Articles récents \ France \ Société Marie de Brauer : « le poids de la grossophobie est plus lourd lorsqu’on est une femme »

Que ce soit sur les réseaux sociaux, dans le cabinet du médecin, à un entretien d’embauche ou dans une relation sexuelle, la grossophobie est partout et peut prendre de multiples formes. Dans son documentaire incarné « La grosse vie de Marie », la journaliste Marie de Brauer y dénonce cette discrimination bien ancrée dans notre société et dont sont quotidiennement victimes les personnes grosses.

Qu’est-ce que la grossophobie ?

La grossophobie c’est le nom qui a été donné aux discriminations que subissent les personnes grosses et les personnes obèses dans la société. Elle peut prendre de nombreuses formes, que ce soit dans les mots ou dans les regards. Il y a également la discrimination institutionnelle et systémique : c’est le fait que nous n’ayons pas accès aux soins comme tout le monde, que certains mobiliers urbains ne conviennent pas à nos corps. C’est une discrimination qui a mille et une formes et qui commence dès le plus jeune âge, jusqu’au plus vieil âge.

Il y également de nombreux clichés et stéréotypes autour des personnes grosses : mauvaise alimentation, manque d’activité physique, etc. Est-ce aussi de la grossophobie ?

C’est même l’origine de la grossophobie. On pense que si quelqu’un est gros, c’est forcément parce qu’elle/il se laisse aller, ne fait pas attention à ce qu’elle/il mange, ne fait pas assez d’efforts physiques et que la solution contre la grosseur serait de faire de l’effort et de manger sainement. Selon moi, c’est avoir une vision très biaisée car si c’était le cas, nous serions tou·tes minces. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Beaucoup pense que si on est gros·se, c’est forcément parce qu’on mangerait mal, alors que je suis végétarienne. Je n’ai pas à me justifier sur ce que je mange mais cela me fait toujours un peu rire. Je n’ai pas été à McDo depuis des années, et dans les commentaires des haters (haineuses/haineux) sur mes interviews, certain·es disent « elle n’a qu’à arrêter d’aller au McDo ». Cela fait parti des clichés. Mais même si je mangeais mal, qui es-tu pour juger ?

Pourquoi avoir fait un documentaire sur ce sujet ? Comment vous est venue l’idée ?

L’idée m’est venue lorsque j’ai appris ce qu’était la grossophobie. Quand j’ai connu le collectif Gras Politique, il y a un peu près cinq ou six ans, que j’ai compris que je vivais une discrimination. Pour moi, tout ce que je vivais était normal parce que si j’étais grosse, c’était de ma faute. Je ne m’étais pas posée plus de questions. Quand j’ai appris ce qu’était le mot, j’ai compris qu’il y avait un problème. Cela a mis des années pour que les médias commencent à en parler. L’idée m’est venue de cette manière.

Pourquoi avoir choisi de vous mettre en scène dans le documentaire ?

Je pense que c’est une question journalistique : un sujet a un certain impact lorsqu’il est incarné. Je suis particulièrement légitime pour parler de ce sujet, étant moi-même victime de cette discrimination, et cela me paraissait évident de raconter mon parcours parce qu’avec moi-même, je n’ai pas de pudeur. Lors des interviews avec les autres personnes, Claire et Emilie qui témoignent dans le documentaire, il y avait une partie de moi qui avait peur pour elles, peur de ce qu’elles pouvaient subir après le documentaire, peur de leur propre réaction à ce qu’elles ont dit, si elles avaient le sentiment de s’être trop livrées, etc. Moi, j’avais le total contrôle sur ce que je disais et je savais que j’allais avoir la force d’affronter quoique ce soit donc je pouvais raconter ce que je voulais. Je n’avais pas de pudeur sur mon histoire et cela facilitait le discours car je pouvais dire combien je pèse, me mettre en sous-vêtements et ne pas le regretter. C’était de moi à moi.

En tant que femme grosse, avez-vous l’impression de subir plus d’injonctions et de discriminations qu’un homme gros ?

Oui, complètement. Il faut d’ailleurs savoir que pendant le documentaire, lorsque je cherchais des personnes à interviewer, 99,99 % de femmes m’ont répondu. Bien sûr, les hommes gros sont aussi victimes de grossophobie. Lorsqu’un lit d’hôpital ne supporte pas plus de 110 kilos, c’est la même chose que ce soit pour un homme ou pour une femme. Par contre, le regard que porte la société sur le corps des femmes est constant : il l’est depuis le plus jeune âge car on nous explique que notre première valeur c’est d’être belle, d’être « bonne », d’être dans la norme, etc. Et la grossophobie intériorisée est beaucoup plus violente chez les témoins femmes avec qui j’ai eu l’occasion de discuter. Moi, en tant que femme, j’ai plus d’injonctions physiques que les hommes. C’est juste la logique du sexisme. Nous nous en rendons aussi compte avec les chiffres : il faut savoir qu’il y a une discrimination à l’embauche lorsqu’on est gros·se, mais les femmes en sont beaucoup plus victimes. Quand on regarde les cadres dirigeant·es dans les grandes entreprises, il y a beaucoup plus d’hommes avec de l’embonpoint, avec du surpoids ou avec une légère obésité, que de femmes. C’est plus toléré chez eux. Il n’y a pas beaucoup de femmes dirigeantes, mais en plus de cela, elles sont majoritairement minces. Le poids de la grossophobie est plus lourd lorsqu’on est une femme.

Il y a un milieu particulièrement grossophobe, dont vous parlez dans votre documentaire mais dont on ne parle pas beaucoup en règle général : le milieu médical. Pouvez-vous nous en dire plus ?

On parle d’obésité comme d’une maladie, d’une épidémie mondiale et que toute la société est en train de grossir. Même dans un cabinet médical, on fait souvent porter la responsabilité de l’obésité à l’individu. Quand je vais chez le médecin, on me parle de mon poids en me donnant comme unique solution de faire du sport ou de manger mieux, alors que selon moi, on doit maintenant comprendre que c’est beaucoup plus compliqué que cela. Chez le médecin, les personnes grosses peuvent subir des violences inouïes : des médecins qui vont dire à des femmes qu’elles n’ont pas besoin de prendre la pilule contraceptive parce que personne ne voudra de leur corps, d’autres qui disent aux femmes « n’essayez même pas de faire un enfant avec ce corps ce n’est pas possible ». Ce n’est pas normal de dire cela. Dans le serment d’Hippocrate, il n’y a pas marqué de traumatiser les patient·es. Lorsque l’on dit à des enfants obèses de 13 ans qu’elles/ils vont finir en fauteuil roulant, ce n’est pas normal non plus. Tou.tes les docteur·es ne sont pas à mettre dans le même sac bien évidemment, mais globalement, la température générale c’est que nous n’allons plus chez la/le docteur·e parce que nous avons peur de ce qu’elle/il va nous dire et nous n’avons pas la force d’affronter ces propos-là. C’est un cercle vicieux.

Vous parlez également de sexualité chez les personnes grosses. Pourquoi est-ce important d’en parler ?

Parce que c’est un sujet invisibilisé. Parce que dans la sphère médiatique, dans les films ou dans la pop culture, on ne voit jamais la sexualité des personnes grosses. Elle n’est pourtant pas différente de la sexualité des personnes minces. Il y a vraiment un rejet total du corps gros. Je le vois même dans mon entourage : les ex ou partenaires de mes proches sont tou·tes quasiment minces. Je sais très bien qu’il y a un tri qui se fait, sans s’en rendre compte. Il y a aussi un fétiche des corps gros : sur les sites pornographiques par exemple, il y a toujours une catégorie « femmes grosses », avec tous les clichés qui vont avec. Tout ce qui sort de la norme de la femme blanche, mince, bien épilée devient tout de suite un fétiche.

C’est pareil sur l’application de rencontres Tinder : moi ça commence à m’énerver que certaines personnes me parlent de mon corps avant de me dire bonjour. C’est donc important de parler de ce sujet car même si dans les faits, la sexualité est la même, que nous avons les même zones érogènes que tout le monde et que nous pouvons trouver des partenaires très bienveillants, il y a quand même cette pensée de « je suis une femme grosse, donc la personne qui va bien vouloir coucher avec moi ou être avec moi fait un effort parce que c’est sûr qu’elle préférerai être avec une personne mince. Il faut alors que je sois une bête de sexe, comme ça je me mettrai bien dans ce rôle là ». Alors qu’il faut juste s’écouter, il n’y a pas de rôle à se donner. La sexualité des personnes grosses, c’est vraiment plusieurs sujets en un et c’était important d’en parler.

Avez-vous le sentiment que les choses ont évoluées depuis quelques années ? Vous sentez-vous plus représentée ?

Les choses bougent un peu. Mais est-ce un effet de mode ? Est-ce qu’on ne va pas ensuite revenir à la « norme » ? Même sur les réseaux sociaux : il y a quelques mois, je pensais qu’Instagram était incroyable, qu’il y avait plein de corps différents, etc. Mais il y a encore une culture de la beauté qui est dingue ! Par contre, je viens de m’inscrire sur TikTok, et là, je trouve qu’il y a vraiment une grande diversité. Il n’y a pas vraiment de culture de la beauté, même si certaines chorégraphies sont sexy, mais globalement, on y voit des personnes tellement différentes, des hommes et des femmes transgenres, des gros·ses, des petit·es, c’est vraiment incroyable. J’ai l’impression qu’en terme de représentation, les choses évoluent dans le bon sens.

Le problème c’est que tout cela devient aussi un argument marketing pour beaucoup de marques qui se veulent inclusives : elles vont mettre un mannequin qui fait une taille 42, qui a le ventre plat, mais qui a quand même des gros seins, et ces marques vont dire « regardez comment nous sommes inclusives », alors qu’elles ne vont pas au-dessus des tailles 44 ou 46. Mais ce n’est pas inclusif d’aller jusqu’à 46, allez jusqu’à la taille 60 et on en reparlera !

Justement, que pensez-vous du mouvement Body Positive ?

À l’origine, c’était une chouette idée : ce mouvement venait des femmes racisées et grosses, pour leur donner de la visibilité, car ce sont les plus invisibles de toutes les femmes. Il y a eu une première vague que j’ai trouvé hyper chouette, mais le mouvement a été assez vite récupéré par des personnes normées qui montraient leurs défauts. Tout le monde est complexé, je ne dis pas le contraire, surtout avec cette ère d’Instagram où tout le monde est beau, lisse et mince. Je comprend qu’on ait envie de montrer ses complexes, mais je trouve que cela a un peu lissé le mouvement. Il y a beaucoup de personnes dans la norme qui utilisent le #bodypositive alors que c’est plus facile d’accepter son corps quand on est dans la norme, et c’est beaucoup plus difficile quand on est vraiment hors norme et discriminé·e à cause de ça. Le mouvement a un peu été récupéré, c’est devenu un argument marketing. C’est ce que l’on appelle le « body washing » : se dire qu’on est body positive alors qu’on ne l’est pas vraiment. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt en disant « regardez nous sommes super inclusives/inclusifs » alors que dans la réalité, non. Donc je suis un peu mitigée sur ce mouvement.

Et cela revient aussi à la beauté, ce qui me dérange. Quand nous sommes anti-grossophobes, nous sommes anti-violences, anti-système, nous sommes pour l’accès à tout pour tout le monde, mais nous ne militons pas pour être belles ou beaux. Au fond, je m’en fiche un peu que l’on trouve mon corps moche, je veux juste que l’on arrête de m’humilier. Je comprend le besoin de visibilité et le besoin de se monter, moi-même je l’ai fait sur Instagram car c’est important, mais en même temps, se trouver beau ou belle, c’est un peu secondaire.

Quel message transmettriez-vous aux personnes aujourd’hui victimes de grossophobie ? Où peuvent-elles trouver de l’aide ?

Je leur dirai que ce n’est pas de leur faute et que ce qu’on leur dit est faux. Il y a beaucoup de facteurs qui font que nous avons le corps que nous avons, dont la génétique. Si vous êtes victimes de grossophobie, essayez d’en parler avec des personnes de confiance, qui n’auront pas de propos déplacés. Mais je pense que l’une des grossophobies la plus tenace c’est la grossophobie intériorisée : c’est se dire à soi même, lorsqu’on se regarde dans le miroir ou lorsqu’on marche dans la rue, que ce n’est pas normal d’avoir ce corps. Il faut essayer d’être sa ou son meilleur ami·e et arrêter de se dire des mots qu’on ne dirait jamais à notre entourage. Trouver de l’aide pour la grossophobie, c’est très compliqué. Mais avec soi même, on peut essayer d’être bienveillant·e. On peut également en parler autour de soi, chercher des communautés sur internet qui parlent de ce sujet, il y en a de plus en plus, pour lutter ensemble contre la grossophobie. 

Propos recueillis par Priscillia Gaudan 50-50 magazine

« La grosse vie de Marie« , disponible sur France TV Slash, un documentaire écrit et incarné par Marie de Brauer, réalisé par Estelle Walton et tourné par Clara Griot.

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