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Assa Traoré
L'édito

Le nouveau chic décolonial : novlangue, indigénisme et tendances

Dans un article sur la mort d’Ennio Morricone, maestro génial, auteur de musiques de films culte, je lis qu’il commença sa carrière comme nègre musical. Malgré moi, je tique. Peut-on écrire nègre musical en 2020 ? On ne dit plus « tête de nègre » mais « meringue chocolatée ». L’auteur dans l’ombre qui travaille anonymement mais pas gratuitement est-il un nègre ? Les maisons d’édition continuent-elles à utiliser cette expression ? Je pense que non. La connotation colonialiste et esclavagiste est trop forte et c’est de l’appropriation d’un statut victimaire indue. Un blanc ne saurait être un nègre. Dois-je écrire : Un « blanc » ne saurait être un « nègre » ? J’écris blanc sans majuscule. J’opte pour la nouvelle écriture préconisée par le New York Times concernant les catégories de personnes : le quotidien référent de la gauche américaine écrit désormais black avec une majuscule (Black) mais white continuera à s’écrire avec une minuscule. Car « il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées ».

« Surtout pas de critique à gauche, le moins de culture historique possible, un pseudo regard distancié qui fait le lit des mouvements néo-féministes, décoloniaux, indigénistes et racisés. Le gauchisme a toujours amené la droite dure au pouvoir mais ça, on s’en fout, ce n’est pas « tendance » de le dire. »

Dans les années 1920, nous apprend la rubrique fact checking (vérification de l’information) de Libé, le sociologue William Edward Burghardt Du Bois avait demandé aux médias de « capitaliser » le terme « Negro » plutôt que « negro », estimant que la minuscule était « un signe d’irrespect et de racisme ». En 1930, le New York Times avait adopté cette forme, estimant que c’était un « acte de reconnaissance et de respect pour ceux qui ont passé des générations en minuscule ». Martin Luther King utilisait Negroes mais Malcom X popularisa en 1964 l’expression Afro-Americans pour reconnecter la cause aux racines africaines. Depuis les années 2000, les études universitaires utilisent le terme African American jugé plus approprié. Mais attention beaucoup de Noirs américains rejettent cette expression car « c’est un manque de respect pour ceux qui sont vraiment africains, parlent la langue de leur pays d’origine, et ont migré vers les États-Unis de leur propre choix », explique l’universitaire Cécile Coquet (1). Ce qui n’est pas le cas des descendants d’esclaves. Pas faux. Le politiquement correct est un enfer pavé de bonnes intentions.

Foin de majuscules et de minuscules. C’est en majesté que Assa Traoré trône en couverture de M, le magazine du Monde dans son édition du 3 juillet. Un « modèle pour les femmes noires », souligne l’article qui tend complaisamment le micro à tous les proches radicaux de la jeune femme et aux historiens décoloniaux qui balayent d’un revers de main toutes les critiques sur l’idéologie identitariste et les zones d’ombre de la famille Traoré, les reléguant en arguments « de la droite et de l’extrême droite ». Critiquer les Traoré, c’est critiquer l’antiracisme. Leur nom est devenu intouchable. « Des soutiens de poids se sont fait l’écho de son combat », écrit Zineb Dryef : Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, Aïssa Maïga, Adèle Haenel et Omar Sy, les rappeurs Kery James, Gradur, Mokobé, Leto ou encore Joey Starr et Abd al Malik, la chanteuse Camélia Jordana, les cinéastes Céline Sciamma et Rama Toulay, les politiques Olivier Besancenot, Christiane Taubira et Esther Benbassa… « Aucun soutien n’est négligé, précise la journaliste, bientôt elle doit rencontrer des influenceuses lifestyle »…

Il en va ainsi de la culture gauchiste dont Le Monde est le temple bienveillant : tout se vaut et tout se rejoint, tout est affaire de mode et de style, de moment, de tendance. L’ex-journal de référence est désormais celui de la révérence aux icônes identitaristes de l’époque. Surtout pas de critique à gauche, le moins de culture historique possible, un pseudo regard distancié qui fait le lit des mouvements néo-féministes, décoloniaux, indigénistes et racisés. Le gauchisme a toujours amené la droite dure au pouvoir mais ça, on s’en fout, ce n’est pas « tendance » de le dire.

« Pas de meilleur allié que le capital pour ses mouvements gauchistes et identitaristes qui ne cessent de le décrier tout en s’en servant comme il se sert d’eux… »

Certains s’indignent de l’empressement à faire patte blanche du « woke capitalism » ou capitalisme « éveillé » aux causes sociétales et communautaristes. Mais l’entreprise n’est pas la République. Elle a pour but de faire du commerce. Elle soigne sa clientèle et son image. Aujourd’hui une polémique sur les réseaux sociaux peut gravement nuire aux bénéfices. Retirer l’expression « blanchiment » des produits de beauté est un impératif catégorique fondé sur l’évolution de la société. Commercialiser ces mêmes produits dans les années quatre-vingt-dix, lorsque les Asiatiques, les Indiens, les Noirs en raffolaient, était l’impératif catégorique de l’époque. Un marché est un marché. Refuser de soutenir publicitairement les réseaux sociaux qui publient les messages de Trump au moment où l’Amérique s’indigne de son comportement dans l’affaire George Floyd, afin de ne pas heurter une clientèle noire, est une bonne décision marketing. Tout comme lancer des modes « pudiques » et des hijabs fashion lorsqu’un marché islamique s’est imposé. Les marques sont là pour accompagner le client. Pas de meilleur allié que le capital pour ses mouvements gauchistes et identitaristes qui ne cessent de le décrier tout en s’en servant comme il se sert d’eux…

Dans Alignez-vous !, l’excellent Régis Debray constate mi-amer mi-ironique l’avènement définitif de la culture américaine dont l’allégeance aux codes du combat antiraciste noir américain est l’une des dernières manifestations. Le succès de cette domination « se reconnaît à ceci qu’elle est intériorisée non comme une obligation mais comme une libération », écrit-il. Avec quel enthousiasme nos élites universitaires ont fait de nos campus des annexes de Harvard et de Stanford ! Le fin du fin consistant à « classer les individus d’après leur “race”, leur sexe, leur handicap physique ou leur provenance, une manie jusqu’ici réservée, dans nos provinces reculées, à l’extrême droite. Maurras a remplacé Jaurès. »

« Le privilège blanc est un concept qui rend suspect donc inaudible tout argument critique fondé sur l’universalisme occidental. »

La gauche n’est plus mobilisée elle est immobilisée. Tétanisée. Ayant peur de paraître raciste si elle questionne les termes idéologiques du combat antiraciste. Pourtant déplore Régis Debray, « le progressiste ne peut pas ne pas voir une fieffée régression dans le remplacement de la classe par l’ethnie, des arguments de raison par des cris du cœur […] et du militant par le pénitent ». La novlangue identitaire a triomphé. Le privilège blanc est un concept qui rend suspect donc inaudible tout argument critique fondé sur l’universalisme occidental. Nous sommes, sans jeu de mots, en pleines années noires idéologiques. Pour continuer d’exister à gauche, il faut se taire, laisser le populisme prospérer et accompagner joyeusement l’émergence des nouvelles icônes décoloniales chic et tendance. Top !

1 Cécile Coquet est maîtresse de conférences en civilisation américaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin.


Illustration : Assa Traoré, le 22 juin 2020, à Stains (Seine-Saint-Denis). Photo : Stéphane le Tellec/ABACAPRESS.COM.

Valérie Toranian

Valérie Toranian

Directrice de la rédaction du Point. Ancienne directrice de la Revue des Deux Mondes.

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7 Comments to "Le nouveau chic décolonial : novlangue, indigénisme et tendances"

  1. Avatar
    bellini 6 juillet 2020 at 18 h 40 min

    “« Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique.” Tocqueville Le politiquement correct n’est pas né d’hier!

  2. Avatar
    CAMA 6 juillet 2020 at 22 h 42 min

    Petit français provincial, aujourd’hui, à l’honneur grâce à notre nouveau Premier Ministre, j’attends impatiemment vos éditos réguliers qui m’enchantent. Aussi variés que précis, chacun éveillant un nouveau débat, vos écrits sont la lumière qui nous manque trop en ce début de XXIème siècle.
    Encore merci, et surtout, ne changez rien.

  3. Avatar
    Zarba 7 juillet 2020 at 5 h 50 min

    Si j’avais quatre mains, comme ce à quoi notre civilisation actuelle tend de plus en plus à nous condamner, nous renvoyant ainsi à nos origines sous couleur de progrès et bouclant la boucle pour une fin définitive, donc si j’avais quatre mains elles vous applaudiraient à tout rompre !

  4. Avatar
    Claude Karnoouh 7 juillet 2020 at 8 h 31 min

    Excellent article. Je l’ai écrit il y a déjà quelques années, le racisme est revenu à gauche et c’est ainsi que la gauche a perdu les voix des ouvriers quelque soit leur couleurs, leur religion. Il en va de même pour ce qui se passe dans les campus.

  5. Avatar
    Banlieue Rouge 7 juillet 2020 at 9 h 50 min

    Très franchement, je ne vois aucune raison de pleurer sur le sort de la gauche et surtout pas sur celui de la génération “moi d’abord”. Leurs descendants sont encore plus crétins qu’eux, et ce phénomène accompagne la montée d’une violence ordinaire et décomplexée qui s’est encore manifestée par le tabassage de ce chauffeur de bus à Bayonne. L’école a abandonné sa mission civilisatrice alors qu’elle était entre les mains de cette génération “moi d’abord”, puis vient maintenant le sort d’une université qui bascule à son tour dans une folie absurde, et pendant ce temps, la rue se trouve maintenant investie par les enfants de ceux pour qui l’école a failli et renoncé à enseigner que la frustration qui s’exprime dans la violence n’est pas normale. La contemplation de leur propre nombril a toujours été pour ces gens-là une occupation préférable à celle de régler les vrais problèmes avant qu’ils ne se posent dans toute leur ampleur. Régis Debray n’est pas excellent : il est un fils d’ambassadeur qui doit à un pouvoir qu’il vomissait d’avoir été libéré d’une prison. Régis Debray, porte- drapeau de la génération “moi d’abord” a été le premier à cracher dans la soupe, et à pisser dans les bottes de ceux qui l’avait précédé et protégé pour mieux prendre leur place. Il a montré que l’on gagnait à dénoncer les valeurs qui font que ce qu’une civilisation peut faire de nous : instruits, cultivés, critiques, conscients, libres et… respectueux. Sauf que Régis Debray avait comme d’autres, fait de l’irrespect son credo, et les élèves (qui ne le connaissent même pas !) ont maintenant dépassé leur maître. Comment peut-on respecter Régis Debray ? Parce qu’on est pas comme lui, justement : je me souviens l’avoir vu encore récemment dans un reportage dans lequel il racontait sa gloire passée, celle d’avoir “..fait à l’humanité une proposition…” politique, je crois ? Peu importe le contenu de la proposition, ces quelques mots suffisent pour juger le niveau incroyable d’arrogance d’un individu, soulignés par ailleurs par un petit tic de vieillesse, peut être, qui lui faisait contracter le bout de ses lèvres d’une façon comique, soulignant l’émotion que soulevait encore cette évocation… ha ha ha !

  6. Avatar
    filograsso 7 juillet 2020 at 16 h 07 min

    Décidément , Mme Toranian en pince pour Regis Debray ,ex gauchiste révolutionnaire ,reconverti dans le fait religieux.

  7. Avatar
    OLIVIERI 8 juillet 2020 at 12 h 24 min

    Bravo pour cette dénonciation de la novlangue identitaire ! Vous faites oeuvre utile !

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