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Pierre Michon : “J’ai fait comme si le Covid m’était destiné, à moi personnellement”

Pierre Michon, propos recueillis par Martin Legros publié le 19 min

L’écrivain Pierre Michon, auteur des Vies minuscules (Gallimard, 1984) et de La Grande Beune (Verdier, 1996), s’est retrouvé confiné pendant plusieurs mois dans un hameau du Limousin. Il y a fait une expérience neuve de la nature et du temps, de la lecture et de l’écriture, et il a découvert l’espace des réseaux sociaux. Dans la langue inimitable qui est la sienne, il revient sur cet épisode singulier – mais aussi sur sa vie, sur Borges et Proust, Depardieu et Piccoli. Avec une conviction : la littérature peut à peu près tout. Y compris ressusciter les morts.

 

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Où et comment avez-vous vécu l'expérience de la pandémie et du confinement ?

Pierre Michon : J’étais seul dans un hameau à la campagne, en Limousin, dans une fermette familiale que j’ai fait un peu restaurer et où je me suis installé il y a un an et demi. J’y ai fui les compagnies. Je n’ai jamais sérieusement cru aux dangers apocalyptiques de l’épidémie (c’est dans mon idée une très simple et très mauvaise grippe dont les vieux, dont je suis, meurent ; ça n’est pas la peste noire, l’humanité en a vu d’autres), mais je crois à ses effets secondaires, oui. Ils ont été bénéfiques. Cette histoire a beaucoup rapproché les trois foyers restreints que nous sommes dans le hameau (une retraitée des postes, une famille d’exploitants et moi-même) : on s’est raconté des histoires de toutes sortes, on a remué devant l’autre son passé, on a même parlé de la possibilité de Dieu et de l’inéluctable lutte des classes, du prix de la viande sur pied et du scandale qu’est l’interminable transport ferroviaire du bétail affamé et terrorisé jusqu’à la mort distribuée à la chaîne (ça ne vous rappelle rien ?). J’ai appris beaucoup sur les techniques de culture et d’élevage – j’ai tout le lexique agricole à mon service désormais –, sur le proche passé et le devenir paysan, sur le bond moderniste inouï qu’a fait la cambrousse avec internet, sur l’évidence qu’il n’y a plus de clivage réel ville / campagne, en dépit des augures : le « je viens de », l’origine territoriale, est un concept qui ne tient plus, quand tant de charlatans idéologiques voudraient en restaurer l’idée pour ajouter au mal. J’ai compris combien j’étais hors de ce petit jeu. J’étais dans Virgile, et en même temps dans le comble technologique des tracteurs New Holland bourrés d’ordinateurs. Ma voisine plus jeune faisait mes courses, on a beaucoup reparlé ensemble le patois – c’est une langue très riche, redevenue ici opératoire, et depuis, presque à l’égal du français –, on était de tous les temps, l’éternité.

Cela, il fallait le vivre « confinés » pour s’en aviser clairement.  
 

En tant qu’écrivain, le confinement a-t-il été une période féconde pour vous ? Avez-vous lu et écrit davantage ? Et que peut la littérature face à une telle expérience ?

Oui, il s’est passé quelque chose d’étrange. J’ai fantasmé et enjolivé, romancé en esprit cette histoire de virus qu’à part moi, j’appelais « l’invasion des pangolins ». Une sorte de film de SF, du genre Mars Attacks. Ou, dans le genre biblique plus sérieux, comme quand Dieu fait avaler Jonas par une baleine pour le ramener au lieu de son devoir, à l’endroit où il doit prêcher et qu’il fuit lâchement, la ville de Ninive : « Or le Seigneur avait préparé un grand poisson pour avaler Jonas ». Avec mon fantasme, ça donnait : « Or le Seigneur avait délégué un pangolin pour faire écrire Michon ». J’ai fait ce qu’on devrait toujours faire avec les grands événements si l’on ne veut pas qu’ils soient perdus ; j’ai fait comme s’il m’était destiné, à moi personnellement.

Je suis habitué à mêler la géopolitique à ma vie, comme dans un rêve ou un mythe personnel : j’ai enterré ma mère le 11 septembre 2001, à l’heure où les avions du désastre décollaient. Ce que peut la littérature dans de telles occasions ? Pour moi, elle a pu à peu près tout. J’ai navigué avec délice d’un livre à l’autre, dix pages ici, dix pages là, comme je fais plus volontiers maintenant que de me prendre la tête sur un livre en entier. J’ai lu ou relu mille choses avec un appétit neuf – la liberté que donne la possibilité acceptée de sa propre mort. Mais si j’avais été un ébéniste, ç’aurait été le bois. Un jardinier, les plants de petits pois montants. Pour les autres (ceux qui ne sont pas « littéraires »), je ne sais rien de ce que peut apporter de si précieux la lecture (sauf pour les petits enfants), et j’ai peur qu’elle leur ait été un piètre recours. Il n’est donné qu’à ceux qui ont déjà, en lecture comme dans les autres biens de ce monde. J’étais pauvre en compétences potagères, je le suis resté ; et pour ce qui est de mes voisins, ils n’en ont pas profité pour lire davantage – ils ont planté des roses.

J’ai fini un livre. Un long, qui à défaut de cette grâce serait encore le projet irréalisable et redouté, repris en vain, qu’il a été pendant les cinq dernières années de ma vie. Nous sommes assurément un paquet d’écrivains à en être là. Il paraît que les éditeurs accablés croulent sous des productions et des déclarations narcissiques de ce genre qui ne feront pas bouger le bazar de « l’histoire littéraire » d’un centimètre. 
 

Est-ce que nous n'avons pas fait ces trois derniers mois une expérience sans précédent, collective et intime, politique et existentielle, où le rapport à la vie et à la mort, à soi et aux autres, au public et au privé était mis en jeu de manière à la fois inquiétante et stimulante ?

Pas inquiétante. Stimulante pour tous, j’en fait l’expérience chaque jour :  mon rapport à l’autre, comme on dit, a bougé. Et ma relation à moi-même. 
 

Avec le déconfinement, ne sommes-nous pas déjà en train d'oublier ce que nous avons vécu – alors même que nous avons eu du mal, sur le moment, de comprendre ce qui nous arrivait ? 

Pas du tout, en ce qui me concerne. Rien de tout ça. Je n’ai eu aucun mal à le vivre, je crois en avoir compris quelque chose, et je ne l’oublierai pas. Cette expérience est dans mon corps. Elle l’a changé.  
 

« Je porte des anglaises sur cette photo, mais je n’ai pas vraiment l’air d’une fille. Ma mère était belle et sans homme. Elle était blonde comme je l’ai été. Je vois sur cette image ma vie en son entier » Portrait de Pierre Michon avec sa mère © Collection personnelle Pierre Michon


Au cours des trois derniers mois, vous avez publié sur Facebook une série de posts intrigants qui apparaissent un peu comme un journal du confinement.

Oui, je me suis mis à naviguer sur Facebook. C’est très distrayant d’abord, et puis on se prend au jeu, on est vite accro, c’est étudié pour. C’est comme Villiers de L’Isle-Adam se mêlant à ses dissemblables, comme disait Mallarmé : « Il descendait de son logis pour se mêler à ses dissemblables ». Hé bien c’est passionnant, les dissemblables ! Leur connaissance sur Facebook se fait en plusieurs temps : d’abord, on croit qu’on ne leur ressemble pas, on les traite de haut ou en ricanant, on se flatte de ne pas en faire partie, on souligne à part soi les différences supposées qui nous séparent d’eux. Mais peu à peu, on leur pardonne les balourdises qu’ils postent, puisqu’on se met à en poster soi-même, au fil de l’humeur. Et puis, pour finir, on leur ressemble, et au-delà. C’est nous-même.

Facebook tient du journal intime, de la fanfaronnade de comptoir, de la parade amoureuse, de la vantardise et de la confession. La liberté illusoire qu’il donne fait du bien. Reste que j’y fuis les « amitiés » politiques, les porteuses d’opinions rabâchées, les relais du prêt-à-penser. 
 

Le 31 mars, vous publiiez une photo de vous, enfant, aux côtés de votre mère. Qui était-elle ? Que voyez-vous dans ce double portrait, de vous et d'elle ?

Confiné, on a eu le temps de penser, de revoir, de faire défiler le film de sa vie, la nôtre, celle de nos morts.

Je porte des anglaises sur cette photo mais je n’ai pas vraiment l’air d’une fille. Ma mère était belle et sans homme. Elle était blonde comme je l’ai été. Je vois sur cette image ma vie en son entier. J’y vois que j’aurais préféré être femme mais que je n’ai pas voulu faire semblant de l’être, mes choix sexuels sont ceux que fait en général un homme. Pas de genre de substitution. J’y lis à livre ouvert mes passions. Mes devoirs. Pour être franc : de l’Œdipe brut, où j’ai bien été obligé – avec son aide à elle, ma mère –, et où je suis bien obligé encore d’instaurer la Loi seul et par l’aval de mon nom seul, promulguée par moi seul, en l’absence du père. Lequel père nous a laissés en rade à ramer blonds et saumâtres tous les deux, ma mère et moi, quand j’avais deux ans.
 

Le 11 avril, le jour de Pâques, vous (re)publiiez la photo d'un tableau de Piero della Francesca, avec ce message : « La plus belle image de la Résurrection ». Que vous inspire ce tableau ?

Il me parle de la Résurrection – ça n’est pas une petite affaire dans l’histoire de l’Occident (ça ne vous dit plus rien, à vous ?) ! Beaucoup l’oublient ; j’y pense. Filioque [en latin « Et du Fils ». Selon la formule du Concile de Nicée en 325, « Dieu procède du Père et du Fils ». La querelle dite « de Filioque », dont l’enjeu est le sens de la Trinité, est à l’origine du grand schisme entre les Églises catholique et orthodoxe]. Et le Fils, ce dieu qui était un homme. C’est le cœur du christianisme, donc de l’Occident, eh oui, de nous, vous comme moi, cette histoire de Résurrection. Nous sommes éternels – qu’on le dise en termes d’âme ou de particules élémentaires toujours reconduites et réemployées par la mécanique de l’univers. C’est une invention de saint Paul, qui est peut-être encore en avance sur notre temps sur bien des points, et surtout sur celui de la liberté ; ce provincial mi-juif, mi-grec, qui nous dit que nous ne sommes « ni juif ni grec, ni maître ni esclave, ni homme ni femme ». Refusant en trois pirouettes le boulet du local originel, celui de l’exploitation de l’homme par l’homme, celui des sexes hiérarchisés. Celui qui nous a dit une bonne fois de n’appartenir pas. Mais de ressusciter à tour de bras : « Du beau Phénix, s’il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance » [Guillaume Apollinaire, La Chanson du mal-aimé, in : Alcools]. Trois jours en enfer, et c’est reparti pour un tour. Au contraire de ce qu’a dit une fois Dostoïevski, en blaguant : si le Fils est ressuscité, si Dieu existe, alors tout est permis ! Et Dostoïevski qui fait l’âne, avec sa boutade inverse, le savait bien. 
 

« Ce tableau de Piero della Francesca est la plus belle image de la Résurrection. C’est le cœur du christianisme, donc de l’Occident. Nous sommes éternels – qu’on le dise en termes d’âme ou de particules élémentaires toujours reconduites et réemployées par la mécanique de l’univers » Piero della Francesca (vers 1415-1492), Résurrection © Piero della Francesca / Wikimedia Commons
 

Le lendemain, le 12 avril, répondant à un défi qui a beaucoup circulé sur Facebook consistant à publier les couvertures de ses livres préférés, vous présentiez un écrivain soviétique méconnu, Isaac Babel. « L’un des plus grands du XXe, éclipsé par de vagues Faulkner, Proust, Chalamov, etc. » Qui était Babel ? Pourquoi compte-t-il autant pour vous ?

Je blaguais – je ne pense pas une seconde que Faulkner, Proust ni Chalamov soient de second plan. Mais Babel est des leurs. Pas si méconnu que ça, d’ailleurs. Sa vie est celle des téméraires qui restèrent au pays sous Staline, de ces auteurs (surtout les poètes) que l’ogre admirait et jalousait et dont il se servait : il laissa vivre Babel, le flatta et lui fit miroiter les plus hautes récompenses qu’il ne lui accorda jamais, il lui téléphonait à 3 heures la nuit sur des points de poésie, et pour finir, lui envoya les sbires du Guépéou dans le couloir à 5 heures du matin. Et après les « aveux » extorqués (pour rien, pour remplir du papier administratif à la bureaucratie ogresse), ce fut une balle dans la nuque dans les sous-sols de la Loubianka [le tristement célèbre immeuble qui a abrité les polices secrètes et les prisons politiques sous le régime soviétique, et qui abrite aujourd’hui encore le siège du FSB, soit l’ex-KGB]. C’est un écrivain sans pareil. Le plus haut styliste et le plus sanglant des vivants, des convoiteurs, des tueurs. Des jouisseurs, des pieux. Le plus haut style, le plus sophistiqué et savant, baigné de sang et de larmes. Mais avec cela, un maître du pardon (ah, ces Russes, quelle grâce du revirement !). Juif, bolchevik, cavalier, voyou. Il idolâtrait la lune, les chevaux, le peuple ; il est capable, dans deux pages soufflantes de Cavalerie rouge (1926, aujourd’hui disponible en français chez Gallimard), de nous faire apparaître Spinoza en personne dans le corps d’un jeune fils de rabbin moqué et insulté, sur qui un vieux salaud crache tandis qu’il reste stoïque comme un Christ aux outrages, dans une synagogue cernée par des cris de cosaques, en 1918 en Russie l’hiver. La pure épopée, avec des spectres. On se croirait dans Shakespeare.  

Kundera voulait qu’il n’y ait qu’une métaphore par livre. C’est un peu avare. Babel, à rebours du conseil kunderien dont on peut se passer, met une métaphore par phrase, ou trois, ou dix, sa métaphore éclabousse la narration sans l’arrêter et la relance ; ils sont rares, ceux qui parviennent à tenir les doubles rênes de l’image et du narratif. Rimbaud est tout près. Rimbaud chez les Soviets. Et, puisque dans le livre que j’écris, il y a de la cavalerie, des vieux bolcheviks et des métaphores kitsch (en plus des animaux), je me suis beaucoup nourri de Babel, je l’ai annexé. Je lui ai pris surtout des métaphores sur la lune.
 

« Isaac Babel est un écrivain sans pareil. Il est capable de nous faire apparaître Spinoza en personne dans le corps d’un jeune fils de rabbin moqué et insulté » Isaac Babel (1894-1941) © Granger NYC / Rue des Archives
 

Le 14 avril, toujours pour ce défi littéraire, vous publiiez la couverture de L'Origine des espèces de Darwin...

J’ai beaucoup révisé la zoologie, pour plusieurs raisons : ma maison est à l’écart du hameau et quasiment dans les bois, j’ai des loirs, des chevreuils et des sangliers la nuit, j’ai vu passer l’autre jour un marcassin perdu dont la mère avait été tuée par mes amis chasseurs, etc. Tout le Roman de Renart, et la circulation des bêtes d’une élégance fabuleuse de Rimbaud et Lautréamont. Les animaux « d’une gentillesse surhumaine qui joignent comme des mains leurs petites pattes, et nous apprennent dans un baiser mystique le langage de la grenouille ou du martin-pêcheur » qu’a saisis Lévi-Strauss dans les totems des Indiens de Vancouver [extrait tiré de La Voie des masques, 1975]. J’ai le fantasme de voir une fois un loup s’encadrer dans ma porte quand je l’ouvre en pleine nuit. Et pourquoi pas un tigre, pour faire plaisir à Borges ? 

Et puis cette espèce de bête au carré, le coronavirus, s’est fomenté dans notre commerce avec les bêtes. Avec l’animal que donc je suis, comme écrivait Derrida. Le pangolin ou la chauve-souris initiale, la via en tout cas, le vecteur. L’animal transitionnel. J’ai enfin presque compris la phrase de Marcel Mauss je crois, enfin celle d’un vieil anthropologue : l’animal est la patrie de l’âme. 
 

Vous faites ce commentaire à propos de Darwin : « Je m'y suis replongé avec le même émerveillement. Ah les pigeons, ah les chevaux, ah les mollusques, ah homo, impayable homo, homo britannicus, etc. Ça manque un peu de pangolins, mais on lit entre les lignes comment ça lutte et rame pour la vie, le pangolin aussi, avec ses parasites bien connus ».

Je voulais seulement parler des grands nomenclateurs du vivant, des espèces, des singularités pertinentes. Du singulier. Aussi bien que Darwin, j’aurais pu mettre Humboldt ou Linné, ou Pline l’Ancien, ou Jean-Henri Fabre, voire ceux qui nomment les terres et les hommes, Cook ou Bougainville, ou plus près de nous les anthropologues ; ou, puisque nous sommes dans l’écologie – la science écologique, pas l’écologie idéologique d’ambition, la place à prendre en politique –, mes lectures du délicat Holmes Rolston III, ce professeur du Colorado au nom de pharaon, ou le merveilleux Pastoral. De la poésie comme écologie de Jean-Claude Pinson (Champ Vallon, 2020), livre paru dans le plus grand silence juste avant le confinement et dont nous sommes pourtant quelques-uns à mesurer l’importance. 
 

« À qui dit : “J’ai un corps”, il faut demander : “Qui parle avec cette bouche ?” J'ai voulu annexer cette formule à Borges » Ludwig Wittgenstein (1889 - 1951)  © Austrian National Library / Wikimedia commons
 

Le 21 avril, vous relayiez le post d'un ami, avec la photo de Ludwig Wittgenstein et cette citation: « À qui dit : “J’ai un corps”, il faut demander : “Qui parle avec cette bouche ?” » Et vous ajoutiez que cela vaut aussi pour Borges, qui « montre par son corps visible qu'il n'a plus de corps ; mais la bouche qui parle s'appelle Borges ». Que veut dire la formule de Wittgenstein ? Et pourquoi l'appliquer à Borges ?

Je connais très mal Wittgenstein – je voulais juste l’annexer à Borges. Il faudrait, pour vous expliquer ce post, parler de l’événement qu’a été, juste avant le virus, mon voyage à Buenos-Aires, la relecture in extenso de Borges qui pensa comme moi et bien mieux que moi être tout le monde et personne, everything and nothing. Et ma visite à Maria Kodama, sa veuve, que j’avais fantasmée ma vie durant, remorquant sur son épaule son vieux Borges, son vieil Homère, son vieil Œdipe. La femme de mes rêves, vieillie, devant moi et riant. Du coup, j’ai vu le film de la visite de Borges au Collège de France peu avant sa mort, qui traîne sur YouTube. C’est bouleversant. Pendant le confinement, on a mesuré la puissance d’internet, à plein. C’est un mal autant qu’un bien sans doute, mais je suis vieux et n’ai pas de temps à perdre avec l’idéologie. Internet, je m’en sers, point / barre.
 

Le 8 mai, vous publiiez une archive vidéo de Gérard Depardieu interrogé par Benoît Delépine pour l'émission satirique Groland, où l'acteur, interrogé sur les moyens de se prémunir contre la grippe A, invite les jeunes à ne pas aller à l'école, à manger du porc, à boire du vin et à fumer. Et vous précisiez : « Il arrive que Depardieu me fasse penser à Mallarmé ».

C’est le feuilleton Facebook – il aurait fallu voir mon post précédent avec le magnifique Mallarmé au cigare, peint par Manet. Car Depardieu vante aussi la tabagie, dans le petit film posté. Et puis c’est que Depardieu est dans mon livre. Enfin, il y passe. Et Mallarmé, quant à lui passe dans tous mes livres, c’est un totem, une signature personnelle – il est même dans Les Onze (Verdier, 2009), sous la figure du vrai conventionnel de 1793, Mallarmé de la Meurthe (François-René de son prénom). Et Depardieu me fait toujours penser à la littérature : il est dedans, c’est un homme à la fois superlativement vivant et romanesque. Il représente aussi sûrement nos années que l’ont fait avant lui en remontant le temps Bardamu, ou Arsène Lupin, ou Edmond Dantès, ou Olympio, ou Werther, et plus haut Lancelot, Agamemnon, que sais-je.  
 

Le 10 mai, vous relayiez un poème de Allen Ginsberg, Dans la salle des bagages du Greyhound (1956, ici en version originale). Et vous ajoutiez : « L’un des plus beaux longs poèmes de la Beat. Mais je crois que je préfère encore Kaddish, sur la mort de sa mère. » Dans ce poème en forme de prière adressée à sa mère morte, que nous dit Ginsberg qui vous revient en tête ce jour-là ?

« Étrange de penser à toi, partie sans corset ni yeux, et marcher sur le trottoir ensoleillé de Greenwich Village [...] Rythme, rythme » etc. : oui, cette chanson sentimentale, cet adieu merveilleux à sa mère, la vieille Naomi cinglée, terrifiée et terrifiante, et tant aimée. Je me le suis dit beaucoup pendant l’agonie de ma mère en 2001 – ça n’avait pourtant rien à voir, les deux pauvres malheureuses dissemblaient on ne peut plus : l’athée vociférante et la maîtresse d’école sage, discrète, tendre. Ah, les Beat et leurs mères…

Et le car Greyhound, qui me fait penser à Kerouac avec la sienne… À la fin, quand Kerouac effondré n’écrivait plus, quand son beau visage était devenu « couleur de betterave écrasée », comme dit un témoin, quand il vivait échoué chez maman, quand ils baignaient dans l’alcool de concert, coupables tous les deux, innocents tous les deux – il leur arrivait souvent de prendre un Greyhound et aller n’importe où. Ce qui était important était la bouteille de bourbon dans son papier kraft brun, qu’ils se refilaient toute la nuit, et toute la nuit, ils baignaient par cette communion dans leur vieux liquide amniotique. Les Beat, les fils défoncés et suicidaires – c’est une poussée désespérée pour échapper au règne de la mère américaine, en continuant à la chérir. Position intenable, vaine insurrection, ils veulent faire l’économie du kill your darlings [« Tuez vos chéris ! »] que prônait le plus lucide, le plus guerrier Faulkner. Je me sens proche d’eux, hélas. Affrontés à la femme, mais « passionnément non matricides », comme l’écrivait à propos de mes livres Jean-Pierre Richard. 

Il est vrai qu’il y a Burroughs. Mais quel que soit son génie, Burroughs m’attire moins (froid, purement sexuel, l’affect perdu) que ces deux loques héroïques, Kerouac et Ginsberg. Reste Cassady [poète, compagnon de route de Jack Kerouac et influence majeure de la Beat Generation], qui, lui, s’était débarrassé de la mère à huit ans, le veinard. Mais il a peu écrit ; il a épaulé les autres qui avaient bien besoin de lui, eux qui crevaient sous la mère. Pour parler « littéraire », ce qui me fascine aussi en eux, c’est qu’ils annexent toute la poésie US, dans un à-peu-près juvénile. Ils viennent de toute la poésie US, aussi bien d’Emily Dickinson et Walt Whitman que d’Ezra Pound. Ils ne choisissent pas, ils font avec les grands modèles, tous les grands modèles, sans la moindre avarice. Ils piochent à pleines mains dans le trésor pour en faire naître d’autres. Ils connaissent l’humain, ils n’ont pas la lubie du « nouveau ». 
 

« Ah, cette photo de Piccoli… Un vrai portrait de Titien. Cruauté, force, faiblesse, peur, humanité simple sous l’élégance tapageuse » Michel Piccoli dans le film Le Sucre© Collections / Bestimage
 

Le 18 mai, quelques jours après la nouvelle de sa mort, vous publiiez une photo de Michel Piccoli, avec ce commentaire : « C'est le père et c'est le fils. C'est Don Juan et un long couteau dans un cartel. La grande bourgeoisie, les tueurs, les beaux, les riches, les photogéniques. Chemises italiennes, virilité au comble, crâne rasé à la sado-maso, sourcils magistraux, le regard est un ordre. Et le peuple manque, bien sûr ; mais Piccoli penchait du côté du peuple, comme on dit, et il appelait son retour, tous ses choix de rôles et de réalisateurs le disent assez. Il “était peuple” sans doute, tout en parlant dans la langue de Saint-Simon. Et il fume du havane, on ne peut rien reprocher à un homme qui fume un havane. »

Ah, cette photo de Piccoli… Un vrai portrait de Titien. Cruauté, force, faiblesse, peur, humanité simple sous l’élégance tapageuse. Et toute l’imagerie d’Hollywood, c’est-à-dire toutes nos images projectives actuelles. Là, c’était tout simplement une image phallique absolue, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’image appuyée de la virilité. C’était un peu de l’autodérision. Ça vient d’un beau film de truands. Il fume un havane : c’est le dernier de ma série tabagique Mallarmé-Depardieu. Réglons la question du tabac, fuyons la censure et respectons-la : le tabac était réputé bon contre le Covid, on avait la permission tacite de fumer pendant l’épidémie. Bien sûr, on a arrêté depuis. 

La lutte des classes traverse la bibliothèque, comme disait Maurice Nadeau. Piccoli, l’homme comme l’acteur, était un champ de bataille de la lutte des classes. Le grand bourgeois mais « de gauche », l’assassin et la victime dans le même homme. Et le post que j’ai fait de cette photo sur Facebook m’a valu une rencontre essentielle. Ça ne doit pas être un hasard.
 

Le 21 mai, vous relayiez un portrait et un extrait consacré au personnage de Morel de La Recherche du temps perdu de Proust, avec ce commentaire : « Comment mieux dire tout, de la vraie lutte des classes à celle fantasmée des snobs, des noms bien sûr, qu'ils soient de lieux de gens ou des “grands ” noms, de l'amour, de l'appartenance de soi consentie ou non à qui vous aime, du désir, qui est une affaire de langage, qui innerve tout langage ? Allez, à partir d’aujourd'hui, j'arrête de dire du mal de Proust» Pourquoi êtes-vous tenté de dire du mal de Proust ?

Je n’ai jamais dit de mal « de Proust », qui me nourrit depuis toujours, avec beaucoup d’autres maîtres. Mais les proustolâtres exclusifs, qui sont légion, me gonflent – tout comme les faulknolâtres, les célinolâtres et les kafkalâtres (on peut être encore plus idiot et faire davantage le malin, voyez comme on peut choisir d’être jacques-chardonnolâtre, comme la momie présidentielle de naguère, qui nous a bassinés longtemps avec ses goûts littéraires), ou comme me barbent les philatélistes confinés dans les timbres imprimés au Gabon entre 1932 et 1935, ou les mangeurs esthètes qui affirment que se nourrir uniquement de citrouilles crues est le comble de la compétence intellectuelle et de la bonne option morale. Ceux qui font un choix qu’ils donnent pour esthétique ou éthique mais qui est un choix d’opinion pour se faire valoir, appartenir, différer et surtout montrer qu’on diffère, etc. C’est aussi niais qu’un choix politique non motivé par la position d’infrastructure : c’est le semblant de la liberté, sa caricature mensongère, son écume. Son contraire. On dirait qu’ils ont trouvé une idée, choisi un seul auteur (le fantasme de l’un-seul fonctionne à plein) et n’en démordent pas, comme s’il n’y avait qu’un seul auteur à « défendre », comme si c’était un ballon sur un terrain de foot. Et le défendre contre quoi ? Ces gens ont besoin d’antagonistes, s’en inventent, puis font des pétitions contre eux, etc. La grande maison délation n’est pas loin, dès que vous « préférez » un grand auteur à un autre, et surtout que vous voulez que ça se sache. Gens à fuir à toutes jambes. 

Sur ces questions, je suis plutôt du genre Borges que du genre André Breton, annexant tout et n’excluant rien. La littérature universelle a été écrite par une seule main, dit Borges, on a autre chose à faire qu’à démêler laquelle dans tel ou tel moment. 
 

Mais que vouliez-vous dire, à propos de la lutte des classes chez Proust et « l'appartenance de soi, consentie ou non, à qui vous aime »

Oui, les proustolâtres ont un petit défaut de plus que les autres maniaques de l’un-seul (que les kafkalâtres par exemple, qui voient, eux, quand même d’un peu plus haut), dans leur confiné définitif, dont ils ne sortiront pas : des chaisières. Les mutations contemporaines de la grenouille de sacristie. Snobs du nom et du petit créneau occupé dans les hiérarchies sociales ; confinés à mort dans le tout-sociologique et s’y desséchant, l’œil rivé aux châteaux privés mais ayant oublié les saisons qui sont pour tous ; fans de l’appartenance ; provincialistes quoique l’œil envieux rivé sur Paris ; souvent sexuellement entravés.

Cette appartenance de soi consentie à l’autre qui vous aime, dont je parle, c’est le remède prescrit à la chaisière – c’est l’amour. Et malgré ses afféteries, pour l’amour, Proust est imbattable. Mieux que Brontë et James, que Hugo et Balzac ou Genet et Duras. Seuls Chrétien de Troyes sans doute, Béroul [auteur anglo-normand du XIIe siècle à l’origine d’une version primitive de Tristan et Iseut], ou l’abbé Prévost, étaient de ce calibre. Rousseau, peut-être… Il faudrait que je relise La Nouvelle Héloïse.

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