La Croix : Qu’est-il arrivé à votre collègue d’ACF ?

Pierre Micheletti : Ishaku Yakubu a été enlevé lors d’un déplacement, le 8 juin, dans l’État de Borno. Les ravisseurs ont découvert qu’il travaillait pour notre organisation. Nous n’avons pas eu le temps de trouver le bon canal pour négocier sa libération, les revendications des ravisseurs étaient floues. Et il faut du temps pour trouver les bons interlocuteurs, les bons contacts.

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L’État islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap en anglais) l’a condamné à mort, et exécuté par balle parce qu’il travaillait pour les infidèles. Nous n’avons pas plus de détails.

Est-ce une nouveauté ?

P.M : Pour ce groupe-là, les ONG internationales sont perçues comme partie prenante de la crise, il ne nous voit pas comme neutres et indépendantes. Dans la rhétorique des djihadistes, la dimension mécréante et infidèle est mise en avant à notre propos.

Ce n’est pas exactement une nouveauté. Mais jusqu’à maintenant, ils prenaient aussi en compte le fait que nous apportions une aide concrète à une population en danger. Nous aidons des dizaines de milliers de personnes dans le Borno. Sans nous, elles seraient en train de mourir de faim. Ils le savent et ne peuvent pas non plus complètement s’aliéner les communautés villageoises. Ils s’imposent par la violence, mais doivent aussi démontrer leur capacité à aider les populations s’ils veulent s’assurer un minimum d’assise dans la région.

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C’est pourquoi, l’assassinat de notre collègue n’est pas nécessairement lié qu’à des causes religieuses, mais aussi, peut-être, à des problèmes logistiques, de sécurité pour ce groupe. Les ravisseurs se débarrassent de leurs otages quand ces derniers leur apparaissent plus comme un problème qu’une solution car les personnes détenues peuvent trahir les déplacements des combattants.

Avez-vous des nouvelles de votre collègue Grace Taku, enlevée dans la même région, il y a un an ?

P.M : Grace est une Nigériane d’une trentaine d’années, elle est chrétienne et n’est pas originaire du Borno. Elle a été enlevée le 18 juillet 2019 avec cinq autres personnes, deux chauffeurs et trois personnels du ministère de la santé. Ces derniers ont été exécutés.

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Il semble que Grace soit toujours vivante, bien que nous n’ayons toujours pas obtenu de preuve de vie. Nous n’avons pas encore réussi à établir un contact formel avec ses ravisseurs. Tout indique qu’elle soit réduite à l’état d’esclave. Si elle n’a pas été mariée de force, alors obtenir sa libération reste certainement une option possible.

Les hommes sont-ils plus exposés que les femmes ?

P.M : Selon les dernières statistiques internationales disponibles, les hommes sont plus victimes d’actes de violence que les femmes. Sans doute parce qu’ils occupent des postes comme les chauffeurs qui sont les plus dangereux : ils sont attaqués en raison des marchandises qu’ils transportent et de la valeur marchande de leurs véhicules. Ils sont obligés de traverser des territoires entre les mains de différents groupes armés.

C’est aussi la raison pour laquelle les nationaux sont 3 à 4 fois plus exposés que les expatriés aux violences mortelles, car ils se déplacent plus sur le terrain. J’ajoute que les violences faites aux femmes sont sous-évaluées. Pour des raisons de pudeur, de peur des représailles, toutes les victimes ne signalent pas leur agression.

Allez-vous rester au Borno ?

P.M : Toute la difficulté est d’articuler sécurité de nos équipes et accès aux populations. Dans le Borno, la situation est susceptible de brusques et imprévisibles dégradations des conditions de sécurité.

Nous avons à ce stade 600 personnes qui travaillent pour nous dans cet État et celui de Yobe, lui-même en zone Boko Haram. Évidemment, elles sont toutes volontaires pour travailler dans ces deux États. Elles nous ont manifesté le désir de rester auprès des dizaines de milliers de personnes qu’elles secourent.

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À titre personnel, je suis favorable au maintien de notre mission dans la région. Mais cela ne doit pas être une décision personnelle. C’est pourquoi, lors de notre prochain conseil d’administration d’ACF, nous allons en débattre entre nous, et je demanderai un vote en conscience.