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La remontée en puissance de Daech en Irak

Un État en situation de faillite, désarmé face à des crises sociales et politiques, une société fragmentée sur les plans ethnique et confessionnel, une coalition internationale qui se désengage… En Irak, les conditions sont hautement favorables à une réémergence de l’État islamique
Des membres des forces de police irakiennes sont assis dans un bâtiment repris à l'État islamique à Falloujah après la reconquête de la ville, le 30 juin 2016 (AFP)

Le 9 décembre 2017, Haïder al-Abadi, alors Premier ministre de l’Irak, déclare que les forces irakiennes contrôlent « complètement la frontière irako-syrienne » et, de ce fait, annonce « la fin de la guerre contre Daech ». 

Or, en mai 2020, l’organisation État islamique (EI), également connue sous l’acronyme Daech, conduit une série d’opérations d’envergure simultanées dans plusieurs provinces irakiennes. 

Attentats-suicides, enlèvements, prises d’otage, voitures piégées, opérations contre les forces de sécurité, attaques contre des institutions de l’État… les provinces d’al-Anbar, Ninive, Salah ad-Din, Kirkouk et Diyala sont transformées en un champ de bataille quotidien entre les djihadistes de Daech et les forces de l’État irakien.

Qu’est ce qui n’a pas fonctionné ? Pourquoi, après la défaite territoriale de Daech en 2017, l’organisation renaît-elle de ses cendres et redevient-elle une menace réelle pour l’État irakien ? 

Au-delà des annonces politiques, une perspective de sortie du terrorisme de Daech est-elle possible ? 

Le désengagement des États-Unis d’Amérique

En 2014, lorsque l’armée du « califat » auto-proclamé arrive aux abords de Bagdad et surtout d’Erbil, une coalition internationale contre le terrorisme, dirigée par les États-Unis, se forme et sauve les deux capitales irakiennes d’une chute éminente aux mains des djihadistes. 

Ce « réengagement » des États-Unis (car en 2011, Barack Obama se désengageait déjà en retirant son armée) offre alors à l’Irak, qui ne dispose pas d’infrastructures militaires solides et souffre de pathologies sécuritaires mortelles, une aide militaire et une assistance en matière de renseignements et de logistique sans laquelle la victoire contre l’EI serait tout simplement inimaginable.

Selon toute probabilité, dans cette nouvelle phase de conflictualité, l’État islamique adoptera la stratégie de la « guerre d’usure » pour épuiser un État irakien déjà à terre

La coopération entre Washington et Téhéran, entre 2014 et 2017, pendant la guerre contre Daech, facilite considérablement la reprise des villes contrôlées par le groupe. Cependant, l’arrivée de Donald Trump change radicalement les rapports de force, le président américain adoptant sans complexe la stratégie de désengagement de son pays non seulement en Irak, mais au Moyen-Orient d’une manière générale. 

Pendant son court déplacement à la base d’Aïn al-Assad le 26 décembre 2018, Donald Trump annonce que « les États-Unis ne peuvent pas continuer à être le gendarme du monde ». 

Dans ce contexte de changement de stratégie, les modalités de discours et de pratiques des élites chiites au pouvoir à Bagdad, hostiles à la présence militaire américaine, accélèrent largement le processus de désengagement des Américains, qui se sont repliés sur seulement deux bases militaires, une dans le territoire sunnite (Aïn al-Assad, à 180 km à l’ouest de Bagdad) et l’autre dans le territoire kurde (Harir, à Erbil). Ce processus a été confirmé le 11 juin 2020 par Washington, en annonçant que les États-Unis allaient « réduire leur présence militaire en Irak ».

Libérés de cette coopération très active entre Washington et Bagdad, les djihadistes de Daech intensifient sur tous les fronts leurs opérations contre les forces irakiennes à partir de janvier 2019. Selon toute probabilité, dans cette nouvelle phase de conflictualité, l’État islamique adoptera la stratégie de la « guerre d’usure » pour épuiser un État irakien déjà à terre à cause de ses crises systémiques.     

Les sunnites, la minorité maudite

La place des sunnites dans la refondation du nouvel Irak post-Saddam Hussein constitue incontestablement un facteur majeur dans l’émergence des groupes adoptant le terrorisme comme arme de combat.

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Cette communauté, qui a dirigé l’Irak moderne de 1921 à 2003, a été structurellement exclue de la gouvernance du pays à la fois par les Américains et par les nouvelles élites chiites pro-iraniennes après l’éviction de Saddam Hussein.

Le 12 mai 2003, l’Autorité provisoire de la coalition (APC) dirigée par Paul Bremer édicte l’ordre n° 1 qui a pour objectif la débaasification de la société irakienne. C’est alors que débute pour les sunnites une véritable traversée du désert, et ce d’autant plus que la débaasification prend en réalité la forme d’une « désunnification » de l’Irak. 

Cette décision devient ainsi une arme de destruction massive aux mains des nouvelles élites chiites, qui non seulement excluent cette communauté de la gestion étatique de l’Irak, mais la conceptualisent également comme une pathologie qui doit être déracinée.

La reconstruction, ce rêve indisponible

Dans ce contexte d’exclusion politique et sociale, entre 2014 et 2017, le territoire sunnite de l’Irak devient la terre de l’instauration du califat de Daech, qui entre dans une logique de guerre planétaire. Pendant trois années, la totalité du territoire sunnite reçoit les bombes des pays de la coalition internationale. 

Lorsque le Premier ministre irakien annonce, fin 2017, la fin de la guerre contre Daech, le monde découvre les villes et les villages sunnites en ruine. Hôpitaux, écoles, ponts, routes, infrastructures électriques, eau potable, magasins, transports, universités… c’est tout simplement la vie qui est mise entre parenthèses.

La brutalisation de la base sociale sunnite par ces milices [chiites] est un facteur majeur de l’intégration des jeunes sunnites au sein de l’État islamique

Pour reconstruire le pays, notamment le territoire sunnite, le gouvernement irakien réclame 88 milliards de dollars aux acteurs de la communauté internationale, réunis lors d’une conférence au Koweït, le 12 février 2018. 

Malgré le nombre très élevé de promesses de la part des participants, la reconstruction se présente à ce jour comme une « mission impossible ». 

Ainsi, dans l’extrême misère généralisée, la base sociale sunnite radicalement frustrée fournit encore aujourd’hui, selon le ministre de la Défense irakien Jouma Innad, 80 % des combattants de Daech.

Le règne brutal des milices chiites

Depuis la chute de Mossoul en 2017, le déploiement massif des organisations miliciennes chiites dans l’ensemble du territoire sunnite assure, à un certain niveau, la sécurisation des zones libérées de l’emprise de Daech. 

Néanmoins, force est d’admettre que la brutalisation de la base sociale sunnite par ces milices est un facteur majeur de l’intégration des jeunes sunnites au sein de l’État islamique, car ces jeunes n’ont aucune autre perspective d’avenir.

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Exerçant les mêmes modes d’action que les combattants du « califat », les milices chiites n’hésitent pas à humilier les sunnites dans la vie de tous les jours, à organiser leur déplacement forcé, leur déportation vers des camps fermés, des exécutions extrajudiciaires individuelles et collectives… ce qui conduit Amnesty International à dénoncer les « crimes de guerre » commis par ces milices chiites.

En réponse à cette « oppression » des milices, qui utilisent des armes provenant de stocks militaires irakiens fournis par les États-Unis, l’Europe, la Russie et l’Iran, la seule offre sur le marché de la résistance pour les sunnites est l’organisation de l’État Islamique, et de ce fait une large partie des « opprimés » de cette communauté l’adoptent.

Cela ne constitue point un jugement de valeur, mais plutôt une donnée factuelle que le ministre de la Défense, sunnite lui-même, a clairement exprimée.

Désaccord entre Bagdad et Erbil sur la gestion post-Daech

Enfin, les désaccords politiques entre Erbil et Bagdad sur la gestion des territoires disputés – une étendue de terre de plus de 45 000 km² située entre la région autonome kurde et le reste de l’Irak, de la frontière syrienne à celle de l’Iran – favorisent grandement les marges d’action des militants de Daech. C’est un fait reconnu par le président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en personne.

En effet, une série d’entretiens que nous avons réalisés avec des officiers du GRK en charge de la guerre contre le terrorisme au mois de septembre 2019 font apparaître un dénominateur commun : tant qu’il n’y a pas un accord politique entre Bagdad et Erbil, le vide sécuritaire se maintiendra dans les zones disputées et c’est dans ce vide, qu’à ce jour, les djihadistes de Daech sont exceptionnellement actifs.

Tant qu’il n’y a pas un accord politique entre Bagdad et Erbil, le vide sécuritaire se maintiendra dans les zones disputées et c’est dans ce vide, qu’à ce jour, les djihadistes de Daech sont exceptionnellement actifs

Dans ces conditions si dramatiques, une sortie est-elle possible ? Une pacification de la situation irakienne est-elle envisageable ?

Depuis 2003, la communauté internationale, mais aussi certains acteurs politiques irakiens s’interrogent sur l’hypothèse d’une sortie de la violence terroriste en Irak, sans jamais se donner concrètement les moyens de comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain et ensuite d’accompagner des projets qui pourraient ouvrir des pistes sur une éventuelle sortie ou pacification de la situation irakienne. 

Or, ce qui est en jeu, c’est sans aucun doute l’absence d’un projet sérieux d’inclusion politique, sociale et économique de la communauté sunnite dans le nouvel Irak. 

Tant que les nouvelles élites irakiennes de Bagdad ne se placent pas dans ce paradigme, il est fort probable que la violence terroriste reste une donnée factuelle à l’avenir, menaçant la stabilité du pays, la sécurité de ses frontières et surtout la réconciliation nationale d’une société profondément fracturée. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye 

Adel Bakawan est sociologue, directeur du Centre de sociologie de l’Irak (CSI), Université de Soran (en Irak). Chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI), il est également chargé de cours à l’Université d’Évry et membre de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).
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