprises étatiques. « Lorsqu'une société est contrôlée par l'Etat, cela crée des problèmes structurels, car il y a trop de chefs », a-t-elle déclaré lors d'un discours en avril dernier.  Cela lui a valu quelques soucis avec son actionnaire majoritaire, le groupe Gree, qui appartient au gouvernement de la ville de Zhuhai.

La première passe d'armes a eu lieu en 2003, lorsque ce dernier a voulu utiliser la marque Gree pour lancer sa propre gamme d'électroménager. Après plus de deux ans de lutte acharnée, Dong Mingzhu a obtenu les droits sur l'usage exclusif de la marque Gree, raconte Guo Hongwen.  La deuxième manche s'est jouée en 2016, lorsque la femme d'affaires s'est fait abruptement démettre de sa position de présidente du groupe Gree. Mais elle a obtenu sa revanche fin 2019, lorsque ce dernier a dû revendre 15 % des 18,2 % qu'il détenait dans Gree Electric à Zhuhai Mingjun, un fonds d'investissement appuyé par l'américain Hillhouse Capital, dans le cadre d'une politique de semi-privatisation des entreprises étatiques mise en place par Pékin.

Pour Dong Mingzhu, il s'agissait d'une victoire quasi totale. À travers une série de montages financiers complexes, la patronne de Gree est devenue l'actionnaire majoritaire de l'entité qui contrôle Zhuhai Mingjun. Cela lui confère un pouvoir de veto sur huit des neuf membres du conseil d'administration de Gree Electric. La reine des climatiseurs peut désormais faire souffler le chaud et le froid à sa guise.

Quatre femmes d'affaires qui ont percé le plafond de verre en Chine

1. Lucy Peng : Cofondatrice d'Alibaba, elle a tour à tour dirigé son porte-monnaie virtuel Alipay, sa filiale Ant Financial et son portail d'e-commerce Lazada présent surtout en Asie du Sud-Est.

2. Jane Sun : Après un début de carrière aux Etats-Unis, elle a repris la tête de l'agence de voyages en ligne Ctrip en 2016. Elle a introduit des primes de maternité et un programme de congélation d'ovules pour les cadres de la firme.

3. Wang Fengying : Elle a rejoint Great Wall Motor en 1991, à l'âge de 21 ans, et en a été nommée CEO en 2003. Sous son égide, le groupe automobile est devenu le principal fabricant chinois de SUV et de camionnettes.

4. Zhou Qunfei : En 2003, elle a fondé Lens Technology pour produire des écrans tactiles destinés aux smartphones. Une intuition payante, puisque sa société est désormais l'une des plus importantes du secteur.

Par Julie Zaugg

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