Le jour où « Othello » de Shakespeare fut joué, pour la première fois, par un acteur noir

« Le Maure de Venise », personnage shakespearien souvent ramené à son drame intime à défaut de ses origines, a eu quelquefois seulement le droit d'être joué par un acteur noir. L'exploit s'est produit pour la première fois en 1833 sous les ors du très respecté Théâtre Royal de Covent Garden à Londres. Récit d'une entrée en scène chahutée et d'une apparition historique.
Ira Aldridge  Le jour où « Othello » de Shakespeare fut jou pour la première fois par un acteur noir

En pleins débats sur l'abolition de l'esclavage, dans le temple du théâtre londonien, un acteur noir - et américain - incarnait le rôle-titre d'une pièce emblématique du barde britannique, vénéré en son fief : Othello ou le Maure de Venise. Une situation sans précédent dans le royaume de William Shakespeare et de la scène européenne. Car plus de deux cent ans auparavant, en 1604, la toute première représentation de la tragédie shakespearienne, qui mettait pourtant en vedette un personnage mauresque, n'avait eu droit qu'à un acteur blanc maquillé de noir, Richard Burbage, membre de la troupe du dramaturge, les Lord Chamberlain's Men. En ce temps-là, dans l'Angleterre élisabéthaine, il n'existait pas d'interprètes professionnels de couleur et même si cela avait pu être, les conventions sociales leur auraient interdit l'accès à la scène.

Pièce sur l'altérité inquiétante, l'étranger non accepté autant que sur la traîtrise et la jalousie, Othello est l'une des rares pièces du théâtre classique à avoir pour héros un Noir. Le barde britannique aurait été inspiré par l'ambassadeur marocain à la cour de la reine Élisabeth Ière d'Angleterre, Abd el-Ouahed ben Messaoud. Dans cette tragédie, Othello, général vénitien d'origine mauresque, a épousé Desdémone, une femme blanche. Son père, furieux de la fugue amoureuse de sa fille, accuse Othello de l'avoir déshonorée - « damné que tu es, tu l’as enchantée » - faisant directement référence à sa couleur de peau : « sein noir de suie d’un être comme toi ». L'homme de confiance d'Othello, Iago, va bientôt lui faire croire que sa femme lui a été infidèle. Trompé par les stratagèmes et hanté par la jalousie, Othello finit par tuer Desdémone avant de se rendre compte de son erreur. Il finira par se suicider. Interrogeant métaphoriquement l'âme blanche ou noire des êtres humains en jouant sur les couleurs de peau, William Shakespeare offre aussi - et encore quatre cent ans plus tard - une vraie réflexion sur la réception de l'étranger et le racisme latent de nos sociétés.

Une première sur les planches

« Oh mon Dieu, Je meurs ». Le 25 mars 1833, Othello, chancelant, s'effondre bien avant la scène de suicide finale. C'est « le plus grand acteur au monde » d'alors, Edmund Kean, 46 ans, qui fera ainsi son adieu aux planches. L'acteur shakespearien mourra deux mois plus tard. Fait incroyable de l'Histoire, c'est à un comédien afro-américain que l'on confia la (lourde mais excitante) charge de revêtir les habits ô combien vénérés de Edmund Kean pour rappeler Othello, l'ancien esclave noir devenu soldat, à la vie. Au même moment, le Royaume-Uni qui s'apprête à voter pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies britanniques (le 8 août 1833) est encore tiraillé par le discours du lobby pro-esclavagiste. Ira Aldridge, le first black Othello de l'Histoire arrive ainsi à point nommé. Pourtant, cet artiste n'avait que peu d'expérience du jeu à son arrivée dans la capitale britannique. Né en homme libre à New York en 1807, il entre, dès l'âge de 13 ans, à la African Free School, fondée par des abolitionnistes, où il reçoit une formation classique. Au début des années 1820, il intègre la première compagnie de théâtre afro-américaine des États-Unis, le African Grove Theatre. Il parvient, en 1824, à se faire engager dans la troupe du Royal Coburg Theatre à Londres adoptant le nom « Keene », en référence à son idole, Edmund Kean. Le destin fait bien les choses puisqu'il lui succèdera dans ce rôle emblématique qui lui apportera renommée et consécration, malgré les critiques.

En effet, les mentalités ne sont pas encore assez façonnées à cette nouvelle idée. Les couvertures de presse au lendemain de la représentation témoignent de cette atmosphère qui oscille entre l'acceptation (discutée) et l'évidence (du talent). Quand la revue littéraire The Atheneum ose écrire que l'actrice Ellen Tree interprétant Desdémone - l'épouse de Othello -, a été « tripoté sur la scène par un homme noir » et que The Times se permet cette remarque que l'on jugerait tout bonnement raciste aujourd'hui - « En raison de la taille de ses lèvres il lui est totalement impossible de prononcer l'anglais » - d'autres journaux ne peuvent que se prosterner devant la qualité de la prestation de l'acteur. Le Morning Post concède à contrecœur que la performance d'Ira Aldridge « était sans aucun doute suffisamment bonne pour être considérée comme intéressante » et le Spectator va jusqu'à dire que cet Othello « a montré un grand nombre de sentiments dans son jeu ».

Un exemple en héritage

Ira Aldridge ne jouera le Maure de Venise que deux soirs de suite à Londres. Loin de se décourager de l'accueil pour le moins glacial, le jeune comédien parcourt les provinces anglaises - Manchester, Liverpool, Sheffield, Newcastle - où son rôle d'Othello est particulièrement bien accueilli. Sa prononciation intensément critiquée et la liberté qu'il prenait avec le texte shakespearien révulsait Londres mais pas ses alentours. Ira Aldridge bénéficia ainsi d'un terreau favorable pour sortir de ce personnage de couleur et des tragédies anti-escalavagistes. Il interpréta Richard III (en n'hésitant pas à peindre son visage en blanc), Shylock dans Le Marchand de Venise, Iago dans Othello, Macbeth, Le Roi Lear et même Roméo dans Roméo et Juliette. Sa renommée grandissante lui permit d'abattre les barrières raciales et de montrer la capacité des acteurs noirs à jouer tous les rôles. En 1850, il orchestra, dans ce but, une adaptation du Titus Andronicus de Shakespeare. Incarnant le machiavélique Aaron le Maure, généralement haï du public, il en fit le héros du drame et une figure digne et tragique. Enfin considéré comme un acteur à part entière, The Times lui octroie un titre élogieux en guise de consécration : « Le Roscius Africain ». Le magazine fait référence au grand acteur romain. Ira Aldridge ne se limite alors plus à l'île britannique mais parcourt le continent européen jouant en Allemagne, en Pologne, en Suisse, en Serbie et même en Russie.

Il est considéré aujourd'hui comme l'un des 33 plus grands interprètes du répertoire shakespearien de la scène britannique. Une plaque de bronze trône, en son honneur, au Shakespeare Memorial Theatre à Stratford-upon-Avon. Décédé le 7 août 1867, à l'âge de 60 ans, Ira Aldridge restera à jamais associé à Othello, comme le poète et romancier français Théophile Gautier l'exprima si bien : « Il était Othello lui-même, tel que Shakespeare l'imagina... silencieux, réservé, classique et majestueux. »

Cet événement historique fait presque toujours figure d'exception. Encore aujourd'hui, peu d'acteurs noirs endossent le rôle. Sylvie Chalaye, anthropologue des représentations coloniales, spécialiste des dramaturgies afro-caribéennes, s'indignait de cet état de fait dans Le Monde en 2015 quand Philippe Torreton fut annoncé pour le rôle dans une mise en scène de Luc Bondy : « Rares sont les pièces qui construisent leur tension dramatique sur la couleur de peau du héros. C’est le cas d’Othello. (…) C’est la tragédie de l’esclave, même après son affranchissement. Mais ce n’est pas la lecture que l’on fait aujourd’hui de la pièce. On veut y voir une autre tragédie et on occulte l’origine africaine d’Othello et son histoire d’esclavage pour ne retenir qu’une pièce sur la jalousie. On s’autorise toutes sortes d’interprétations pour justifier le fait de distribuer un Blanc dans le rôle. » Preuve que le whitewashing a de beaux jours devant lui.