Johnny aux Archives : un saint moderne

Le 9 décembre 2017 l’église de la Madeleine à Paris accueille la messe officielle des funérailles de Johnny Hallyday. Les Archives nationales ont recueilli la cinquantaine de livres d’or sur lesquels ses fans ont laissé des messages durant les deux années qui suivirent cet événement funèbre.
Archiviste aux Archives nationales, Yann Potin explique l’intérêt de conserver ces documents.

L’Histoire : Quelle est la nature de ces registres ?

Yann Potin : Le fonds donné aux Archives nationales par la paroisse de l’église de la Madeleine à Paris contient plus d’une cinquantaine de livres d’or, c’est-à-dire des registres reliés, où les admirateurs et fans de Johnny Hallyday ont déposé des messages. La plupart des gens signent de leur prénom, témoignent de leur amour pour Johnny, mais surtout de la manière dont ses chansons ont accompagné leur vie : « Je me suis marié sur tes chansons » ou « J’aimerais que tu m’accompagnes à mon enterrement ». On trouve aussi des dessins et des graffitis. Certains touristes, qui ne comprennent pas la situation, donnent leur avis sur la beauté de l’église mais cela reste très minoritaire. L’essentiel – 90 % à 95 % – des messages est adressé à Johnny.

Cela rentre dans trois cartons standards, soit 1 mètre linéaire. Ce n’est pas énorme. La masse des messages enregistrés, elle, est impressionnante : environ 40 000, selon un sondage numérique approximatif. Cela correspond à peu près au public venu assister aux messes mensuelles durant deux années.

L’Histoire : Comment ont-ils été constitués et qui en est à l’initiative ?

Yann Potin : Johnny Hallyday est décédé le 5 décembre 2017. Entre 1 000 et 1 500 personnes assistent à la messe officielle des funérailles du 9 décembre 2017 à la Madeleine. Dehors, des centaines de milliers de personnes – 800 000, peut-être plus – se sont rassemblées.

Un office funèbre est aussi la dernière fois qu’un « contact direct » avec le défunt est possible. Or, à la fin de la messe, ces gens ne peuvent pas entrer dans l’église alors qu’ils savent que la dépouille de Johnny ne sera pas enterrée en France métropolitaine mais à Saint-Barthélemy, dans les Caraïbes. Face à la situation, un des curés de la Madeleine, Bruno Horaist, propose de célébrer une messe supplémentaire puis des cérémonies mensuelles.

A ces occasions, des personnes déposent des photos, des messages, des dessins. Un lieu du souvenir – une sorte d’autel – s’établit en l’absence du corps de Johnny. C’est aussi le cas avec d’autres stars ou saints laïques, j’emploie volontairement ce terme. Le sacré est grégaire, comme la mémoire, ainsi que l’avait relevé Maurice Halbwachs.

Dès la mi-décembre 2017 les desservants de la Madeleine ont pour idée d’ouvrir non pas des cahiers de condoléances officiels, mais des livres d’or, qu’ils mettent à disposition des fans. A partir de là, c’est un flot continu, ­ surtout lors des messes, de messages déposés. Des groupes de fans et des associations se structurent à travers la France et prennent contact avec le curé. Au bout de deux ans, ce dernier arrive à les convaincre qu’il est nécessaire d’arrêter ces cérémonies : Johnny est mort depuis deux ans et le deuil doit pouvoir être fait.

 

 

L’Histoire : Pourquoi les Archives nationales ont-elles récupéré ces livres d’or ?

Yann Potin : Courant 2018, deux sociologues, Jean-François Laé et Laetitia Overney, sont interpellés par ce phénomène. Ils filment, prennent des photos, s’intéressent au contenu des messages, mènent une enquête et écrivent un livre, paru en novembre 2019 [1]. Ayant la chance d’être en contact avec ces chercheurs, cela m’a semblé passionnant.

En décembre 2019, lorsque j’ai proposé à la paroisse de la Madeleine qu’elle fasse don de ces registres aux Archives nationales, l’événement d’écriture et l’émotion collective venaient de s’achever. On archive donc quelque chose lorsqu’il est en train de disparaître. Ce n’est pas le cœur du réacteur, mais l’ombre portée du phénomène dont on garde une trace.

Cette proposition de don a convaincu d’emblée le comité des entrées des Archives nationales car il y avait là une occasion de créer une source rare, sinon exceptionnelle. En effet, ce type de message n’est généralement jamais conservé. Un peu comme les bougies qu’on dépose. Ce sont des messages votifs, des ex-voto, sans objet particulier, des choses destinées à un mort, qui n’appartiennent à personne. Ce n’est pas Johnny « qui entre aux Archives nationales », mais plutôt les fans de Johnny. Ce n’est pas tant l’aspect musical qui est mis en avant mais plutôt la personnalité, le pouvoir d’identification que Johnny représente. On documente aussi une parole anonyme mais redondante et répétitive : l’amour, ou l’adoration, est une immense répétition.

A cela s’ajoute le fait que l’Église, en tant qu’institution, ne peut pas forcément gérer cette situation sur la durée. Si elle a pu tolérer le phénomène, le contexte reste compliqué. Cette initiative a donc aussi permis en quelque sorte de décharger l’archevêché de Paris de ces registres.

L’Histoire : Quel est leur intérêt historique ou patrimonial ?

Yann Potin : Fondamentalement, il s’agit de matérialiser des paroles qui échappent totalement aux archives ordinaires administratives et qui sont très fragiles. Il s’agit donc de matérialiser une forme de trace sociale. En parallèle, ces registres ont d’abord été saisis comme un objet d’étude par Jean-François Laé et Laetitia Overney. D’ailleurs, l’enquête des deux sociologues complète la source, leur livre « va avec » le fonds, l’accompagne et le prolonge.

L’intérêt historique, lui, reste à définir. L’exploitation des registres dépend d’un protocole comme toutes les archives qu’on collecte auprès des administrations et des particuliers : c’est aux usagers d’en inventer les modalités d’exploitation. Notamment par des approches quantitatives. Il y a peu de noms, mais des prénoms, et donc des considérations sur le genre, à défaut de la classe sociale. Il y a parfois des adresses, des localisations, bref, une provenance est assignable à ces paroles.

Ces éléments peuvent témoigner d’une façon de matérialiser sur un plan symbolique cette « canonisation populaire et collective ». Mais aussi montrer que ce type de document – à la fois banal et extraordinaire – peut être saisi comme une source historique, même s’il ne s’agit que d’un fragment. En effet, les gens n’enregistraient pas seulement des messages, ils déposaient des objets ainsi que des photos, qu’il aurait fallu récupérer dans une optique idéale, mais en partie utopique, de la mise en archives.

La plupart de ces admirateurs venaient aussi avec un message déjà prêt qu’ils recopiaient dans le registre avec soin. Il y a encore des messages spontanés, des dessins – à l’instar d’un ex-voto dans un lieu de pèlerinage. Il serait bien entendu intéressant de réfléchir et d’analyser les mots, le style, le contenu des messages, y compris la matérialité des graphies et des écritures. Ce qui est très touchant, c’est que ce réflexe d’enregistrement, que l’on doit au prêtre et aux sacristains, a permis de rassembler ces paroles dans un même registre collectif.

Il va de soi qu’avec le temps ces documents prendront une originalité certaine : j’imagine un historien qui, dans vingt ans, cherche à travailler sur Johnny Hallyday. S’il consulte ces messages, il les percevra très différemment d’un fan.

Pour aller jusqu’au bout de la logique, on peut affirmer que ces registres comportent une dimension iconographique et visuelle indéniable. Si les Archives nationales ont collecté ces archives, c’est aussi pour éventuellement en faire un objet d’exposition et d’illustration. C’est la fonction patrimoniale la plus immédiate de ces registres.

L’Histoire : Quels témoignages apportent-ils sur notre époque ? Sur la figure de Johnny ?

Yann Potin : Ces registres découlent d’une double frustration : un tombeau trop éloigné et le fait que l’église était inaccessible pendant la messe officielle des funérailles. L’église de la Madeleine a été temporairement, pendant deux ans, un tombeau de substitution, qui a permis de faire surgir, de manière rassemblée et cohérente, quelque chose de diffus.

Cet épisode est aussi le témoignage de l’intérêt exceptionnel porté à « notre Johnny national ». Il représente quelque chose d’une génération, d’un rapport à la culture française et à la culture états-unienne des années 1960.

Les stars de la chanson ou du cinéma sont bien autre chose que des artistes, et en particulier pour les personnes qui les apprécient ; elles sont d’abord et avant tout des images, des objets de culte, et donc des supports d’identification.

L’Histoire : Existe-t-il d’autres fonds de ce type aux Archives nationales ?

Yann Potin : Oui et non. A la suite des attentats de 2015, Guillaume Nahon, le directeur des Archives de Paris, a pris l’initiative de faire collecter les messages déposés au Bataclan et à proximité des autres lieux concernés par les attentats. Avec, très clairement, une volonté de conserver des traces fragiles. Si la situation n’est évidemment pas la même, le geste est analogue.

A New York il y a eu une collecte équivalente suite aux attentats du 11 septembre 2001. Le musée-mémorial Ground Zero contient une grande part des messages déposés dans les semaines qui ont suivi les attentats à proximité des ruines des tours jumelles.

Dans la pratique, on doit comparer ces messages à Johnny à ce que les pèlerins déposent auprès de n’importe quel tombe d’homme ou de femme célèbre. Notamment des martyrs, de ceux qui sont morts brutalement. Par exemple, sur les tombes de Serge Gainsbourg au cimetière Montparnasse ou de Marie Trintignant au Père-Lachaise où, pendant de nombreuses semaines, exposés aux intempéries, les gens offraient des messages, des poèmes et même des disques de leur propre composition.

Cependant, toutes les tombes dans les cimetières sont des espaces privés. Pour collecter les offrandes, il faudrait officiellement demander l’autorisation aux propriétaires de la tombe. En l’occurrence, pour les cimetières, plus que les Archives nationales, cela serait plutôt les Archives départementales ou municipales qui pourraient s’intéresser à ces messages, car les lieux où ils se trouvent dépendent de la Ville de Paris.

(Propos recueillis par Rémi Upravan.)

 

1. Jean-François Laé, Laetitia Overney, « Johnny, j’peux pas me passer de toi ». Écritures de séparation et mémoire, Bayard, 2019.

► Les webdossiers Capes et Agrégation

► La question d’histoire du concours de l’ENS

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