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Société Police et Justice
Eric Dupond-Moretti : "J'aurais aimé défendre Pétain"
Eric Dupond-Moretti face à nos lecteurs le 19 mars 2018.
Hannah Assouline

Eric Dupond-Moretti : "J'aurais aimé défendre Pétain"

Rencontre avec les lecteurs

Propos recueillis par et

Modifié le

Le plus célèbre avocat pénaliste publie "le Dictionnaire de ma vie" (Kero). Après le procès du frère de Mohamed Merah et avant le verdict dans l'affaire Cahuzac, il a reçu sept lecteurs de "Marianne" pour deux heures de discussion sans filtre.

C'est un cabinet d'avocats comme on en voit au cinéma. Un immeuble haussmannien, rue La Boétie, à Paris ; des canapés sombres à l'entrée ; un parfum de tabac. Parquet et moulures. Aux murs, quelques articles de presse élogieux soigneusement encadrés et des dizaines de photos du maître des lieux, Eric Dupond-Moretti, attablé avec ses amis avocats (Thierry Lévy, Hervé Témime...), après ce qu'on imagine avoir été de généreuses agapes. Dans son bureau, ce sont les oiseaux qui règnent. Un immense triptyque asiatisant représente de grands volatiles. « J'ai un faucon, j'aime les oiseaux », dit-il de sa voix grave. L'aigle du Nord a fait son nid à Paris. Pendant deux heures, il va survoler quelques sujets, mais répondre à la plupart des questions, variées et nombreuses, posées par sept lecteurs de Marianne. A-t-il convaincu notre jury populaire ?

Gilles Perrier : Vous voulez supprimer l'Ecole nationale de la magistrature [ENM]. Pourquoi ?

Eric Dupond-Moretti : Il y a, chez les magistrats, deux corps : le siège [ceux qui jugent], le parquet [ceux qui requièrent, les procureurs par exemple]. Une formation commune pour les deux renforce un corporatisme dans lequel les avocats ont beaucoup de mal à s'insérer. Et puis, quand on devient magistrat à 25 ans, on peut vite devenir très arrogant. Il faudrait exercer un certain nombre d'années comme avocat avant de devenir juge. Le métier d'avocat est celui dans lequel vous quémandez en permanence, donc si vous faites ça pendant dix ans avant de devenir juge, vous savez ce que c'est. Le directeur de l'ENM m'invite au mois de mai. J'ai hâte d'avoir cette discussion avec les futurs magistrats.

Marianne : Vous dénoncez l'aléa judiciaire dans votre livre...

Un type est acquitté à Saint-Denis, à la Réunion, puis il prend trente ans en appel, puis il fait un pourvoi en cassation, va à Strasbourg [siège de la Cour européenne des droits de l'homme] qui condamne la France. Il passe pour la 3e fois aux assises, et là, il prend douze ans. J'étais fou de rage et j'ai dit après l'audience : 0-30-12... 22-13, numéro complémentaire le 7. Pour limiter cet aléa, il faut être exigeant sur plusieurs choses et notamment sur la qualité des magistrats. Une très bonne initiative avait été prise par Rachida Dati : demander à des psychologues et des psychiatres de poser leur regard sur les candidats à la magistrature. Une anecdote : aux épreuves orales, un membre du jury demande à un candidat pourquoi il veut intégrer la magistrature. Le type, joignant le geste à la parole : « Parce que je veux trancher ! » Le psychologue lui répond : « Alors, il faut faire boucher. »

Catherine Boisanger : Vous écrivez : « J'ai plus confiance en la cuisine de mon pays qu'en sa justice »... N'est-ce pas un peu populiste ?

La formule est un peu facile, mais la cuisine française nous est enviée dans le monde entier, pas la justice. A Strasbourg, la France est un des pays les plus condamnés. Qu'il s'agisse des écoutes téléphoniques, de la présence de l'avocat en garde à vue, de la détention provisoire : il y a 500 non-lieux prononcés par an en France. Cinq cents types qui sont allés en prison (en détention provisoire) pour rien et qu'il faut indemniser.

Sylvie Laurent : Des constitutionnalistes préconisent de supprimer le ministère de la Justice. Comme ça, même s'ils sortent de la même école, les procureurs et les juges ne seraient pas sous la même tutelle...

Je suis favorable à une tutelle du parquet, car sinon le procureur de Bergerac n'aurait pas la même politique pénale que celui de Lille ou de Grenoble. Il faut que tout cela soit chapeauté par une autorité supérieure. Qui doit être politique ou non. Si elle l'est, ça a un mérite : on peut sanctionner par le vote.

Catherine Boisanger : Avez-vous déjà refusé de défendre quelqu'un ?

Oui, ça m'est arrivé. Par manque de temps, mais aussi parce qu'il y a des trucs totalement délirants. Par exemple, ce centenaire qui est venu pour une affaire de 1961 ! Je lui réponds que c'est prescrit. Il était accompagné d'un jeune homme de 80 ans qui lui crie : « On te l'avait dit, Marcel, que c'était prescrit ! » On filtre : les secrétaires reçoivent des centaines de coups de fil. Surtout après un passage à la télé. Après, mes critères, c'est l'agenda, l'intérêt que je porte à l'affaire, l'argent et, enfin, je ne veux pas me laisser guider ma défense, surtout si on est dans de l'idéologie. Merah ne m'a jamais demandé de plaider l'islamisme radical. Je peux défendre un négationniste mais pas plaider que les chambres à gaz n'ont jamais existé.

Catherine Boisanger : Voulez-vous savoir si votre client est innocent ?

Non, je ne veux pas. Quand je repense aux trucs que j'ai plaidés, il m'arrive de me demander s'ils étaient coupables. Mais je n'ai jamais reçu de clients qui m'ont dit : « Je suis coupable, je voudrais que vous plaidiez mon innocence. »

Marianne : Parmi les personnages historiques, y en a-t-il que vous auriez aimé défendre ?

Pétain. Son avocat, Jacques Isorni, avait 21 ans [né en 1911, l'avocat avait 34 ans en 1945]. Il faut relire sa plaidoirie. Merah, à côté, ce n'est pas comparable, même si c'est l'affaire la plus difficile de ma carrière.

Philippe Labourel : Manipulez-vous les médias ? Je pense à la formule de Wauquiez...

Bien sûr que vous êtes obligé de faire du bullshit médiatique. En tant qu'avocat, vous ne pouvez pas dire un certain nombre de choses. Quand on vous pose des questions qui touchent le secret professionnel, qu'est-ce que vous allez dire ?

"Bien sûr que vous êtes obligé de faire du bullshit médiatique."

Marianne : Avez-vous déjà menti ?

Forcément, j'ai déjà menti à des journalistes. Le secret professionnel vous contraint au mensonge.

Fabienne Delahaye : Il y a la vérité du juge, celle de l'avocat, celle de l'accusé...

Quand vous avez trois prévenus sur le banc, il y a trois vérités des faits. Il y avait une belle formule de Jacques Vergès qui disait : « Une plaidoirie, c'est comme un film. Et les pièces, comme les rushes. Vous donnez les rushes au procureur, à l'avocat, et ils montent deux films différents. »

Marianne : La plaidoirie se fait aujourd'hui dans le prétoire, évidemment, mais il y a aussi le jeu médiatique qui est un théâtre de l'institution judiciaire.

Quatre-vingt-dix pour cent de mes dossiers n'intéressent pas la presse. Mais il y a une utilisation des médias, oui, bien sûr. Vous n'allez pas à la télé pour parler de rien. Il faut que ça ait un sens.

Marianne : On sait depuis l'affaire Montgolfier-Tapie l'importance du débat médiatique sur le débat judiciaire...

Je remonterais même à Dreyfus.

Marianne : Il y avait moins de caméras !

Mais plus de jolies plumes.

Marianne : Les avocats vont dans les médias. Le juge, lui, n'y a pas accès...

Mais il n'y a pas plus violeur du secret de l'instruction que les juges !

Marianne : Le plus grand violeur du secret de l'instruction, c'est l'avocat.

Non. Les premiers procès-verbaux qui sortent, les avocats n'y ont pas accès. Vous n'allez pas me dire que Davet et Lhomme [les journalistes du Monde ] ont les PV Fillon parce que la femme de ménage les a piqués !

Marianne : Quatre-vingts pour cent des informations qui sortent, dans les dossiers sensibles, émanent des avocats.

Je vous accorde que les avocats sont protégés par l'article 11, qui ne protège pas le juge d'instruction qui balance des PV, ni les flics qui violent les secrets de l'enquête. Donc c'est vrai que les avocats sont des sources.

Philippe Labourel : Peut-on revenir sur l'affaire Cantat ? Dans l'émission « C à vous », sur France 5, on avait l'impression que vous ne partagiez pas l'avis de la féministe interrogée...

Autant je peux comprendre les gens de la famille Trintignant, autant je ne comprends pas les associations qui se mêlent de ces histoires. Que ceux qui n'ont pas envie d'aller voir Cantat n'y aillent pas.

Fabienne Delahaye : Je ne partage pas votre avis.

Il a purgé sa peine, oui ; mais payer sa dette à la société, non. Je donne le droit aux gens de manifester leur mécontentement. Je vous donne le droit de ne pas aller à ses concerts, mais ces associations n'ont pas le droit d'injurier, de cracher. Du point de vue légal, Cantat a purgé sa peine. Il n'a pas le droit d'être artiste ?

"Du point de vue légal, Cantat a purgé sa peine. Il n'a pas le droit d'être artiste ?"

Fabienne Delahaye : Si, il a le droit de tout faire, mais, en même temps, je laisse le droit à ceux qui critiquent de critiquer.

Où est la limite ? L'insulte, vous l'autorisez ?

Fabienne Delahaye : Non.

Ça fait café du Commerce, mais je pense qu'il ne faut pas emmerder les autres. On est dans une période d'hypermoralisation, d'hyperréglementation, et ça nous conduit à une espèce de choix bien trop manichéen. Les rapports hommes-femmes par exemple : comment a-t-on fait pour vivre des millions d'années ensemble ? Le salaire des femmes est un vrai combat à mener, certes, mais coller 90 balles à un type parce qu'il a sifflé une fille, non ! Je vais vous dire, j'ai rencontré une grande dame, je ne peux pas dire son nom, mais d'une grande classe, qui m'a dit : « Je regrette de ne plus être sifflée. »

Joan Pons : Vous sentez-vous libertaire ?

Un peu, oui. Mais comme Brassens disait : je traverse sur les passages piétons pour ne pas être emmerdé par les gendarmes.

Gilles Perrier : Vous descendez Mediapart et faite l'éloge du Canard enchaîné. Quelle distinction faites-vous entre ces deux médias ?

Je ne crois pas que le Canard enchaîné ait un jour écrit au procureur de la République pour demander des poursuites contre quelqu'un. Mediapart l'a fait pour Cahuzac [dont il est l'avocat]. Et je n'aime pas certaines de leurs méthodes : les enregistrements entre Liliane Bettencourt et son avocat, quand on a bâti sa réputation sur le fait qu'on a été écouté par François Mitterrand [Edwy Plenel]... Je pense que les gens de Mediapart sont des militants.

Philippe Labourel : Vous comprenez que des gens vous haïssent à cause de l'affaire Merah ?

Oui.

Marianne : Avez-vous reçu des menaces ?

Un mail.

Ilham Mraizika : Comment juge-t-on les terroristes qui reviennent de terrains comme la Syrie ?

D'abord, s'ils ont fait le djihad, c'est une infraction. C'est donc la tôle quand ils rentrent. Ensuite, ça dépend de ce qu'ils deviennent, s'ils restent radicalisés ou pas. Après, il y a des Français qui ont été arrêtés dans des territoires où ils risquent la peine de mort. Or, je vous rappelle que la France, pays des droits de l'homme, n'extrade jamais des étrangers vers des pays qui condamnent à mort. Alors est-ce qu'on en laisse se faire zigouiller en regardant ailleurs ?

Ilham Mraizika : Vous croyez en la déradicalisation ?

Bien sûr. Il y en a d'ailleurs qui sont déradicalisés et qui ont fait leur métier de déradicaliser les autres.

Joan Pons : Le gouvernement veut encadrer les réseaux sociaux. Y êtes-vous favorable ?

Oui. Il n'y a pas de raison que la presse écrite soit contrôlée par une vieille loi de 1881 et que les réseaux ne le soient pas. Il y a trois jours, mon jeune associé m'envoie un compte Twitter et je vois ma bobine, une photo. Un faux compte. Je lui demande combien de temps il faut pour le virer : deux mois ! Finalement, on fait un tweet à l'auteur pour lui dire que, s'il n'enlève pas ça dans l'heure, je lui fais un procès, signé « le vrai ». Il répond : « Je ne vois pas en quoi ça vous porte préjudice, je n'ai fait que reprendre des phrases qui étaient écrites dans vos livres ! »

Joan Pons : Vous n'allez pas sur Facebook ?

Certainement pas ! Je l'ai dit à mes enfants : « Vous allez en boîte de nuit et vous faites des photos à moitié bourrés, puis un jour un employeur tombe là-dessus... » Il faut être prudent. Ils détruisent leur propre liberté, ne protègent pas leur jardin secret. C'est comme ces émissions de télé-réalité...

Fabienne Delahaye : Vous en parlez dans le livre, mais vous exagérez un peu quand vous dites que les participants sont tous dépressifs, suicidaires...

Ils sont tous crétins en tout cas !

Fabienne Delahaye : Et la présomption d'innocence ?

Mais je la regarde, l'émission. Je vois de mes yeux... Après, il y a une émission [« L'amour est dans le pré »] dont j'aime bien la présentatrice, Karine Le Marchand. Vous avez un malheureux puceau de 53 ans qui est sur ses terres dans le fin fond de la Creuse, on lui présente deux femmes, il les regarde comme des vaches, puis, au bout d'une semaine, il en jette une. Et là les féministes ne disent rien ! On est dans une époque assez singulière, dans laquelle je ne me reconnais pas trop...

Marianne : Vous dites que le métier d'avocat est un métier d'indigné. La politique d'Emmanuel Macron vous indigne-t-elle ?

J'aime bien ce Macron. Il est jeune. Il arrive de nulle part. Il a fracassé de vieux concepts et clivages qui méritaient de l'être. Il a choisi un opposant politique comme Premier ministre, ça a beaucoup d'allure : si les gens intelligents peuvent se réunir, je trouve que c'est pas mal. Il a redonné à la présidence un certain lustre. Et je trouve que Brigitte Macron est une fille brillantissime. Après, j'arrête, je ne veux pas être traité d'hagiographe de Macron !

"J'aime bien ce Macron. Il est jeune. Il arrive de nulle part. Il a fracassé de vieux concepts et clivages qui méritaient de l'être"

Marianne : Si Macron vous proposait d'être garde des Sceaux ?

Non ! [Rires.] Que voulez-vous que j'aille faire là-bas ?

Marianne : Les avocats ont souvent fait avancer la justice à la chancellerie...

Badinter, oui. Mais je suis sûr que je ne veux pas faire de politique. On m'a fait quelques propositions déjà...

Marianne : Que feriez-vous d'autres ? Vous avez écrit deux livres en deux ans, joué un peu la comédie...

Comment ça, « un peu » ? J'ai un gros rôle dans le film de Claude Lelouche ! Je me suis régalé : jouer un président de cour d'assises qui va aux putes ; jouer avec Béatrice Dalle... Il y a des avocats en audience publique qui m'ont déjà dit : « Nous, on ne fait pas de cinéma. » Je leur ai répondu : « Parce qu'on ne vous a jamais proposé de rôles ! » C'est mon temps libre. J'ai 56 ans. J'ai envie de faire ce que je veux.

Marianne : Le théâtre ?

J'ai un projet... Je ne peux pas en parler. La difficulté du théâtre, c'est qu'il faut être disponible pendant quinze jours... Ça ne verra pas le jour maintenant.

"Mes honoraires pour Abdelkader Merah, c'était 12 000€ TTC"

Joan Pons : A combien s'élèvent vos honoraires ?

Ça varie selon plusieurs critères. Notamment les moyens financiers du client. Pour Abdelkader Merah, par exemple, en tout, c'était 12 000 € TTC.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne