La folle histoire

Des toilettes au musée, l’incroyable épopée de l’urinoir de Duchamp

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Chaque mois, Beaux Arts s’arrête devant une œuvre à l’histoire inouïe. Cette-fois ci, retour sur la folle aventure de Fontaine de Marcel Duchamp (1887–1968), le mythique urinoir dont l’exposition en 1917 a marqué la naissance de l’art conceptuel… et dont la silhouette prosaïque conserve de surprenants secrets !
Marcel Duchamp, Fontaine (urinoir)
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Marcel Duchamp, Fontaine (urinoir), 1917-1964

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Céramique • 36 x 48 x 61 cm • Coll. The Israel Museum, Jérusalem • © Bridgeman images / © Adagp, Paris 2018

Drôle de sculpture… Serein, l’objet trône tel un bouddha symétrique aux courbes provocantes. À sa base, un trou rond, habituellement censé accueillir un tuyau, évoque l’œil d’un cyclope ou une bouche de poisson, flanquée de deux petites nageoires. Cette créature de porcelaine a de quoi nous narguer : de vulgaire pissotière, elle est devenue reine des musées sans même lever le petit doigt !

Son incroyable ascension commence en avril 1917. L’effrontée n’est encore qu’un simple urinoir industriel lorsqu’un artiste espiègle décide de l’acquérir dans un magasin de plomberie new-yorkais… et de le poser à l’envers de façon à ce que sa partie horizontale, destinée à recueillir l’urine des messieurs, se retrouve à la verticale. Et que sa partie verticale, habituellement plaquée contre le mur, lui serve de socle. En un geste, l’objet est transformé.

La Fontaine de Richard Mutt, photographiée par Alfred Stieglitz
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La Fontaine de Richard Mutt, photographiée par Alfred Stieglitz, 1917

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Coll. The Philadelphia Museum Of Art • Photo Art Resource Scala, Florence / Adagp, Paris, 2020

En quelques traits de peinture noire, le plaisantin ajoute une signature : « R. Mutt ». Le pseudonyme cache un jeu de mots potache. En anglais, « mutt » signifie « clébard », « idiot »… ou « cabot » : un mauvais comédien qui fait le pitre pour se faire remarquer ! Intitulé Fontaine, l’objet est envoyé en guise de sculpture à la toute jeune Société des artistes indépendants de New York (fondée en 1916) qui organise son premier Salon.

Verdict : l’objet ne sera pas exposé car « ce n’est pas une œuvre d’art ».

Mais l’urinoir déstabilise. Personne n’a jamais entendu parler de ce Richard Mutt, soi-disant originaire de Philadelphie. Serait-ce une farce ? Un piège ? Opposée aux diktats des salons officiels, la Société est dépourvue de jury et se vante d’accepter toutes les œuvres. Mais en validant cette sculpture, ses membres craignent de se ridiculiser… Perturbé, le président organise un vote. Verdict : l’objet ne sera pas exposé car « ce n’est pas une œuvre d’art ». Pire : il est « immoral et vulgaire », auraient ajouté certains. Pour d’autres, il s’agit tout simplement d’un « plagiat » ayant pour victime une entreprise de plomberie !

Beatrice Wood, Revue « The Blind Man » (n°2)
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Beatrice Wood, Revue « The Blind Man » (n°2), mai 1917

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Photo The Philadelphia Museum of Art/Art Resource / Scala, Florence

Mise au rebut, l’œuvre reste cachée derrière une cloison. Alors qu’on ignore toujours l’identité de l’envoyeur, deux personnes démissionnent du comité directeur en signe de protestation : le poète Walter Arensberg et son ami Marcel Duchamp, un jeune artiste français qui vient d’émigrer aux États-Unis pour fuir la Première Guerre mondiale. Le mois suivant, l’urinoir ressurgit dans la galerie d’Alfred Stieglitz où il fait scandale sous le titre Madonna of the Bathroom : « la Madone des toilettes » ! Illustré d’une photographie prise par le galeriste, un article de l’écrivain Louise Norton prend sa défense dans The Blind Man, revue satirique co-fondée par Duchamp.

Peu importe la nature de l’objet, son processus de fabrication ou son auteur.

Le concept du ready-made est né : sortir un objet manufacturé, déjà fabriqué par autrui, de son contexte pour en faire une œuvre d’art. L’artiste le choisit et décide de sa présentation qui, en le libérant de son sens quotidien, le révèle sous un nouveau jour. Peu importe sa nature, son processus de fabrication ou son auteur. Seuls comptent le geste et l’idée de l’artiste : c’est la naissance de l’art conceptuel. De la fameuse Tête de taureau, selle et guidon de Pablo Picasso (1942) à la banane scotchée nommée Comedian par Maurizio Cattelan (2019) en passant par les aspirateurs de Jeff Koons, l’idée a, depuis, fait une infinité d’émules – pour le meilleur et pour le pire.

Pablo Picasso, “Tête de taureau”, 1952. Maurizio Cattelan, “Comedian”, 2019. Jeff Koons, “New Shelton, Wet/Dry”, 1955.
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Pablo Picasso, “Tête de taureau”, 1952. Maurizio Cattelan, “Comedian”, 2019. Jeff Koons, “New Shelton, Wet/Dry”, 1955.

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Coll. particulière photo © Maurice Aeschimann / © Succession Picasso, 2020. - Courtesy Perrotin / © Maurizio Cattelan - Courtesy Christie's Images, Londres / Scala, Florence

Dans les années 1950, Marcel Duchamp commence à s’attribuer la paternité de la Fontaine. Il raconte que le nom « Mutt » est un clin d’œil à la manufacture de plomberie J.L. Mott Iron Works, d’où serait sorti l’urinoir. La nouvelle ne surprend guère : proche du dadaïsme qui dynamite toutes les conventions à partir de 1915–1916, Duchamp avait inventé le ready-made peu de temps avant l’envoi du fameux objet.

Marcel Duchamp, Porte-bouteilles, 1961 (réplique de l’original, 1914)
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Marcel Duchamp, Porte-bouteilles, 1961 (réplique de l’original, 1914)

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The Philadelphia Museum of Art/Art Resource / Scala, Florence

Las de peindre, l’artiste était en quête d’un nouveau moyen d’expression. Tombé sous le charme des formes épurées des hélices d’avion présentées au Salon de la locomotion de 1912, il avait déjà monté une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine (1913), signé un porte-bouteilles (1914) et tenté d’exposer une pelle à neige (1915). Posant ainsi une question essentielle : l’art a-t-il des limites ? Une œuvre doit-elle répondre à des critères précis ? Ou toute chose est-elle œuvre à partir du moment où elle est présentée (et donc regardée) comme telle ?

L’œuvre d’une femme ?

Acheté, détruit, perdu… Nul ne sait ce que l’urinoir original est devenu. C’est donc une réplique, réalisée en 1964 sous la direction de Duchamp, qui est exposée au Centre Pompidou. Il en existe 11 autres fac-similés, dont le dernier a été vendu 1,6 million à un collectionneur grec en 1999 ! Mais la malicieuse Fontaine cache un autre mystère. L’urinoir ne correspondrait à aucun des modèles vendus au magasin où Duchamp prétend l’avoir acheté. Car il se pourrait que le Français ait menti et n’en soit pas le véritable « auteur »…

Marcel Duchamp à la Kestnergesellschaft, Hanovre, 1965
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Marcel Duchamp à la Kestnergesellschaft, Hanovre, 1965

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Photo Utto Umbehr / © Bridgeman Images

Le 11 avril 1917, deux jours après le rejet de l’œuvre, l’artiste écrit une lettre à sa sœur dans laquelle il affirme que c’est « une amie » qui a envoyé l’objet. Dit-il la vérité ? Ou cherche-t-il à brouiller les pistes ? Après tout, un ready-made est selon lui « une œuvre sans artiste »… Si la missive dit vrai, l’auteur pourrait être (selon la thèse des historiens d’art Julian Spalding et Glyn Thompson dévoilée en 2014), la baronne et poétesse dadaïste Elsa von Freytag-Loringhoven (1874–1927), une détourneuse de tuyaux de plomberie installée à Philadelphie… et dont l’écriture correspond étrangement à la signature « R. Mutt ». Un renversement de plus pour la célèbre pissotière !

Retrouvez dans l’Encyclo : Marcel Duchamp

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